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dimanche 30 décembre 2012

Keny Arkana indomptable...

Indomptable Keny Arkana

Elle est en rogne, Keny Arkana. Elle n'a pas changé de bord depuis sa première "mix-tape" (compilation) produite en 1999, à 17 ans, avec le collectif marseillais Etat Major. Rappeuse radicale, allergique au vedettariat, aux photos, au monde marchand, c'est une petite meuf de la Plaine, zone populaire du centre de Marseille. Keny Arkana (son nom de quartier, l'originel est d'ordre "privé") est une indignée. "A la base, je suis pour l'autonomie", déclare cette voix féminine, habitée sur scène de diables briseurs et de démons turbulents et qui casse les stéréotypes machistes du hip-hop, comme Diam's en son temps. On la dit un peu folle, sans doute parce qu'elle voit tout. L'oeil tranche dans le gras du monde.

La rappeuse Keny Arkana.
La rappeuse Keny Arkana. | © KORIA

Sur un cours Julien en plein travaux de rénovation, on sirote un café allongé à la terrasse du Court jus (parce qu'il y a du soleil à Marseille, même en hiver, et qu'on le prend comme pain bénit). "Marseille, dit Keny Arkana, 29 ans, c'est la porte de l'Orient, une ville du tiers-monde qui vit avec de vieilles histoires occitanes." La Plaine, juste derrière le cours Julien, c'est chez elle, elle connaît ses "frangins", son grand marché, ses trafics, ses accointances et rivalités avec ceux de Noailles, du Panier, de Belsunce... La Plaine, dit-elle, c'était "le peuple au coeur de la ville". Mais la horde des bourgeois bohèmes s'y est répandue.
Keny Arkana est impossible à contenir, mais elle trace sa route, scandant : "Il pleut des émeutes sur le globe, oui, la jeunesse est dans la ville." Quand elle n'est pas tête brûlée, elle apprend à reconnaître ce qui lui importe : "J'adore l'huile d'olive", répète, tout sourire, l'auteure de Tout tourne autour du soleil, album radical de hip-hop, balancé et énergique, sorti le 3 décembre. Dans ce disque de dix-huit titres figure Le Syndrome de l'exclu, ou comment devenir parano dès qu'on sort de son quartier, comment s'auto-exclure parce que l'on a intégré le regard du vigile et de la bourgeoise.

Avec son sempiternel bandeau enserrant d'épais cheveux, son regard fixé vers des ailleurs, la jeune fille s'est extirpée très tôt du calcaire et des calanques en cul-de-sac. Marseille, c'est sec, "très sec". Pas de vert. "Enfant, je disais à ma mère : "Y a pas de forêt, quand est-ce qu'on part en forêt ?"" Méfiante, comme souvent, Keny Arkana dit de la cité phocéenne, ville adorée, dangereuse par ses indolences communautaires, qu'elle "siphonne, et aspire". "On peut y rester pour toujours, fumer des joints, boire des bières, ne pas bouger. On est bien." (avec une pointe d'accent).
Les rappeurs marseillais de la seconde génération - celle d'après IAM - ont affirmé une identité faite "de soleil et de larmes", selon le chanteur Soprano (d'origine comorienne, issu de la cité du Plan d'Aou, quartiers nord), une mélancolie festive, mélangée. Les règlements de compte en chaîne, l'assassinat d'un buraliste du quartier des Chutes-Lavie, poignardé pour un butin dérisoire à la mi-novembre, font basculer la ville vers un chaos inédit. "Marseille, c'était un grand quartier, où on a toujours vécu grâce aux réseaux", politiques, sportifs, mafieux, clientélistes. "Aujourd'hui, il y a trop de monde dans les réseaux, et ça coince. Alors, dans les quartiers nord, on résout le problème de surcharge avec des armes de guerre, trente balles à la fois, et Gaudin [Jean-Claude, maire UMP de Marseille] pense qu'ils n'ont qu'à s'entre-tuer. Ici, dans le centre, nous n'avons jamais eu la même forme de délinquance. On a toujours aimé aller au charbon, les coups d'éclat, tirer les cartes bleues des touristes allemands. Le meurtre du papetier, c'est abuser !"

Marseille sera Capitale européenne de la culture en 2013. Keny Arkana traduit : Capitale de la rupture, long texte au flot continu figurant sur son album, critique acerbe de la perte d'identité. "C'est le rappeur RPZ, avec qui je travaille, qui a trouvé le titre. On projette des gratte-ciel à l'Estaque, on veut castrer l'anarchie marseillaise. La Joliette, populaire, va devenir un quartier d'affaires ! On vire les Marseillais du centre-ville et les quartiers nord récoltent ce qu'ils peuvent."
Au Court jus, le soleil a tourné. Un drôle de gus en costume de clown tape de l'argent aux habitués ; un chanteur de blues au bord de l'usure, chapeau noir et pantalon pattes d'eph'très moulant, poursuit des chimères. Keny Arkana distribue des "Salut, mon frère" avec ce ton haussé qu'ont adopté les rappeurs, avec accents mélangés (celui des "renois", des "céfrans" à bonnets, des "rebeus"). Keny Arkana porte un tee-shirt estampillé "La rabia del pueblo", "la colère du peuple" en espagnol, parce qu'elle est un peu argentine. Son "géniteur" l'était. Sa mère et celui qui fut son père sont marseillais. Les hasards de la conception l'ont fait naître le 20 décembre 1982 à Boulogne-Billancourt.
La rappeuse Keny Arkana.
La rappeuse Keny Arkana. | © KORIA

Elle est allée en Argentine, "en 2002, juste après la crise, en famille, avec ma mère, mon frère". Ce retour identitaire lui a donné l'envie de parcourir l'Amérique latine "en mode sac à dos", d'aller au Forum social mondial de Porto Alegre au Brésil en 2003, puis de suivre la tribu altermondialiste en Inde, au Mali, et enfin de rencontrer le sous-commandant Marcos, ce "héros", qui dénonça les sigles comme FMI, OMC, Alena (l'accord commercial des Etats sud-américains) et la paupérisation qu'ils induisaient. Un parcours où elle croise Manu Chao, dont elle a assuré les premières parties de concerts en 2006. Mais Manu Chao n'est pas un engagé. Il flirte avec la vague altermondialiste, quand sa cadette marseillaise s'y jette à corps perdu. Diam's s'est convertie aux préceptes du "saint Coran". Booba voue un culte sans partage à l'argent et au paraître. "Moi, je vis simple, je ne suis pas dépensière."
C'est l'heure du déjeuner. Keny en est toujours au café. Une "sister" en dreadlocks, gros écouteurs enserrant le cou, terrienne de nulle part, passe et lui lance : "Tu m'as sauvé la vie", avec des titres insoumis comme ce Cinquième soleil, repris sur les blogs des jeunes insurgés tunisiens du "printemps arabe". La fille lui dit qu'elle n'y "croit pas " de la rencontrer - elle en tremble. Keny Arkana consent une photo commune, se rebiffe, au fond, mais elle a du coeur - (dans la chanson Vie d'artiste, elle dit : "Je suis l'artiste de personne, je suis la plume de mon âme/Qui était là quand petite fille domiciliait sur le macadam ?"). Elle ne donne pas son téléphone, "non, sister, c'est privé".

Protégée, à l'affût, Keny Arkana est impulsive. Son rap est astucieux. Il se barre sans arrêt, elle avec. En 2005, Courrier International écrit que Marcos a disparu. La gamine va vérifier in situ, au Chiapas, en stop - "quelle galère, le voyage de Mexico au Chiapas, jamais plus". Keny Arkana est tranchante. Gentille ado prête à claquer la porte. On voudrait qu'elle détaille. Mais elle esquive. Marcos parle vrai, il est vivant. Elle apprend l'espagnol "sur la route". Sept ans après, en novembre, elle donne un concert à Bogota, boule d'énergie en pelote, chantant ses "indignados" - ses "indignés" ultra en colère, introduits sur l'album par la voix de Stephane Hessel.
"A Bogota ou en Grèce, je résonne", constate, avec justesse, l'irraisonnable. Ici, dans la France de François Hollande, la révolte est en berne. La Rage, son premier disque (deux titres), est sorti trois mois après les émeutes de banlieue d'octobre 2005. "On rêvait d'un mouvement mondial, hors des cadres des partis, des syndicats, des associations subventionnées." Keny Arkana et ses camarades ont dissous en 2007 La Rage du peuple, collectif créé dans le quartier Noailles, en 2004, parce que "Sarko arrivait, que les associations étaient faciles à pirater, que les gourous guettent à la porte des assemblées populaires". Elle venait de publier son premier album, un brûlot, Entre ciment et belle étoile - selon l'historien du rap Olivier Cachin, l'un des cent disques de hip-hop à posséder absolument. Elle se fait un nom chez Because Music, la maison de disques de Catherine Ringer, Justice ou Manu Chao, Mais elle annule tout, rejoint ces réseaux militants qui ont "fait vivre ma musique", anarchistes et autonomes qui organisent des forums militants, parce qu'"un autre monde est possible et qu'on fait tous partie de la solution".

L'argent ? Keny Arkana le donne "à des assos, par exemple pour racheter de la terre et créer des espaces autonomes, écolos. Les squats sont trop éphémères". Elle cite Rat Luciano, qui avait offert "des vacances au ski à tout son quartier", le Panier, grâce au succès de son groupe, la Fonky Family. C'est une fugueuse précoce. "Je n'avais pas dix ans quand j'ai fait ma première fugue. Je disparaissais. J'ai été placée en foyer, j'adorais réussir à m'échapper, j'avais le goût de la liberté. Je ne me suis jamais rendue. J'avais une conscience aiguisée contre l'autoritaire, contre l'injuste. En foyer, j'ai été bourrée de neuroleptiques, de piqûres dans le derrière pour me rendre amorphe. Il y a une maltraitance physique et psychologique incroyable dans ces foyers. J'ai vu l'hypocrisie du système. Et quand j'étais dehors, il y avait le regard des gens, dur, la faim, le froid, enfin beaucoup de soucis. Et puis ces fugues finissaient par une cascade de conneries." Et une envolée de rap (Eh ! connard, J'me barre, etc.)
Suivre une vie normale ? "Même pas en rêve. Depuis le CP, j'ai dit non à l'humiliation scolaire." Ce qui a sauvé "Keny la folle", ce fut La friche la belle de mai, site culturel où le rappeur marseillais Namor, tagueur, graffeur, proche du groupe Assassin, organisait des ateliers d'écriture, parallèlement à ses classes au quartier des mineurs de la maison d'arrêt d'Aix-Luynes. Keny a quinze ans, elle dérive. "Le foyer m'a fait la guerre pour que je n'y aille pas, mais ma mère m'a soutenue, et cela m'a donné une discipline."
La rappeuse Keny Arkana.
La rappeuse Keny Arkana. | © KORIA

Le soleil est tombé derrière les platanes du cours Julien. On bouge vers le Vieux-Port. Keny roule en scoot. On la retrouve au coin de la Canebière, en peine avec la police. Sa coiffure volumineuse empêche la fermeture du casque. Les représentants de l'ordre veulent qu'elle descende de son scooter et reparte en le poussant. Elle dit "non". Ici, on la connaît. On sourit. Elle est sincère, elle ne triche ni ne transige.
"Monsieur l'agent, vous savez bien que je vais remonter dessus dans dix mètres.
- Allez, descendez.
- J'habite à la Plaine, dans dix mètres, je remonte, je vais pas pousser jusque-là, ça monte..."

La discussion dure. Marseille est un quartier.


Sur le Web : www.keny-arkana.com.
Pochette de l'album de Keny Arkana, "Tout tourne autour du soleil".
Pochette de l'album de Keny Arkana, "Tout tourne autour du soleil". | BECAUSE MUSIC

Véronique Mortaigne

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