Elle est en rogne, Keny Arkana. Elle n'a pas changé de bord depuis sa première "mix-tape" (compilation) produite en 1999, à 17 ans, avec le collectif marseillais Etat Major. Rappeuse radicale, allergique au vedettariat, aux photos, au monde marchand, c'est une petite meuf de la Plaine, zone populaire du centre de Marseille. Keny Arkana (son nom de quartier, l'originel est d'ordre "privé") est une indignée. "A la base, je suis pour l'autonomie", déclare cette voix féminine, habitée sur scène de diables briseurs et de démons turbulents et qui casse les stéréotypes machistes du hip-hop, comme Diam's en son temps. On la dit un peu folle, sans doute parce qu'elle voit tout. L'oeil tranche dans le gras du monde.
Keny Arkana est impossible à contenir, mais elle trace sa route, scandant : "Il pleut des émeutes sur le globe, oui, la jeunesse est dans la ville." Quand elle n'est pas tête brûlée, elle apprend à reconnaître ce qui lui importe : "J'adore l'huile d'olive", répète, tout sourire, l'auteure de Tout tourne autour du soleil, album radical de hip-hop, balancé et énergique, sorti le 3 décembre. Dans ce disque de dix-huit titres figure Le Syndrome de l'exclu, ou comment devenir parano dès qu'on sort de son quartier, comment s'auto-exclure parce que l'on a intégré le regard du vigile et de la bourgeoise.
Avec son sempiternel bandeau enserrant d'épais cheveux, son regard fixé vers des ailleurs, la jeune fille s'est extirpée très tôt du calcaire et des calanques en cul-de-sac. Marseille, c'est sec, "très sec". Pas de vert. "Enfant, je disais à ma mère : "Y a pas de forêt, quand est-ce qu'on part en forêt ?"" Méfiante, comme souvent, Keny Arkana dit de la cité phocéenne, ville adorée, dangereuse par ses indolences communautaires, qu'elle "siphonne, et aspire". "On peut y rester pour toujours, fumer des joints, boire des bières, ne pas bouger. On est bien." (avec une pointe d'accent).
Les rappeurs marseillais de la seconde génération - celle d'après IAM - ont affirmé une identité faite "de soleil et de larmes", selon le chanteur Soprano (d'origine comorienne, issu de la cité du Plan d'Aou, quartiers nord), une mélancolie festive, mélangée. Les règlements de compte en chaîne, l'assassinat d'un buraliste du quartier des Chutes-Lavie, poignardé pour un butin dérisoire à la mi-novembre, font basculer la ville vers un chaos inédit. "Marseille, c'était un grand quartier, où on a toujours vécu grâce aux réseaux", politiques, sportifs, mafieux, clientélistes. "Aujourd'hui, il y a trop de monde dans les réseaux, et ça coince. Alors, dans les quartiers nord, on résout le problème de surcharge avec des armes de guerre, trente balles à la fois, et Gaudin [Jean-Claude, maire UMP de Marseille] pense qu'ils n'ont qu'à s'entre-tuer. Ici, dans le centre, nous n'avons jamais eu la même forme de délinquance. On a toujours aimé aller au charbon, les coups d'éclat, tirer les cartes bleues des touristes allemands. Le meurtre du papetier, c'est abuser !"
Protégée, à l'affût, Keny Arkana est impulsive. Son rap est astucieux. Il se barre sans arrêt, elle avec. En 2005, Courrier International écrit que Marcos a disparu. La gamine va vérifier in situ, au Chiapas, en stop - "quelle galère, le voyage de Mexico au Chiapas, jamais plus". Keny Arkana est tranchante. Gentille ado prête à claquer la porte. On voudrait qu'elle détaille. Mais elle esquive. Marcos parle vrai, il est vivant. Elle apprend l'espagnol "sur la route". Sept ans après, en novembre, elle donne un concert à Bogota, boule d'énergie en pelote, chantant ses "indignados" - ses "indignés" ultra en colère, introduits sur l'album par la voix de Stephane Hessel. "A Bogota ou en Grèce, je résonne", constate, avec justesse, l'irraisonnable. Ici, dans la France de François Hollande, la révolte est en berne. La Rage, son premier disque (deux titres), est sorti trois mois après les émeutes de banlieue d'octobre 2005. "On rêvait d'un mouvement mondial, hors des cadres des partis, des syndicats, des associations subventionnées." Keny Arkana et ses camarades ont dissous en 2007 La Rage du peuple, collectif créé dans le quartier Noailles, en 2004, parce que "Sarko arrivait, que les associations étaient faciles à pirater, que les gourous guettent à la porte des assemblées populaires". Elle venait de publier son premier album, un brûlot, Entre ciment et belle étoile - selon l'historien du rap Olivier Cachin, l'un des cent disques de hip-hop à posséder absolument. Elle se fait un nom chez Because Music, la maison de disques de Catherine Ringer, Justice ou Manu Chao, Mais elle annule tout, rejoint ces réseaux militants qui ont "fait vivre ma musique", anarchistes et autonomes qui organisent des forums militants, parce qu'"un autre monde est possible et qu'on fait tous partie de la solution".
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