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dimanche 9 mars 2014

Emancipation des femmes 1914 ou 1946 ?



« La France de l'entre-deux-guerres s'est crispée sur la question de l'émancipation des femmes »
Dans votre ouvrage  Les femmes au temps de la guerre de 14, publié en 1986, réédité en 2013, vous affirmez que la première guerre mondiale n'a pas émancipé les femmes. Cette question continue d'être débattue par les historiens. Les Françaises ont obtenu moins de droits politiques que les Britanniques ou les Américaines, par exemple. La réponse serait très différente d'un pays à l'autre ?
Françoise Thébaud : Oui, mais la réponse doit être nuancée. L'émancipation, c'est d'abord une question de droits. Y a-t-il eu de nouveaux droits pour les femmes à l'issue de la guerre ? Pour la France, la réponse est non. Aucune des revendications formulées par le mouvement des femmes n'est satisfaite dans les années 1920. Il n'y a ni droit de vote ni amélioration du statut civil de la femme mariée. Le Parlement promulgue une loi répressive en matière de contrôle des naissances. Cette loi demande aux Françaises de devenir des mères et de repeupler le pays. Ce qu'elles ne font pas.
La société française était-elle plus conservatrice que la société anglaise ?
Il est compliqué de répondre précisément à cette question. La société française de l'avant-guerre est confrontée à un défi démographique. Sa population croît moins rapidement qu'en Allemagne. Avant 1914, les associations pro-natalistes militantes sont encore peu entendues par les pouvoirs publics. La natalité devient une question politique pendant la Grande Guerre. L'hécatombe de la guerre (1,4 million de morts) et le déficit des naissances poussent les pouvoirs publics à mettre en place une politique nataliste au lendemain de la guerre. Cette politique est à la fois répressive, — elle interdit le contrôle des naissances — et incitative — elle incite à faire des enfants à travers des allocations et la mise à l'honneur des mères de famille. La question de la natalité est beaucoup moins forte dans d'autres pays européens.

Qu'en est-il de la question de l'émancipation des femmes en Allemagne ?
Les Allemandes, comme les Britanniques, obtiennent le droit de vote à l'issue de la première guerre mondiale. La France se crispe sur cette question. Toutefois, on peut nuancer : de nombreux députés souhaitent que les Françaises obtiennent le droit de vote. La chambre des députés votent à plusieurs reprises des droits politiques pour les femmes. Le Sénat, la plus conservatrice des deux chambres, s'y oppose. Celui-ci est dominé par le grand parti de la Troisième République, le Parti radical, qui se méfie du droit de vote des femmes. Celui-ci pense qu'elles voteront « curé », — qu'elles suivront l'avis de leur confesseur — et que la France sera plus conservatrice. La situation ne change pas en raison du système politique français.
Vous avez commencé à travailler sur la question dans les années 1980. Quelles sont les sources que vous avez utilisées ?
Quand l'intérêt pour l'histoire des femmes s'est manifesté dans les années 1970, de nombreux historiens pensaient qu'il y avait très peu de sources sur ce sujet. Les historiennes et les quelques historiens qui se sont lancés dans ce champ de recherche en ont trouvé beaucoup. Tout d'abord, les sources classiques de l'historien : la presse, les archives policières, les archives administratives. Nous sommes également partis à la recherche des écrits et des paroles des femmes qui avaient vécu la guerre. Nous avons trouvé des journaux, des mémoires, des autobiographies, des correspondances. Ces recherches ont promu une histoire à la hauteur des individus, un changement d'échelle. On ne s'intéresse plus seulement à l'histoire des Etats belligérants, mais aussi à celles des individus, des familles. Il y a désormais une mise en avant des « archives à soi » pour écrire une histoire sensible de la guerre.
Vous aviez interrogé de nombreuses femmes qui avaient connu la guerre. Quel fut l'apport de ces témoignages ?
A l'époque, dans les années 1970-1980, on pouvait encore interroger des personnes âgées qui avaient vécu la guerre, des femmes qui avaient été des munitionettes [qui remplacèrent les hommes dans les usines pour fabriquer des armes, des munitions], qui avaient fait tel ou tel métier. On pouvait les faire parler de leur expérience de guerre et les interroger sur les effets de la guerre sur leur trajectoire individuelle. Ces témoignages ont permis de mieux appréhender la question de l'émancipation des femmes. Certaines trajectoires individuelles ont fortement évolué à cause de la guerre, parfois dans un sens émancipateur. Mais globalement, la société est plutôt crispée sur une volonté de retour à un rapport traditionnel entre hommes et femmes.
Certaines d'entre elles étaient intimidées à l'idée de raconter. Pourquoi ?
C'est vrai, on ne leur avait jamais vraiment demandé de raconter cette guerre. Dans les années 1970-1980, on ne parlait pas beaucoup de la première guerre mondiale, ces années furent dominées par le retour de la mémoire sur les années noires de la seconde guerre mondiale. Il faut souligner que la France a peu pratiqué l'histoire orale. C'est dommage. En Grande-Bretagne, les historiens l'ont pratiquée à une large échelle. Certaines institutions, dont le Musée de la guerre de Londres, ont publié de nombreux recueils de témoignages. En France, il y a un manque.
Faire parler ces femmes n'a-t-il pas été difficile ?
Ces témoignages se comptent sur les doigts d'une main. Il était déjà tard. Ces femmes étaient déjà très âgées, fatiguées. Comme il n'y avait pas une tradition de l'histoire orale, les gens n'étaient pas toujours réceptifs.
Qu'en est-il de vos grand-mères ? Vous ont-elles raconté leur guerre ?
Mes grand-parents maternels habitaient l'Aisne. Ma grand-mère s'est retrouvée en zone occupée par les Allemands. Cet épisode a également été oublié pendant longtemps. Quand on parlait d'occupation, on parlait de la seconde guerre mondiale. Or, entre 1914 et 1918, dix départements du nord et de l'est de la France furent entièrement ou partiellement occupés. Cette occupation a également été difficile et cruelle. Ma grand-mère soulignait que pour elle la première guerre mondiale avait été plus difficile que la seconde. Ce que ne disent pas beaucoup de familles françaises. La seconde guerre mondiale, c'est l'occupation, la Résistance, la répression, la faim. Dans l'imaginaire collectif, et à juste titre, la seconde guerre mondiale est plus cruelle pour les civils. Pas pour ma grand-mère, qui fit partie des femmes déportées par les Allemands.
Les formes d'émancipation des rôles traditionnels sont souvent très restreintes socialement et quantitativement. Les femmes issues de la classe ouvrières n'ont pas découvert le travail en 1914. Seules les bourgeoises sont concernées. Les témoignages que vous recueillez à l'époque vous permettent-ils d'infirmer cette thèse ?
L'étude des parcours individuels montre que les effets de la guerre ne sont pas les mêmes pour toutes les femmes. On constate de grandes différences en fonction de leurs âges et de leurs classes sociales. Les femmes qui ont le plus bénéficié — entre guillemets, car la guerre est toujours une épreuve — sont les jeunes filles des milieux moyens et aisés. Autres bénéficiaires, celles qui n'ont pas grandi sous une tutelle parentale et paternelle et celles qui ont travaillé dans le secteur tertiaire. Un des effets de la guerre sur le travail des femmes sera la professionnalisation du métier d'infirmière. On crée un diplôme d'infirmière au lendemain de la première guerre mondiale. Ainsi de plus en plus de jeunes femmes et de jeunes filles, surtout issues des milieux bourgeois, trouvent du travail dans le secteur tertiaire. Travailler devient acceptable et légitime. Le décret Bérard (1924) crée l'équivalence entre les baccalauréats masculin et féminin. Dorénavant, les jeunes femmes peuvent suivre des études à l'université et donc faire des métiers qualifiés : avocate, journaliste, professeure. Pour certaines jeunes filles, ce sont des évolutions importantes. En même temps, cette image de l'émancipation s'appuie sur la figure de la « garçonne », qui est en réalité une mode vestimentaire et capillaire. Cette mode se démocratise dans les années 1920 à Paris et en province dans les milieux ruraux. Globalement, on assiste à une certaine libération du corps des femmes. Elles peuvent bouger et danser plus facilement. On a aussi en tête l'image de la tenniswoman Suzanne Lenglen avec sa magnifique posture et sa belle robe. Les femmes peuvent faire du sport. Mais cette figure de la garçonne angoisse beaucoup la société. C'est très clair dans les écrits de l'époque. Finalement, on s'interroge sur l'identité des genres : qu'est-ce qu'un homme ? Qu'est-ce qu'une femme ?
Le thème de l'émasculation, réelle et figurée, hante la littérature de guerre et d'avant-guerre. La mobilisation des femmes révèle leurs capacités, les soldats font part de leurs peurs et de leurs souffrances. Ces expériences n'ont-elles pas accéléré la décomposition du genre ?
L'expression est peut-être un peu trop forte. La mobilisation des femmes s'explique par la guerre totale : l'avant a besoin de l'arrière à la fois pour faire vivre le pays et pour approvisionner la machine de guerre. Cette mobilisation arrive après une période de mise au chômage. Les politiques et l'état-major pensent que la guerre sera courte. Le patron mobilisé ferme son entreprise. Le début de la guerre est une période difficile pour de nombreuses femmes qui travaillaient avant 1914. Les salaires de l'homme et de la femme ne sont pas compensés par l'allocation de femmes de mobilisés. Certaines familles populaires vivent dans la misère. Quand on s'aperçoit que la guerre va durer, on met sur pied une véritable économie de guerre. On fait alors appel aux femmes. Les comparaisons européennes sont instructives. Les Françaises étaient plus actives que leurs voisines européennes en 1914. En Grande-Bretagne, par exemple, les femmes s'arrêtaient de travailler après le mariage. Ainsi la croissance de la main-d'œuvre féminine dans le commerce et l'industrie ne sera que de 20 % en France, alors qu'elle sera de 50 % au Royaume-Uni.
Le travail féminin était déjà en croissance avant 1914. Dès la guerre finie, elles retournent à leurs tâches antérieures...
Pas toutes. Certes, la collectivité veut revenir à la situation antérieure. Cette volonté est présente dans les discours politiques et sur les affiches. Les hommes doivent retourner au travail, les femmes retrouver leurs tâches. Mais en même temps ce retour à la normale n'est pas possible : environ 1,4 million d'hommes sont morts. Il y a des changements malgré les tentatives de retour à la situation antérieure.
Selon vous, ces changements furent « provisoires et superficiels ». De nouvelles approches sur le temps long développées ces dernières années se concentrent sur l'étude de l'évolution du rapport entre les sexes entre 1914 et 1945. Celles-ci tendent à réévaluer le degré d'émancipation des femmes à l'issue de la première guerre mondiale. Elles insistent sur des changements qui préparent des tournants futurs. Qu'en pensez-vous ?
Vous parlez du livre de Sian Reynolds [France between the Wars. Gender and Politics] qui décrit les lents processus de transformation à l'œuvre dans l'entre-deux-guerres. Cet ouvrage s'interroge sur l'évolution des identités de genre, sur la place des femmes dans les mobilisations militaires. Il y a effectivement une grande différence entre la première et la seconde guerre mondiale. La première refuse la formation de corps auxiliaires féminins dans l'armée. Combattre dans l'armée est considéré comme une activité masculine. Pendant la seconde guerre mondiale, on autorise la formation de ces corps. Il y a une nette évolution. Est-ce le résultat de la première guerre mondiale ? C'est plus difficile à dire. Cet ouvrage souligne à juste titre — tous les historiens sont d'accord là-dessus — que la première, comme la seconde, bouscule les identités de genre. Elle met la virilité à l'épreuve : les hommes sont blessés, affaiblis, ils ont peur. Elle permet à cette femme de se découvrir une « personnalité ». La réponse qu'apporte cet ouvrage à la question de l'émancipation des femmes est très nuancée.
De nombreuses correspondances entre les soldats et leurs femmes sont redécouvertes à l'occasion du centenaire, notamment à travers des événements comme « La Grande Collecte ». Peut-on espérer découvrir de nouvelles choses à ce sujet ?
« La Grande Collecte » est une initiative très importante. Elle va dans le sens d'une écriture sensible du conflit, d'une histoire de la guerre à l'échelle des familles, du couple. Les dernières thèses sur la première guerre mondiale qui traitent du retour des poilus après le conflit et des relations de couple pendant la guerre suivent également ce mouvement. Tous ces apports permettent de préciser des points déjà amorcés auparavant. C'est comme ça que l'histoire avance. Il n'y a pas vraiment de remise en cause des thèses antérieures, plutôt des nuances, des ajouts et surtout un nouveau regard. Pour le centenaire, ce regard sur la guerre au niveau des individus et des familles peut parler à nos concitoyens. L'autre intérêt de ce centenaire, c'est l'étude des aspects transnationaux. Il est nécessaire qu'on aborde la guerre d'un point de vue global, qu'on s'intéresse aux effets de la guerre sur les autres société.
Antoine Flandrin
Les femmes au temps de la guerre de 14, de Françoise Thébaud, Petite Bibliothèque Payot,  « Histoire », 478p, 10,65 euros.

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