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lundi 26 avril 2010

Nouvelle servitude volontaire

LA MANIPULATION AU TRAVAIL
Récemment, Michela Marzano ( photo) livrait une réflexion philosophique au sujet du management en entreprise, 'Extension du domaine de la manipulation'. Une version du travail dépassant le cadre public pour investir le privé. Prémonitoire, son analyse a su appréhender une nouvelle dialectique et prédire, par exemple, les suicides chez France Télécom.
Une société post-industrielle moderne et la fin de la condition prolétarienne devraient aller de pair avec le déclin des notions de pénibilité, de labeur ou encore de précarité, au profit de l'avènement de travailleurs émancipés. Pourtant, depuis quelques mois, l'actualité est parsemée de suicides récurrents de salariés des mêmes entreprises, validant tristement les avertissements répétés des syndicats. La qualité défaillante de l'emploi est montrée légitimement du doigt quand les médecins semblent de plus en plus inquiets au sujet des effets anxiogènes du travail. Cynisme ou manipulation, la campagne présidentielle de 2002 s'est intégralement reposée sur les bénéfices sociaux et le bien-être que générerait le travail. Comment lier un bilan aussi inquiétant avec une exaltation idéologique du travail ? Comment concilier l'avènement et la libération de l'individu avec un mal-être aussi profond ? Des interrogations essentielles que la philosophe Michela Marzano éclaircit avec acuité dans un prophétique ouvrage.
- Clairement, la perspective de l'auteur, écartant la paresse scintillante d'Oblomov ou la radicalité de Lafargue, n'est jamais à la dénégation systématique ou mécanique du travail. La philosophe admettant même l'importance de son rôle dans la consolidation identitaire ou la reconnaissance sociale. Le travail n'est donc pas critiqué en soi, mais considéré soit comme l'expression d'un labeur connu et avilissant ("meilleure" des polices selon Nietzsche), soit comme la manifestation explicite d'une forme originale et actuelle d'aliénation, pour le salarié (ou le cadre), matérialisée dans l'entreprise par le management. La première s'incarne dans une pénibilité impudique, nue, persistant (malgré une amélioration inéluctable dans les démocraties occidentales) à éprouver physiquement et moralement de nombreux employés de la manutention, de la voirie ou encore du secteur de la grande distribution (tâches répétitives des caissières). La tragique réalité effective suffit alors à légitimer les critiques et les revendications des organisations syndicales.
- L'ère de la persuasion
La seconde, longtemps méconnue (l'objet du livre), est une nouvelle forme de "gestion de personnel", trahie aujourd'hui par l'avalanche de suicides de salariés révélée dans les médias. Plus implicite, elle en est d'autant plus dramatique et suppose une réflexion plus structurelle que le constat sociologique ou l'interprétation chiffrée. Car, symbole de l'adaptabilité du marché aux moeurs et au progrès démocratique et culturel, elle s'objective sous l'instrument complexe de la "Manipulation" personnifiée par le manager (le leader, le coach, etc.). Avec le management moderne, le travail est devenu ontologique. A partir d'une rhétorique subtile du "parler, c'est manoeuvrer" et d'une réappropriation sémantique abusive (autonomie, authenticité, confiance, ressources humaines, partenaires sociaux, etc.), il s'est immiscé dans la sphère privée par l'intervalle fragile du volontarisme et de l'accomplissement de soi. Brosser les subjectivités dans le sens du poil, créer une dépendance supposée de nature entre l'épaisseur de l'être et l'investissement au travail est pour le management le meilleur moyen de persuader le salarié qu'il fait ce qu'il veut, ce qu'il désire et qu'il réalise ce qu'il est, alors qu'il ne ploie qu'à l'unique intérêt du groupe et de l'entreprise.
- Mauvaise conscience
L'asservissement n'est donc plus brut, à l'image usée des hiérarchies - basées sur une "vieille société disciplinaire" et un "ancien ordre vertical" (dont l'expression économique sont le fordisme et le taylorisme) -, mais volontaire. Loin de se morfondre dans la nostalgie d'une société (par extension d'une entreprise) figée dans ses essences, le marché a su adapter ses besoins à ces nouvelles exigences : entre autres, l'avènement de l'individualisme et l'émancipation des subjectivités (Mai 68). Au lieu de refuser les grâces de cette nouvelle liberté, les entreprises l'ont consacrée dans une étreinte cupide avec le salarié biaisé : à l'obligation par le bâton s'est ainsi substituée l'intériorisation des responsabilités, à la force et la contrainte l'art de persuader, au mensonge la flatterie sournoise. Les conséquences n'en sont pas moins dramatiques et profondes pour la santé psychologique de l'employé. Nulle raison de forcer quand il est préférable de manipuler. Le patron n'a plus le sourcil froncé et la réprimande sévère ; le salarié ne souffre plus d'ecchymoses ni d'inhumanités flagrantes. Mais le dessein que cache le costume cintré, le sourire ultra-bright du manager et les "chartes éthiques", si fièrement exposées, n'en sont pas moins cyniques et mercantiles (productivité, rendement, etc.). Et à l'auteur de dénoncer cette escroquerie morale, économiquement fiable, qui culpabilise et transforme le salarié, poussé par le groupe, en son propre tyran. Par un ersatz d'autonomie - puisque si le cadre a la liberté d'action, il n'en reste pas moins tributaire des objectifs et des moyens de la direction - le salarié doit, dorénavant, intégralement assumer la responsabilité de son échec.
- Le 11 janvier 2010 le nouveau patron de France Télécom, Stéphane Richard, répondait sur Europe 1 aux questions complaisantes de Jean-Pierre Elkabbach. Après avoir composé un nouveau concept aussi absurde que cynique, "une négociation avec les partenaires sociaux sur le stress", le futur boss semble exalter l'importance du bien-être des salariés et l'investissement social de l'entreprise ("des salariés heureux créent plus de valeurs"). Pourtant, l'attention n'est pas désintéressée. Légitimant tristement la thèse de la philosophe, il rappelle que "le stress est un coût énorme pour l'entreprise" et de préciser "comment imaginer un vendeur performant s'il est en situation de stress ?". CQFD. In fine, avec la crise, 'Extension du domaine de la manipulation' a peu de chance de se rétracter. Une crise paradoxalement providentielle. Les entreprises n'hésitant pas à feindre, avec toujours autant de cynisme, la carte de l'autonomie tout en imposant des objectifs inatteignables et des moyens (financiers) de plus en plus restreints ; encore plus de volontarisme, quand la précarité des conditions de travail (contrat, peur du déclassement, flexibilité, etc.) augmentent ; enfin, de l'authenticité, quand, perdu entre l'incohérence de l'adaptabilité et la multitude des missions qui s'enchevêtrent, le salarié peine à maîtriser son identité.
Le manager : un ami qui vous veut du bien.
APIS

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