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mercredi 23 octobre 2013

Préserver la nature... ( 4/4 et fin )



Préserver la nature en lui donnant un prix ? (4/4) : les dérives marchandes
Nous vivons dans des sociétés et dans un monde où les pouvoirs économiques dominants restent ceux de la finance globalisée et des firmes multinationales. Tout ce que nous pouvons préconiser doit en tenir compte. En monétarisant, nous entrons dans leur domaine et nous ouvrons même la possibilité d’une financiarisation de la nature.
Leur stratégie actuelle vise à inventer des marchés pour des fonctions techniques remplies gratuitement par la nature ou « services écosystémiques ». Ces inventions sont d’une effroyable complexité technique. Tout concourt à ce que cela nous échappe. Il faut pourtant s’y mettre. Je m’appuie en partie dans ce qui suit sur le livre « La nature n’a pas de prix » publié par Attac et écrit par Geneviève Azam, Christophe Bonneuil et Maxime Combes.
La nature rend bien des « services » sans qu’on s’en rende toujours compte… tant que cette « production » n’est pas menacée ou tant qu’elle est gratuite. Le capital financier a bien compris que, puisqu’il y avait menace et risque d’épuisement de ces services, il y avait une opportunité de faire payer, pour peu que DES DROITS DE PROPRIÉTÉ (OU DES INTERDICTIONS D’USAGE) SOIENT INSTAURÉS ET QU’ON DÉFINISSE DES UNITÉS DE SERVICES MESURABLES ET ÉCHANGEABLES. En plus, nous dit-on, ce serait excellent pour les peuples du Sud qui ont tant de services à proposer via leurs ressources de forêts, de biodiversité ou de terres arables.
Comment faire ? Il faut découper la nature en « ateliers fonctionnels », comme dans une unité industrielle - à l’opposé de la logique des écosystèmes – chacun de ces ateliers produisant un service mesurable, avec des droits de propriété et, par exemple, des contrats de fermage ou de métayage pour ceux (des collectivités paysannes ou forestières) qui « produisent » ces services. Avec bien entendu des rentes pour les propriétaires ayant acquis les droits. Et il faut créer un marché de ces services.
MARCHÉS DU CARBONE
Prenons un exemple, celui des « mécanismes de développement propres » (MDP). Il faut pour les comprendre commencer par les principes des marchés du carbone. Le point de départ semble excellent : il faut définir des plafonds (ou droits) d’émissions de carbone pour les entreprises et secteurs les plus polluants, pays par pays. Jusque là, pas de marché ni de prix. Le marché intervient lorsqu’on admet (pour des raisons baptisées « flexibilité ») que les unités qui émettent plus que leurs droits (politiquement alloués) peuvent échanger leurs tonnes en excès avec d’autres unités qui émettent moins que leur plafond, en passant par une Bourse centrale, ou de gré à gré via des courtiers. Un prix d’équilibre va alors résulter de la confrontation entre l’offre et la demande globales. Ce sera le prix du carbone, sur ce marché inventé. Mais tous les marchés sont des constructions humaines.
L’idée est que, si les quotas d’émissions alloués sont suffisamment bas, le prix final sera élevé, d’où une forte incitation, pour les unités polluantes, à réduire leurs émissions. On sait que c’est l’inverse qui s’est produit en Europe, parce que les quotas ont été sur-alloués et fixés à un niveau élevé pour ne pas déplaire aux lobbies industriels et énergétiques pleurant sur leur « compétitivité », et parce que ce système permet d’innombrables fraudes ou fuites. Le prix du carbone s’est effondré. Voir cette source.
La Commission a prévu, devant cet échec monumental, de revoir les règles du marché et, pour faire monter le prix du carbone, de mettre en place une obligation d’achat des droits d’émission par les entreprises au lieu de leur attribution gratuite par les États, ainsi que leur mise aux enchères dans le secteur de l’énergie. Mais les mêmes lobbies produisant les mêmes effets, Greenpeace estime que plus de 90 % des entreprises concernées continueront d’obtenir leurs droits quasi-gratuitement d’ici 2020.
DU MARCHÉ CARBONE AU MDP
Mais cette invention ne s’arrête pas là. Comme les grandes entreprises très émettrices sont mondiales, on a prévu pour elles une sorte de mondialisation des échanges leur permettant, pour le carbone aussi, de tirer profit de « l’échange inégal » entre riches et pauvres, celui qui fonctionne déjà à merveille pour le coût du travail. Cela relève notamment du « mécanisme de développement propre » (MDP).
Le principe est le suivant : si une entreprise, par exemple française, dépasse son quota d’émissions, mais si elle investit « proprement » (projets moins carbonés) dans un pays en développement, elle obtient des « certificats » ou des « crédits de compensation » permettant de réduire d’autant son excès d’émissions en France. C’est une façon d’encourager l’excès de pollution domestique si l’on fait mieux ailleurs, en sachant toutefois que « faire mieux » dans les pays pauvres revient nettement moins cher que faire mieux (réduire d’autant les émissions) en France ou en Allemagne. C’est aussi une façon d’exonérer les pays riches et leurs entreprises nationales de leurs responsabilités.
On pourrait objecter : qu’importe, si les émissions mondiales baissent par ce biais. Or, d’une part, elles ne baissent pas, ni dans le monde ni en Europe, au contraire. Elles progressent en fait nettement si on tient compte des émissions importées. Et surtout, cet « encouragement à émettre chez soi » freine fortement toutes les stratégies nationales de vraie transition, les énergies renouvelables et les emplois qu’elles pourraient créer. Sans parler des effets d’aubaine ou de cas scandaleux d’entreprises pour lesquelles ce MDP a constitué une incitation à émettre PLUS de GES (voir le livre cité p. 73-74) parce que certains gaz à fort effet de serre échappaient au mécanisme.
On comprend alors que cela puisse déboucher sur des monstruosités écologiques où, par exemple, des multinationales cherchent à compenser leurs excès d’émissions au Nord par LA PLANTATION DE FORÊTS DANS LES PAYS DU SUD afin de recevoir des crédits d’émission. C’est aberrant sur le double plan écologique et social, pour deux raisons au moins. D’abord parce que les forêts plantées ont un cycle de vie et qu’elles peuvent devenir émettrices de carbone au bout d’un certain temps. Cette stratégie est donc tout sauf durable. Ensuite parce que les forêts sont ici réduites à une seule fonction, celle de puits de carbone, à l’exclusion de toutes leurs autres qualités comme écosystèmes. Résultat : on encourage ainsi « les monocultures d’arbres qui détruisent les écosystèmes (eucalyptus, palmiers à huile, pins transgéniques, qui donnent droit à des crédits carbone), qui détruisent les agricultures vivrières, provoquent l’exode rural et le chômage, épuisent les sols et les ressources en eau » (p. 112). IL S’AGIT DE PRODUCTIVISME FORESTIER DESTRUCTEUR DES FORÊTS ET DE BIODIVERSITÉ AU NOM DE LA FINANCE CARBONE.
Mais ce n’est pas tout. La financiarisation de la nature va plus loin. Elle a inventé des « subprimes écologiques », des produits financiers liés à des emprunts hypothécaires gagés sur l’environnement. Ils sont proposés à des communautés locales du Sud, pauvres en ressources économiques mais riches en ressources naturelles. Elles peuvent par exemple contracter des micro-crédits et percevoir ensuite des revenus à condition qu’elles gèrent « bien » leur environnement naturel (selon des normes techniques imposées de l’extérieur, et si possible avec des OGM ou d’autres innovations brevetées…). Les promoteurs ne disent pas ce qui adviendra si les débiteurs sont dans l’impossibilité de rembourser les crédits qu’on leur a proposés, comme ce fut le cas dans la crise des subprimes.
POURQUOI PAS DES MARCHÉS DE « DROITS » S’ILS SONT BIEN RÉGULÉS ?
J’ai quelques amis économistes (vraiment) écologistes qui estiment qu’il faut refuser la financiarisation, que le marché carbone européen est un énorme échec, mais que cela ne tient pas au principe de tels marchés. Ces derniers pourraient être efficaces (pour réduire les émissions par exemple) si les pouvoirs publics les encadraient bien, fixaient des quotas stricts ou les mettaient aux enchères, ou fixaient des prix plancher. Ils mettent en avant un cas où cela a assez bien réussi, le marché du dioxyde de soufre (SO2) et des oxydes d’azote (NOx) aux États-Unis dans les années 1990 sur la question des pluies acides (voir ce lien, qui signale aussi des limites, ainsi qu’un bilan jugé « contrasté » de l’Agence américaine de l’environnement).
Je respecte ce point de vue, mais j’ai du mal à le partager, s’agissant en tout cas des grands enjeux du climat et de la biodiversité, même si ces mêmes amis me font remarquer que ces deux cas ne sont pas identiques et qu’il existe pour le climat des variables identifiables (les émissions) permettant de mettre en place des marchés fortement régulés, ce qui n’est pas le cas pour les écosystèmes.
J’ai deux objections. D’abord, un ou deux (relatifs) succès nationaux sur des enjeux ciblés ne prouvent rien, et en particulier il ne disent pas ce qu’auraient permis d’autres stratégies, non marchandes (normes, taxes, bonus/malus…). Seconde objection : s’il s’agissait non pas d’émissions de gaz à effet de serre mais de pollutions par exemple chimiques (d’une rivière, de l’air) ayant des impacts immédiats, visibles et médiatisés, sur la santé et la vie des gens concernés, il est certain qu’aucun écolo n’admettrait qu’on autorise une firme à poursuivre de tels dégâts en achetant des « droits de polluer » à des entreprises plus propres. L’usine Spanghero a été fermée pour moins que ça. Voir également la campagne « Il est temps de mettre fin au marché carbone européen ».
Si donc on admet encore aujourd’hui que des entreprises puissent continuer à déverser du carbone dans l’atmosphère à des niveaux très élevés en ne faisant que payer (un peu) pour continuer, c’est que la gravité des dommages humains futurs liés au réchauffement climatique est ignorée ou peu considérée. « On » ne leur retire pas leur « permis de produire », on ne leur enlève pas des points sur ce permis, ce qui serait pourtant une bonne politique, « graduée » mais ferme, parce que « on » estime que l’infraction est mineure et peut être réglée par un chèque. Il appartient selon moi à ceux qui ont une fibre écolo de gagner la bataille de l’opinion sur l’extrême gravité de la crise climatique, pour ne parler que d’elle. Ils le font quotidiennement. Mais s’ils acceptent l’idée de marché de droits, ne jouent-ils pas contre leur camp au nom d’une efficacité qui n’est pas prouvée ?
CONCLUSION
1) L’usage d’outils économiques et monétaires (par exemple une taxe carbone conçue avec un souci de justice sociale, et en surveillant ses possibles effets pervers) pour favoriser une « transition juste » est l’un des éléments souhaitables d’une palette bien plus large d’interventions.
2) Le recours éventuel à ces outils n’implique pas la formation de marchés ni de marchés financiers. Il exclut l’idée de « compensation » possible entre dégâts ici et « réparations » ailleurs. Mais un principe de précaution s’impose, vu le contexte et les rapports de pouvoir économiques, et vu que ces outils peuvent se retourner contre « nous ».
3) Ces outils sont d’une extrême diversité et on ne peut pas les évaluer globalement. Il faut du cas par cas, et éventuellement des typologies. Je suis en particulier hostile aux évaluations économiques de la biodiversité, qui a aujourd’hui de fervents supporters, en raison de leur caractère réducteur, incitant à des pratiques de « compensation » qui sont des machines à tout artificialiser et à tout rendre équivalent, ce qui est un non-sens écologique. Cela dit, en particulier à une échelle locale, envisager des coûts de vraie restauration écologique de certains espaces ou de certains cours d’eau pollués me va très bien.
4) Pour ce qui est des ressources naturelles dont on pense qu’elles devraient constituer des biens communs gérés collectivement avec précaution et sens des limites, les marchés et les marchés financiers connexes qui ont été inventés depuis les années 1970 et 1980 (quotas laitiers au Québec, quotas individuels en Australie, etc.) sont selon moi à éviter. Sauf si on me démontre que de tels marchés peuvent être cogérés par leurs « parties prenantes », ce dont je doute faute de preuves. J’ai tendance à penser que les dispositifs non marchands sont nettement préférables, et bien plus compréhensibles par les citoyens.
5) La démocratie et la société civile doivent s’emparer de ces outils contre l’expertocratie économique et financière, tout en s’alliant avec les réseaux d’économistes et écologistes les plus « citoyens », faire un tri sélectif, recycler les plus utiles, les soumettre en amont aux connaissances scientifiques d’autres domaines, et refuser les monstruosités financières.
6) En faisant cela, il faut garder les yeux fixés sur des finalités de société et sur la qualité intrinsèque des biens communs naturels, avec des indicateurs pertinents, non monétaires (sauf éventuellement des indicateurs de coûts observables).
Pour télécharger le fichier pdf d’un résumé en deux pages des quatre billets, suivre ce lien: prixnatureresu.pdfJean Gadrey
Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d'économie à l'Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S'y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.
Commentaire :
“La démocratie et la société civile doivent s’emparer de ces outils contre l’expertocratie économique et financière, tout en s’alliant avec les réseaux d’économistes et écologistes les plus « citoyens », faire un tri sélectif, recycler les plus utiles, les soumettre en amont aux connaissances scientifiques d’autres domaines, et refuser les monstruosités financières. ”
Voilà qui pose la question de la gouvernance d’une façon générale. Les modes “naturels” de gouvernance portent les plus agressifs, les plus dynamiques sans doute, mais aussi ceux qui savent le mieux terroriser les groupes qu’ils dominent, la terreur étant ici celle, commune à tout humain, de se faire exclure du groupe, de se faire débrancher de la centrale d’énergie psychologique qu’est un groupe pour un individu. Ce dont nous avons besoin, c’est que les luttes de places et d’égos cèdent le pas à la prise en compte de réalités. Les modèles issus de l’autogestion semblent à première vue plus apte à tenir compte des réalités et des points de vue. Pourquoi ne se sont-ils pas plus développés? De mon point de vue cela vient de la négation du besoin fonctionnel de hiérarchiser les structures et d’une faiblesse à prendre des décisions. La sociocratie d’Endenburg (ou un autre système équivalent) me semble être l’outil de gouvernance le plus élaboré disponible aujourd’hui. Mis au point expérimentalement, il a d’emblée mis la qualité de l’information au centre de son dispositif. On ne peut pas comprendre la sociocratie si on ne part pas de ce point central qui lui donne toute sa cohérence et sa force.
Michel Martin

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