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lundi 9 juillet 2012

Les animaux ont ils une vie?


L’avis des bêtes
Même les animaux ont une existence
Watana est une mathématicienne préconceptuelle, spécialisée dans la géométrie spatiale des nœuds et des anneaux. Elle est née en 1995 à Anvers, a séjourné à Stuttgart et habite aujourd’hui Paris, du côté du Jardin des plantes. Très exactement à la ménagerie. Il faut la voir utiliser rouleaux de papier, cartons, morceaux de bois, tissus, ficelles, cordes, lacets… Elle noue et renoue, fait des boucles, les repasse les unes autour des autres, fabrique des colliers à deux rangées, attache des fils de couleur à des supports fixes et avec eux trace des formes d’un point à l’autre de l’espace. Après, elle défait tout. C’est un singe, de l’espèce des orangs-outans. A Berlin, elle avait un ancêtre, un cheval nommé Hans, qui lui était plutôt arithméticien, faisait des soustractions, des multiplications et extrayait des racines carrées.
Les animaux savent-ils compter ou dessiner des triangles isocèles ? Parlent-ils, ont-ils une pensée, une conscience d’eux-mêmes, une volonté, une imagination ? Font-ils des actes intentionnels, prémédités ? Ont-ils des sensations, des sentiments, des pressentiments, des émotions ? Souffrent-ils ? Connaissent-ils l’angoisse, l’incertitude, l’hésitation, le doute ? Se voient-ils comme nous les voyons ? Sont-ils des «sujets» ? Doivent-ils avoir des droits ? Sans doute les «humanistes» préoccupés par le sort auquel sont encore condamnés les hommes privés de liberté, de ressources ou de droits, considèrent-ils ces problèmes sinon secondaires, du moins seconds. Et les mauvais esprits, assurément, en rient, qui estiment que les réponses apportées par les zoologues, les philosophes, les éthologues ou les psychologues à ces questions, seraient moins convaincantes si, au lieu de chats, chiens, singes ou rats de laboratoire, ils prenaient pour objet d’étude moustiques, éponges, moules ou lombrics. Toujours est-il que la réflexion sur l’animal a connu ces dernières décennies un essor et un approfondissement considérable. Dans un premier temps, elle a suivi soit une ligne «continuiste» qui éloigne constamment le curseur de l’Altérité (les animaux possèdent les qualités et les attributs reconnus à l’homme mais sous forme «amoindrie», insuffisamment développée), soit une ligne «différentielle», qui au contraire fixe le curseur à l’endroit d’une opposition radicale (les animaux sont définis par tout ce dont ils sont privés, la raison, la conscience, le langage créatif…).
Mythe. Cette double approche (que réunit leur conclusion : demeure une hiérarchie des êtres au sommet de la laquelle l’homme siège seul) a été ensuite largement nuancée par la psychologie et l’éthologie cognitiviste, qui ont tenté de dire de la façon la plus précise, expérimentale, ce que l’animal pouvait réellement «connaître». Dans ce cadre, avec tous les débords et les détours possibles, s’inscrit le travail de Vinciane Despret, philosophe et psychologue, professeur à l’université de Liège, commissaire scientifique de l’exposition Bêtes et hommes à la grande halle de la Villette à Paris (1) qui, dans le sillage d’Isabelle Stengers et de Bruno Latour, a d’abord tenté de reconstituer les logiques qui guident les choix des chercheurs, comprendre «comment ils rendent leurs objets intéressants» et comment ils sont «impliqués» dans ces objets, pour ensuite mettre en place une «une anthropologie des sciences consacrée à de l’éthologie». Elle publie aujourd’hui Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ? Du genre : «Peut-on conduire un rat à l’infanticide ?», «Peut-on mettre un animal en panne ?», «La dominance des mâles ne serait-elle pas un mythe ?», «Peut-on vivre avec un cœur de cochon ?», «Existe-t-il des espèces tuables ?», «Pourquoi dit-on que les vaches ne font rien ?»…
Si l’interrogation sur les «compétences» des animaux, et sur la façon dont on peut en toute rigueur les certifier, reste assurément dominante, elle n’a pas empêché que, sur le versant strictement philosophique, ontologique même, on explorât l’être même de l’animal, la vie animale, dans une perspective qui ne la définirait ni comme relevant des simples lois de la biologie ou de la physique, ni «sur la base de critères anthropologiques, notamment cognitifs», mais la saisirait «dans sa dynamique propre» et y dégagerait une «dimension d’intériorité et de non-naturalité» apte à la faire «basculer du côté de l’existence». Dans ce type de recherche, central est le travail de Florence Burgat (2), philosophe, membre du Centre de recherche sens, éthique, société (Cerses), directrice de recherche à l’Institut national de recherche agronomique (Inra). Elle publie une Autre existence. La condition animale, où elle élabore une «conception de la subjectivité indissolublement liée à une théorie de l’organisme».
Pour décrire les comportements des animaux, montrer ce qu’ils font, «veulent» ou «pensent», Vinciane Despret se réfère autant à la littérature éthologique qu’aux pratiques des chercheurs dans les laboratoires et aux témoignages d’éleveurs et de dresseurs. Et il faut dire que dans son livre, organisé sous la forme d’un dictionnaire (Artistes, Délinquants, Exhibitionnistes… Watana, Xénogreffes, Youtube, Zoophilie), on en apprend de belles. Sur des coqs violeurs et des lamas mordeurs de testicules, des lions qui «signent» des compromis avec les villageois, des vaches de concours de beauté qui sur le podium «se mettent en pose» devant les photographes, des macaques ou des éléphants qui se révoltent et font de la «résistance face aux abus dont ils sont victimes», des oiseaux comme les cratéropes écaillés qui «ne cessent d’exhiber des actes coûteux» (se portent «volontaires» pour faire la sentinelle, nourrissent sans bénéfice des nichées, prennent des risques exagérés dans des combats…) juste pour «gagner du prestige aux yeux de leurs compagnons», des pies qui se regardent dans un miroir et comprennent «que l’autre devant elles n’était pas réellement un "autre"», des orangs-outans, donc, qui font de la géométrie dans l’espace… Mais Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ? n’est vraiment pas un simple recueil de cas ou d’anecdotes : la philosophe belge, en les racontant, avec beaucoup d’humour, laisse poindre à peu près toutes les questions théoriques relatives aux recherches sur les animaux, dans la perspective d’une épistémologie de l’éthologie, capable d’éteindre aussi bien les enthousiasmes trop faciles, qui naissent quand on interprète le comportement animal de façon anthropomorphe, que le scepticisme de ceux pour qui les animaux restent… des bêtes, mues, au mieux, par le seul instinct.
«Enracinés». La réflexion que propose Florence Burgat relève, elle, de la phénoménologie, et vise à montrer l’inanité du dualisme vie animale/existence humaine. S’il est une «rupture ontologique» dans l’ordre du vivant, elle est à ses yeux entre les végétaux et les animaux. Les premiers sont, c’est le cas de le dire, «enracinés», fixés à leur sol naturel, et sont «irrités» par le monde extérieur, devant lequel ils fournissent une «réaction sans sujet». Les seconds sont sensibles, au plaisir et à la douleur, et se meuvent : ils doivent quitter leurs lieux et ainsi se livrent aux aléas d’un monde indéchiffré d’où ils doivent tirer et auquel ils doivent donner des significations, avec lequel ils doivent «négocier» et dans lequel ils sont portés à fuir, à se cacher, à feindre, à attaquer, à nouer des liens… Ce monde est celui de la «contingence extérieure», qui, disait Hegel, «ne contient que de l’étranger» et «exerce une menace» telle qu’elle crée continuellement chez l’animal un «sentiment d’incertitude, d’anxiété et de malheur». C’est à partir de cette position hégélienne, où elle voit «une véritable rupture au cœur même de la philosophie occidentale», longtemps plombée par la théorie de Descartes faisant des animaux des machines, que Florence Burgat développe sa réflexion, pour aboutir à la thèse, audacieuse, selon laquelle, dès que «la vie est saisie dans l’inquiétude de son mouvement», elle est une existence, qui ne peut plus être «une particularité seulement humaine». L’animal n’est pas un «simple vivant» : il est un existant. Afin d’arriver à en déterminer le sens, Burgat entreprend dès lors un long parcours, escarpé, au cours duquel elle se confronte à Husserl, Heidegger, Levinas, Patočka, Michel Henry, Derrida, Deleuze, ou, sur la notion d’organisme et de comportement, à Kurt Goldstein, Viktor von Weizsäcker, Jacob von Uexküll, Frederik Buytendijk, Simondon, Canguilhem. Voulant éviter de (re)tomber dans l’anthropocentrisme, elle renonce aux «critères anthropologiques mis au jour par les philosophies dites "de l’existence", et décrits depuis les situations humaines», et arrive à la définition suivante de l’existence animale : «On parlera d’existence chaque fois qu’un être vivant est non seulement un centre à partir duquel s’organisent ses relations à l’entourage, mais encore est le sujet de ses expériences», et que celles-ci «sont vécues en première personne».
Outils. Les animaux (lesquels ?) ont-ils une pensée, une conscience réfléchie ? Peu importe au fond. «Ils ne font pas que vivre», et si par «biographie» on entend «le tracé d’une vie en tant que vécue par le sujet lui-même», dans sa singularité, eh bien, force est de dire alors que les animaux ont une biographie - et non seulement une «histoire naturelle». Voilà qui intrigue, et sans doute irrite ceux qui ne donnent sens et valeur qu’à l’existence humaine. Mais on aura deviné la conséquence éthique et politique que Florence Burgat voudrait qu’on en tirât : l’interdiction de faire des animaux des «choses» et des outils, du bétail, de la viande, des «objets expérimentaux», l’interdiction de les faire souffrir, l’interdiction de les tuer. On la devine, oui, comme on voit, au loin, se lever la tempête polémique : près de deux milliards et demi de kilos d’animaux sont mangés en une année, quand vingt-cinq mille personnes meurent chaque jour de n’avoir pas à manger.
ROBERT MAGGIORI
(1) «Bêtes et hommes», sous la direction de Vinciane Despret, Gallimard 2007. Parmi les autres ouvrages de Vinciane Despret, on citera : «Penser comme un rat» (Quae, 2009), «Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l’authenticité», «Quand le loup habitera avec l’agneau», «Hans, le cheval qui savait compter» (Empêcheurs de penser en rond, 1999, 2002 et 2004). (2) De Françoise Burgat, on lira, entre autres : «Animal mon prochain» (Odile Jacob 1997), «Liberté et inquiétude de la vie animale» (Kimé 2006).

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