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dimanche 29 juillet 2012

Une économie totalitaire...


Et maintenant, une démocratie «conforme aux marchés»!
En mars 2011, j’étais invité au Portugal pour présenter un de mes livres. Lecture, discussion, la soirée avait réuni un public nombreux et attentif. Mais un jeune homme posa une question qui, d’un instant à l’autre, fit basculer une atmosphère faite jusque-là d’intérêt amical et d’ouverture. Tout d’un coup, nous n’étions plus que des Allemands et des Portugais se jetant des regards hostiles. La question était déplaisante : n’étions-nous pas - et ce «nous» me désignait, en tant qu’Allemand - en train d’obtenir grâce à l’euro et à nos exportations ce que nous n’avions pas obtenu naguère avec nos blindés ?
Personne dans le public ne protesta, au contraire : ce fut le silence, un silence lourd d’attente, comme si quelqu’un avait enfin posé la question décisive. Et, pour ne rien arranger, je réagis soudain comme on s’y attendait : comme un Allemand. Je dis aigrement qu’après tout personne n’était obligé d’acheter une Mercedes, et qu’eux, les Portugais, auraient dû être trop heureux d’obtenir des crédits moins chers que les prêts bancaires habituels. J’entendis littéralement le papier journal se froisser entre mes lèvres. Dans le brouhaha qui s’ensuivit, je repris enfin mes esprits. Comme je tenais le micro, je bredouillai dans mon anglais approximatif que je venais de réagir aussi bêtement qu’eux, et que ce serait tomber tous ensemble dans le même piège que de nous mettre, Portugais et Allemands, à prendre chacun parti pour ses couleurs comme au football.
Comment être assez bête pour croire qu’il s’agissait des Allemands et des Portugais, et non de qui est en haut et qui en bas, donc de savoir qui, au Portugal comme en Allemagne, a provoqué cette situation, en a profité et continue d’en profiter ?
Est-ce qu’au Portugal comme en Allemagne (et pas seulement dans ces pays), les profits n’étaient pas privatisés et les pertes nationalisées ? Est-ce qu’au Portugal comme en Allemagne, tous les secteurs de la vie n’étaient pas de plus en plus asservis à l’économie et, du coup, à la recherche du profit, et ce jusque dans des domaines où c’est absurde, voire carrément dangereux ?
Et est-ce que la démocratie, du fait de la crise financière et de la crise aiguë des dettes, n’était pas dès maintenant gravement détériorée ? Je ne prétendrai pas que nous nous sommes dès lors tombés dans les bras, mais un dialogue redevint possible. Et j’appris ce que les mesures d’économie exigées par l’Europe signifiaient pour eux, à savoir qu’il restait tout juste de quoi payer le strict nécessaire, et encore pas toujours.
Des situations comme lors de cette lecture à Porto se répètent sous des formes plus ou moins semblables à l’occasion d’autres lectures à l’étranger ou d’interviews qui y sont liées.
De la même façon qu’on a longtemps fait de moi un Allemand de l’Est, censé s’exprimer sur l’opposition entre Est et Ouest, maintenant, on me réduit à être l’Allemand qu’on rend responsable de la politique du gouvernement allemand et dont on attend qu’il s’exprime sur ce qui oppose les Allemands aux Grecs, les Allemands aux Italiens, les Allemands aux Hongrois. Quand alors je parle d’intérêts divergents au sein d’un même pays, de questions sociales et économiques et de la polarisation de la société, on estime régulièrement que c’est une dérobade. Je puis dire, naturellement, que les gouvernements allemands n’ont pas joué le jeu. Depuis l’introduction de l’euro, ils ne se sont pas tenus aux accords passés, ils ont joué à la baisse sur le taux d’inflation convenu et ils ont pratiqué un dumping salarial qui, au bout de dix ans, leur procure des avantages injustifiés dans la concurrence. Et maintenant, l’Allemagne entraîne avec elle l’Europe dans une spirale descendante avec ce même dumping salarial. Mais ce sont là des symptômes superficiels. Les causes de la crise se situent plus en profondeur.
Je suis effrayé de voir avec quels critères non valides sont menés les débats publics, et à quel point ils sont devenus apolitiques. Si j’essaie de m’expliquer cette dépolitisation et, du même coup, la sanctification du statu quo, j’en reviens toujours à la chute du Mur. La glorieuse année 1989 a instauré de nouvelles évidences dont je n’ai pris que lentement conscience. Pendant près de dix ans, j’ai cru être sorti d’un monde qui n’était fait que de mots et me retrouver dans un monde où seuls comptaient les chiffres. On avait l’impression que toutes les contraintes étaient devenues des contraintes factuelles, que le marché était l’objectivité même. Moi-même, les mots me manquaient. Que seraient venus faire les mots, face aux chiffres ? Avec l’implosion du bloc de l’Est, les idéologies n’avaient-elles pas disparu elles aussi, du moins sous nos latitudes ?
A l’heure où j’écris, je trouve moi-même ridicule et inconcevable qu’un adulte ait pu être assez niais pour croire une chose pareille. Il est évident que l’Occident aussi repose sur des mots, sur des accords et des conventions, sur la lutte entre des groupes d’intérêts sociaux et économiques - sur un contrat social ! Comment avais-je pu me laisser endormir à ce point ? Et comme il a été et demeure encore parfois laborieux de s’émanciper de cette idéologie des contraintes factuelles et de ses décisions «sans alternative» ! Du fait de la crise financière, l’injustice et même l’absurdité de nos rapports sociaux sont devenues si manifestes qu’un simple instinct de conservation ne pouvait que contraindre la collectivité à réagir - c’est ce que je croyais, ce dont j’étais même convaincu. Les banquiers et les boursiers, et leurs mandants, avaient encaissé pendant des années des profits exorbitants - sur le dos de la collectivité. Car c’est elle qui devait dès lors fournir l’argent que les banques n’avaient plus, mais dont elles avaient besoin pour survivre. Too big to fail - les contribuables otages des flambeurs. Mais ce qui est stupéfiant, c’est que cela n’a eu aucune conséquence. Dans les règles du jeu pour les banques, rien n’a changé. Que fallait-il donc qu’il arrive encore, pour stopper le pillage de la collectivité par une minorité de la minorité ? Pourquoi les représentants démocratiquement élus de la population ne la protégeaient-ils pas de telles pratiques ? La démocratie n’était plus que le déguisement d’une oligarchie de fait. Ce qui se passait là était si simple, si évident aux yeux de tous, qu’il me paraissait superflu et redondant de me mettre encore à écrire là-dessus. Pour la seconde fois, les mots menaçaient de me manquer.
A l’automne de l’année dernière, la chancelière allemande a créé un concept tellement inouï qu’il eut un effet proprement libérateur. Angela Merkel a combiné l’épithète «conforme au marché» avec le mot «démocratie». Outre l’analogie frappante avec la «démocratie dirigée» chère à Vladimir Poutine, ce concept de «démocratie conforme au marché» dit clairement où nous en sommes. Qui fait la loi, c’est soudain clair. Inutile de recourir à l’étymologie pour voir qu’une démocratie conforme au marché n’est plus une démocratie. L’avantage de cette formule, c’est d’avoir trouvé un concept correspondant à ce que nous vivons. Car il est dès lors plus facile de formuler la position opposée, exprimant ce qui est nécessaire : des «marchés conformes à la démocratie». Si nous voulons survivre économiquement, socialement, écologiquement et éthiquement, il faut des marchés conformes à la démocratie.
N’est-il pas monstrueux d’entendre dire, presque tous les jours, que les gouvernements doivent «calmer les marchés» et «retrouver la confiance des marchés» ? Par marchés, on entend dans ce cas les Bourses et les marchés financiers, donc les acteurs qui, dans leur propre intérêt ou celui de leurs mandants, spéculent pour faire le maximum de profit. Est-ce que ce ne sont pas eux qui ont soulagé la collectivité d’une quantité inimaginable de milliards ? Et c’est leur confiance que nos plus hauts représentants du peuple devraient s’efforcer de regagner ? C’est la collectivité, c’est nous qui devons fixer les règles selon lesquelles les marchés ont le droit de fonctionner. Mais, en fin de compte, c’est nous qui devons dire quelle société nous voulons.
INGO SCHULZE Ecrivain allemand (né en RDA).
Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary.

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