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dimanche 19 février 2012

Rêver n' a jamais empéché la lutte...


Rêver n’a jamais empêché la lutte
SAMEDI La liste
Je me réveille ce matin avec le sentiment que j’ai quelque chose de très important à faire. Je me précipite sur ma dernière liste, notée sur les enveloppes de factures qui me font office de pense-bête : - Payer l’abonnement ELM Leblanc. - Appeler Hélène Morita - Passer chez le soldeur pour échange pantalon. - Acheter cadeau pour soirée pyjama de Lucie - Voir colo. Le dernier point m’alerte. Carlotta, ma fille, part en colo de ski dans une semaine et je ne me suis occupée de rien. Je saisis la liste «colo» et je prends conscience de mon insuffisance. Elle n’a pas de lunettes catégorie 3, pas de gants en cuir, pas d’après-ski. Je passe de liste en liste et tente d’établir une hiérarchie des choses à faire. J’embarque Carlotta direction Go Sport. Sur le chemin, elle me demande : «Ils mangent comment, les pauvres ?» Je lui parle de la soupe populaire et du froid. Elle me demande : «Nous, maman, on n’ira jamais à la soupe populaire ?» Je la rassure, désorientée par sa question. «Non, bien sûr que non, on n’ira jamais.» On sort du magasin avec tout ce qu’il faut.
DIMANCHE Pôle emploi
On annonce le redoux. J’aime le mot «redoux». Il était temps que l’on abandonne le froid, ce best-seller de l’information. Mais aujourd’hui, j’ai beau penser qu’il va faire chaud, je suis transie. J’ai oublié de fermer la fenêtre avant de sortir. L’appartement est une glacière. Je pense facture GDF et ma fille refuse d’enlever son manteau. Mauvais début de soirée. L’ordinateur m’indique que j’ai reçu des messages. Parmi eux, un courrier de Pôle emploi (ILS écrivent le dimanche). J’ai beau avoir retrouvé un travail à mi-temps, je dépends encore d’eux. Mon cœur bat, comme il bat depuis le début lorsque je reconnais le logo de la grande administration. Toujours je me suis sentie en faute, eu le sentiment que je fraudais en percevant les allocations, cru qu’on allait m’annoncer que j’étais radiée parce que trop inactive dans ma recherche d’emploi. Nicolas Sarkozy a annoncé hier son intention de durcir les règles du jeu : les chômeurs jouent et gagnent ? Je vais leur faire regretter de m’avoir pourri la vie. C’est une jolie entrée en campagne, très élégante, très humaine, bien appropriée à la situation. L’appartement se réchauffe petit à petit, Carlotta a retiré son manteau. «Maman, me dit-elle, on a oublié d’acheter un bonnet de ski, pour la colo.» Je note sur ma liste : - Bonnet de ski. - Appeler Hélène Morita.
LUNDI Métro
18 h 30. Ligne 4, station Vavin, on a encore la chance de trouver un siège. Je sors mon livre, A défaut d’Amérique. A Montparnasse, on monte, on se rue, on pousse. Tant de sauvagerie. Mais, si je n’étais pas assise, je me ruerais, je pousserais moi aussi. Les sauvages sont ceux qui ne sont pas à notre place. Une femme se rebelle, elle porte le poids de son corps contre ma tête, s’empare du moignon de barre au-dessus de mon siège et me force à me pencher en avant, s’arrange pour que son écharpe rouge atterrisse sur le livre. Je ne manifeste rien puisque je suis coupable d’être dans une posture plus avantageuse que la sienne. Les Halles. Les gens descendent, les places se libèrent, mais elle les ignore ; elle continue à peser sur moi. Je me lève, par goût de l’expérience ; elle prend ma place. Je ne peux m’empêcher de penser que c’est le résultat d’une politique : les debout contre les assis, les fumeurs contre les non-fumeurs, les vieux contre les jeunes, les actifs contre les chômeurs. Ça me donne envie de rester debout, de fumer, de vieillir et de chômer. - Appeler Hélène Morita
MARDI William                                                                                        Noisy-le-Sec. Je rencontre des élèves de 3e tous les mardis dans le cadre d’une résidence d’écrivain en Seine-Saint-Denis. Je travaille avec eux sur le doute, sur l’image que les autres ont d’eux. Je tente de les aider à se situer, à défendre ce qu’ils sont, à savoir qui ils sont. J’écris en parallèle une pièce pour France Culture, partenaire de ce vaste projet. Ce matin, comme tous les mardis, je constate que certains d’entre eux gardent leur gros blouson malgré la température très élevée de la salle. Je préviens que la séance va commencer sur cette question des manteaux. Je m’adresse à William, le rassure, mon intention n’est pas qu’il retire son blouson, mais je voudrais comprendre pourquoi il ne l’enlève pas. Il me répond : «C’est ma maison.» Je le remercie de sa franchise. Et, alors que je leur expose le projet du jour, je remarque que les élèves retirent leur blouson. William le premier, et je le vois pour la première fois en polo, rayonnant. Son professeur aussi. Je retiens mes larmes.
MERCREDI Assistés
J’ai rendez-vous à l’Armée du salut pour rencontrer des convalescents qui «bénéficient» des lits du Samu social. Je suis invitée par Anne Terral qui anime un atelier d’écriture dans le cadre de sa résidence. (Décidément, les écrivains sont des résidents. Si on le prend dans le sens : «Personne établie dans un autre pays que son pays d’origine», c’est assez drôle). Tous sont là pour écrire. On parle de ce que c’est qu’écrire, pour eux, pour moi. Ecrire, c’est s’échapper, ne plus être là. Elisabeth demande à sortir. Elle veut fumer une cigarette et s’excuse auprès de moi : c’est plus fort qu’elle. Je l’accompagnerais bien. En rentrant, je m’oblige à regarder TF1. Pourquoi est-ce que je m’inflige tant de mal ? Je retiens que, l’assistanat, ça suffit. C’est dit. Par Nicolas Sarkozy. Je pense à Barbara, Elisabeth, Henri, Dominique, Fred. Les faire disparaître ? Ils ne sont déjà plus là. - Marquer les affaires pour la colo. - Appeler Hélène Morita.
JEUDI Iphone
Hélène Morita me téléphone à l’heure du déjeuner. Je suis heureuse de l’entendre, on se parle rapidement, on se rappellera bientôt. - Penser à lire Murakami. - Répondre à JLS. - Confirmer horaires de train. - Payer cantine.
Je m’envoie des messages de mon iPhone pour me rappeler les affaires en cours. Je suis submergée, le soir, par mes propres mails, ce qui m’empêche de répondre à ceux qui me sont envoyés dans la journée. Mais j’ai la possibilité, le lendemain, de répéter l’opération. Je ne me perds pas de vue, je ne m’égare pas, je suis un bon petit soldat. Je suis forte. C’est drôle, «forte», ça me dit quelque chose… France forte ! Zut, zut, je retire tout ce que je viens dire. Je ne peux pas jurer que je balancerai demain mon iPhone dans la Seine, car ceux qui voteront Hollande ont tous un iPhone. Je suis coincée.
VENDREDI redoux
Aujourd’hui, je vais faire de ma journée un rêve. Ouvrir ma fenêtre (le redoux est confirmé) et fumer en crachant la fumée le plus loin possible, écouter le Quatuor n°1 opus 41 de Schumann, ne pas allumer mon ordinateur (hormis pour envoyer ma semaine au journal), couper le téléphone, et écrire une histoire d’amour loufoque et étonnante de brièveté. Elle aura pour titre L’amour, l’amour, l’amour. Ecrire. M’accorder ce luxe. Faire de la politique à ma façon. J’écris, je combats et, que je le veuille ou non, chaque mot m’inscrit dans l’histoire. Cette histoire, dont l’écriture me fait prendre conscience, m’oriente vers une possible révolution. Sur mes bulletins scolaires était écrit : «Nathalie rêve». Il est aussi reproché à Carlotta d’être trop rêveuse. Continue à rêver, ma chérie. Rêver n’a jamais empêché la lutte.
Au contraire, c’est dans le rêve qu’elle prend racine. Aujourd’hui, pas de liste.
NATHALIE KUPERMAN écrivaine
En 1993, elle a publié le Contretemps. Rue Jean-Dolent paraîtra sept ans plus tard chez Gallimard. Elle écrit des livres pour enfants à l’Ecole des loisirs (La liberté est une poussière d’étoile, 2011) et des pièces de théâtre pour France Culture. Parallèlement à l’écriture, elle a travaillé longtemps dans la presse jeunesse. Elle quitte son emploi à Fleurus Presse en 2009 et écrit Nous étions des êtres vivants, roman qui s’inspire de cette expérience. En janvier, elle a rejoint les éditions de l’Olivier, où elle est conseillère littéraire. Les raisons de mon crime, son dernier roman, vient de paraître chez Gallimard.

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