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jeudi 3 novembre 2011

La faim est faite de main d' homme...

«La faim est faite de main d’homme»
Jean Ziegler: «Genève est devenue la capitale mondiale de la spéculation sur les matières premières agroalimentaires.»
Il n’y a nulle fatalité à la faim dans le monde, affirme Jean Ziegler. L’ex-rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation lui consacre son dernier livre. Et désigne les affameurs.
Loin d’être une malédiction, la faim dans le monde, qui tue 35 millions d’êtres humains chaque année, est «faite de main d’homme», selon Jean Ziegler. Le sociologue, aujourd’hui vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, lui consacre son dernier ouvrage, Destruction massive. Géopolique de la faim. A la faveur d’une parole désormais libérée du devoir de réserve, il y relate son expérience de rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme de l’ONU pour le droit à l’alimentation, mandat qu’il a exercé entre 2000 et 2008. Un livre coup de poing qui dénonce un scandale, la violation permanente du premier des droits humains: le droit à l’alimentation. Rencontre.
Dans la Corne de l’Afrique, des milliers d’enfants sont morts ces derniers mois, 13 millions de personnes y sont menacées par la faim. On parle de la pire sécheresse survenue depuis soixante ans. Elle ne constitue pas la seule cause de la famine, cette catastrophe était prévisible, dites-vous. Expliquez-nous.
Jean Ziegler: Ce qui se passe aujourd’hui dans ces cinq pays – Somalie, nord du Kenya, Djibouti, Erythrée, Ethiopie – est effroyable. Tous les jours, les fonctionnaires de l’ONU doivent refouler des centaines de familles à l’entrée des camps de réfugiés, car l’argent pour les nourrir manque. La sécheresse dure depuis cinq ans, il n’y a plus de récoltes. Mais les vraies causes sont occultées. Pourquoi, malgré la catastrophe prévisible, ces pays n’ont-ils pas constitué de réserves alimentaires? Parce que les prix des aliments de base – à savoir maïs, blé et riz, qui couvrent 75% de la consommation mondiale – ont explosé. En un an et demi, le prix du maïs a augmenté de 93%, le riz de 110%, la tonne de blé est passée de 110 euros en septembre 2010 à 271 euros aujourd’hui.
Pourquoi de telles variations?
A cause de la spéculation boursière. Après les pertes considérables qu’ils ont subies, les spéculateurs ont migré des marchés financiers vers celui des matières premières, et des aliments en particulier où, le plus légalement du monde, ils engrangent des profits astronomiques. En 2010, ils ont gagné 37% net sur le riz. Dès lors, les pays pauvres ne peuvent constituer de réserves ni le Programme alimentaire mondial (PAM) acheter suffisamment de nourriture.
Justement, que fait le PAM chargé de l’aide d’urgence?
Le PAM a perdu la moitié de son budget: il était de 6 milliards de dollars en 2008, il n’est plus que de 3,2 milliards aujourd’hui. Les pays occidentaux ne paient plus leurs cotisations, accaparés qu’ils sont à renflouer à coups de dizaines de milliards leurs banques défaillantes. Les spéculateurs, les requins de la finance, les monstres froids des grandes banques devraient être transférés devant un Tribunal de Nuremberg pour crimes contre l’humanité. A cause de leur avidité pathologique au gain, des gens aujourd’hui meurent par milliers.
Face à cette situation, on a l’impression que les Etats manquent singulièrement de volonté, non?
On pourrait imaginer que les parlements interdisent le dumping agricole, la fabrication de bioéthanol à partir des plantes nourricières, ou encore qu’ils révisent leurs lois boursières respectives afin d’interdire la spéculation sur les aliments de base. Ce serait simple. Les sociétés transcontinentales privées qui dominent le marché agroalimentaire mondial sont moins de dix: Monsanto contrôle 90% des semences, Cargill 26% du commerce mondial du blé, Archer Daniels Midland a la haute main sur les engrais, le groupe Louis Dreyfus sur 40% du commerce du riz, etc. Ce sont eux qui décident chaque jour de qui va vivre et qui va mourir sur cette planète. Leur pouvoir financier et idéologique est tel que les gouvernements américain, anglais, français, allemand ou suisse exécutent leurs volontés. Ils sont intouchables.
Quel rôle joue Genève?
Depuis que le premier ministre britannique Gordon Brown a décidé de taxer fortement les revenus des spéculateurs au-delà de 500 000 livres, les hedge funds ont migré à Genève, où le conseiller d’Etat en charge des finances, David Hiler, leur a fait un pont d’or. Genève est devenue la capitale mondiale de la spéculation sur les matières premières agroalimentaires. Le canton cofinance même la conférence de ces «requins tigres « qui se tient chaque année à l’Hôtel Kempinski. Les ONG Action de carême et Pain pour le prochain ont écrit au Conseil d’Etat pour se plaindre de sa façon d’utiliser l’argent des contribuables. Sans obtenir de réponse.
Toutes les cinq secondes un enfant de moins de 10 ans meurt de faim. Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’agriculture mondiale serait pourtant en mesure de nourrir normalement 12 milliards d’êtres humains, soit près du double de la population mondiale. Comment?
Avec les révolutions technologique, électronique et scientifique, le manque objectif a disparu de la planète. Un enfant qui meurt de faim est assassiné. La faim est faite de main d’homme: les mécanismes qui la créent peuvent donc être brisés par les hommes. Il y a en plusieurs. Un quart des récoltes du monde est détruit par les rongeurs faute de silos. Le vol des terres, ensuite. En 2010, en Afrique, 41 millions d’hectares de terres arables ont été accaparés par des hedge funds, des banques, des fonds souverains, etc. Enfin, tout l’argent que gagnent les pays les plus pauvres sert au service de la dette extérieure, au détriment des investissements dans l’agriculture vivrière. En Ethiopie, par exemple, seules 3,8% des terres sont irriguées. La Banque mondiale a beau jeu de déclarer que la productivité agricole africaine est lamentable pour légitimer le fait de laisser aux investisseurs étrangers le soin de «valoriser» ces terres. Au Burkina Faso, au Niger, au Mali, en temps normal, un hectare produit 600 à 700 kilos de céréales. Alors qu’en Suisse, en Bretagne ou en Lombardie, le même hectare en produira 10 tonnes, soit 10 000 kilos. Ce n’est pas parce que le paysan africain est moins travailleur ou moins compétent que le paysan européen, au contraire, mais le paysan africain n’a pas d’engrais, de semences, d’irrigation ou d’animaux de traction. Il a la houe et dépend des pluies, comme il y a trois mille ans. Il n’y a qu’une chose à faire: investir dans l’agriculture familiale de subsistance.
Vous en appelez à une «insurrection des consciences», qu’est-ce que cela signifie?
L’ordre cannibale du monde n’est plus acceptable. Partout, un impératif moral est à l’œuvre. Une fraternité de la nuit se lève, puissante, qui n’est liée ni aux partis politiques ni aux syndicats. Dans l’hémisphère sud, au Sénégal, dans le nord du Brésil, aux Philippines, en Indonésie, nous assistons à un extraordinaire réveil des paysans. Ils n’attendent rien de leur gouvernement ni de l’ONU, ils occupent des terres, affrontent directement les multinationales sur leur terrain, souvent avec violence. Au Nord, au cœur du monde des dominateurs, la société civile progresse à travers des mouvements multiples. Jugée romantique il y a dix ans, l’idée de la taxe Tobin est aujourd’hui étudiée par le G20. En Suisse, le masque est tombé: le contribuable a donné 68 milliards de francs en 2008 à UBS, qui continue de spéculer comme avant, dans un cynisme total. Même à Wall Street, malgré la pure violence du Capital et l’arrogance de ses détenteurs, l’idéologie obscurantiste néolibérale est en lambeaux. I
«Je peux calmer ma mauvaise conscience»
En quoi ce livre constitue-t-il pour vous une libération?
Libéré du devoir de réserve, je peux enfin dire ce que j’ai vécu, calmer ma mauvaise conscience. Les Mayas au Guatemala, par exemple, où chaque année 90 000 enfants meurent de faim. Quand j’arrive sur place, dans les jeeps blanches de l’ONU, accompagné d’interprètes et d’officiers de sécurité, je vois l’espérance dans les yeux de ces gens. Et, au même moment, je sais que je les trahis. Je sais que lorsque je demanderai une réforme agraire devant l’ONU, j’aurai face à moi les Etats-Unis et leurs alliés, que toutes mes recommandations seront rejetées. La seule chose que j’ai obtenue, ce sont trois hélicoptères pour réaliser un relevé topographique, parce qu’au Guatemala il n’y a même pas de registre foncier. Mais je peux aussi rendre justice aux damnés de la terre, témoigner de leur résistance, le plus souvent ignorée ici. Et enfin, je peux fortifier chez nous une prise de conscience, en montrant de qui nous sommes les complices et où sont les fronts d’action. Ici, en Europe, l’insurrection des consciences est proche.
Près de cinquante ans de lutte

En 1964, jeune avocat stagiaire, aspirant révolutionnaire, Jean Ziegler sert de chauffeur à Ernesto Che Guevara venu à Genève assister à la première Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement. La veille de son départ, alors qu’ils contemplent la ville depuis le dernier étage de l’Hôtel Intercontinental, Jean Ziegler propose de l’accompagner à Cuba. Le Che refuse: «C’est ici le cerveau du monstre, c’est ici que tu dois te battre.» Jean Ziegler est resté. Il a été professeur de sociologie à l’université de Genève. Elu du peuple, également, puisqu’il a siégé, sous les couleurs du Parti socialiste, au Conseil national. On lui doit de nombreux livres traduits à travers le monde, notamment La Suisse lave plus blanc, La Suisse, l’or et les morts, L’Empire de la honte ou encore La Haine de l’Occident. De 2000 à 2008, il a été rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme de l’ONU pour le droit à l’alimentation. Il est aujourd’hui vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies.
Christiane Pasteur
Jean Ziegler, Destruction massive. Géopolique de la faim, 2011, Ed. du Seuil.

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