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mardi 2 juillet 2013

Nous sommes tous des BrésilienEs pauvres et frondeurs...



Une fleur est née dans la rue
Prisonnier de ma classe et de quelques vêtements, je marche vêtu de blanc dans la rue grise. Mélancolies et marchandises me guettent. Dois-je continuer jusqu'à la nausée ? Puis-je, sans armes, me révolter ? Prisonnier de ma classe, je marche dans la rue sans penser à ces vers lointains de Carlos Drummond de Andrade. Je ne suis pas seul, je marche en bonne compagnie. Si je ne puis me défaire de mes vêtements, je tente de me défaire de l'individualisme, du pronom singulier. Nous marchons dans la rue par milliers, par dizaines ou centaines de milliers, nous ne savons pas combien nous sommes. Nous marchons d'un pas lent, entonnant des chants épars, proférant de rares mots d'ordre et nous abandonnant de temps en temps à un silence involontaire, chargé d'indicibles envies.
Devant moi, une multitude de têtes et d'échines se fondent dans une masse amorphe dont le début échappe à mon regard. Dans mon dos, des pancartes et des banderoles émaillent le paysage et on ne parvient pas à deviner où cette foule se termine. Je m'aperçois que le silence m'a ramené à moi-même, m'a éloigné de la collectivité. Ce n'est que lorsqu'un groupe crie que nous occupons au moins quatre des plus grandes avenues de São Paulo, que d'autres que nous occupent le centre de Rio de Janeiro, que l'un de nos tentacules s'est emparé du Congresso Nacional [le Parlement brésilien situé à Brasilia], ce n'est que lorsque j'entends ces exagérations euphoriques que je reprends conscience que nous formons un seul et même corps, un corps qui a paralysé le pays, ou tout du moins nombre de ses capitales [d'Etats].
Difficile de déterminer d'où viennent beaucoup d'entre nous. Il en va de même, évidemment, de la direction dans laquelle nous allons. Nous sommes une foule convoquée par le pouvoir précieux des réseaux sociaux, qui maintenant se répand dans les rues en une gigantesque marche protéiforme. Il n'y a pas d'unité entre nous, nous savons qu'il n'y aura jamais d'unité entre des centaines de milliers de personnes, mais un drapeau flotte à la tête de tous les défilés, un objectif concret et prédéterminé existe : la baisse du prix des transports en commun, et plus précisément, l'annulation d'une nouvelle hausse du prix des transports en commun faisant suite à une série d'augmentations qui a immobilisé les classes les plus pauvres. L'immobilisation n'est pas complète, bien sûr : elle parvient à leur voler un tiers du salaire pour qu'ils puissent tous les jours aller au travail et en revenir. Nous demandons peu de chose, c'est vrai, mais combien sont tristes les choses considérées sans emphase.

Nous demandons peu à cet instant, nous voulons la baisse du prix du ticket de bus de vingt centimes de real, sept centimes d'euro, mais cela ne nous empêche pas d'y voir une dimension utopique des plus concrètes. Nous sommes encouragés en cela par le Movimento Passe Livre, qui revendique des transports en commun publics, gratuits et de qualité, qui critique, comme beaucoup, la logique de privatisation appliquée à tant de services supposés publics dans nos villes. Nous réprouvons, comme l'explique une gamine dans notre marche, la collusion qui s'est créée entre nos mairies ainsi que nos gouvernements et un certain nombre d'entreprises privées, les gouvernants inféodés aux intérêts de la minorité privilégiée, tournant le dos à la majorité, abandonnant leur peuple – la jeune fille s'enflamme. Des marchandises nous guettent, mais nous ne sommes pas de simples consommateurs insatisfaits de la mauvaise qualité des produits et des services : nous n'abandonnons pas l'idéologie, nous ne croyons pas à la fin de l'histoire.
LA MASSE DANS LE MIROIR
Durant l'un de ces longs silences qui parfois s'emparent de nous, un manifestant un peu plus exalté fait remarquer que nous nous reflétons sur la face d'un grand bâtiment aux parois de verre. Un instant, nous restons ébahis devant notre propre taille, enchantés par cette vision : l'avenue toujours bondée par la froideur des caisses métalliques, des voitures sans expression qui renvoient seulement à l'immeuble sa propre image, est maintenant occupée par des milliers d'hommes et de femmes. Nous reprenons la ville qui nous a été usurpée par les machines, et nous prenons conscience de l'erreur de jugement que nous avions faite peu de temps avant : nous n'avions pas paralysé la ville, cette ville à la circulation toujours dense. Elle n'avait jamais été aussi mobile, aussi vivante que maintenant.
Des femmes et des hommes se mobilisent alors devant leur propre image : ils s'animent, se mettent brusquement à chanter, protestent, hilares, avec une énergie redoublée. Ils s'exaltent devant leur propre exaltation, s'enthousiasment devant leur propre enthousiasme, tombent amoureux d'eux-mêmes, ce qu'avait déconseillé Slavoj Zizek [aux manifestants d'Occupy Wall Street]. C'est juste pour un temps, pourraient promettre certains. Le temps que le peuple des villes se réveille d'un long sommeil, se ralliant à des mouvements sociaux qui n'ont jamais dormi, un peuple qu'il y a seulement quelques décennies a été profondément anesthésié par vingt ans de dictature militaire – persécuté, exilé, emprisonné et mort sans obtenir une quelconque justice par la suite.
Crimes du temps, comment les pardonner ? Alors que nous venons de retrouver l'habitude massive de protester, comme ce fut le cas à certains moments de notre histoire, alors que, j'en suis désolé Zizek, nous nous abandonnons à cette nouvelle esthétisation de la politique – l'esthétique narcissique qui caractérise notre époque – et nous nous entichons quelque peu de notre besoin de changement, aussi diffus et incompréhensible que ce besoin puisse paraître à tous.
BRECHT À SÃO PAULO
Non que nous ayons réussi à nous défaire de toutes les plaies de cette période de l'histoire brésilienne, de tous ses féroces agents, et c'est un fait crucial de plus pour comprendre pourquoi nous insistons à emmener dans les rues notre voix et notre mutisme, pourquoi nous crions et nous nous taisons devant les murs qui sont sourds, pourquoi nous avons acquis une telle dimension. On pouvait lire sur une pancarte lors des premières manifestations, quelques jours plus tôt, les vers célèbres de Bertolt Brecht librement adaptés: "On dit d'un fleuve emportant tout qu'il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l'enserrent". Les gouvernants, les journaux, les chaînes de télévision disaient à l'unisson que nous étions violents, que nous étions des vandales, des fauteurs de troubles, qu'il fallait nous bannir des rues car nous ne savions pas protester. On exigeait enfin notre suppression, on exigeait que ces rives faites de boucliers, de matraques, de balles et de bombes lacrymogènes enserrent le fleuve rempli de gens, et les rives l'ont enserré avec une telle force et un tel excès – comme elles l'enserrent encore parfois au cours de manifestations – que pendant un instant on ne sut pas s'il y aurait encore de l'eau, s'il y aurait encore un fleuve. Mais laissons de côté la métaphore sur ce sujet qui requiert la plus grande clarté : l'instrument utilisé pour cette suppression, l'instrument taillé sur mesure spécialement pour la répression a pour nom Police Militaire, la principale expression de l'autoritarisme et de la violence toujours enracinés dans notre culture nationale. Un organisme que des membres du Conseil des Droits de l'Homme de l'ONU ont déjà appelé à éliminer, et qui, entre autres maux, pratique dans les banlieues la tuerie au jour le jour de jeunes Brésiliens, noirs et pauvres pour la plupart, la part quotidienne d'erreur distribuée dans les favelas.
Il n'y a donc rien de surprenant à ce que tant de jeunes – noirs et blancs, riches et pauvres – soient venus de nouveau inonder les rues tel un fleuve agité, ajoutant à leurs causes l'appel à l'érosion de ces rives métalliques rigides, à la fin immédiate de la répression.
AUTRES CRIS
Prisonnier de ma classe, de mon idéologie, de ma couleur, je marche dans la rue grise et je m'égare dans la foule, je lis ses banderoles et j'écoute ses clameurs sporadiques pour savoir qui je deviens, qui je suis. Je ne perds pas conscience de mon identité, de mes convictions personnelles, de mes limites, mais je me mêle à la masse et je veux être un de plus. J'apprécie ceux qui brandissent des pancartes inattendues, qui préfèrent gaspiller leur encre contre la FIFA et contre la Coupe du Monde, contre cette entité qui veut s'introduire dans le pays et y établir un régime d'exception fondé sur un monopole des marques, des expulsions et de la spéculation. Pendant un instant, je réussis à être un jeune qui se montre plus critique qu'enthousiaste pour le football, bien que je sache que j'assisterai au prochain match de la sélection nationale. Je m'éloigne de ce groupe et d'autres changements se produisent en moi : je suis maintenant un journaliste attaquant la presse traditionnelle, je suis un anarchiste, je suis un employé du métro revendiquant la revalorisation salariale tant attendue, criant à pleins poumons contre le gouverneur.
Distrait, je m'approche soudainement de certaines factions qui n'ont pas ma faveur : de jeunes inconnus en pleine effusion patriotique enveloppés dans un drapeau du Brésil, chantant l'hymne comme on ne le chante jamais par ici, avec un enthousiasme quelque peu enfiévré. Ceux-là sont même plus enragés que les autres : leurs cris sont de vieilles diatribes contre la politique en général ou contre le PT et la nouvelle classe dominante du pays, un discours usé contre la corruption s'ajoutant à des demandes vagues pour plus de santé, plus d'éducation. Quand ils croisent des groupes organisés brandissant des drapeaux d'une même couleur, ils profèrent leurs cris de rejet, sans parti, sans parti, sans parti, tentant d'étouffer une autre vision que la leur, quelle qu'elle soit, et la moindre volonté de dissidence. Je ne me joins pas à eux, me laissant gagner par la subtile crainte d'une cooptation, d'une spoliation réactionnaire de notre mouvement populaire. Dois-je continuer jusqu'à la nausée ?, je me demande ressentant pour la première fois la fatigue dans mes jambes, un découragement qui ne s'était pas emparé de moi jusqu'alors.
UNE FLEUR LAIDE
Oui, nous devons continuer jusqu'à la nausée, le temps n'est pas arrivé d'une entière justice, c'est ce que la masse me répond dans une ardeur bouleversante. Ce qu'il y a pour l'instant c'est un désir, pas une nausée exigeant notre immobilisation. Un désir sans nom, sans visage, qui se manifeste à travers tout ce corps immense que nous constituons sans le savoir, sans beaucoup l'imaginer. Un désir pour l'action, pour une participation réelle, pour la connaissance et la parole pour toute prise de décision, sur les directions que nous donnerons à la ville et au pays. Un désir pour une démocratie plus large, plus réelle, sans doute large et réelle comme on ne l'a jamais vue. Nous voulons une voix qui compte, l'action directe, nous nous méfions des représentations conventionnelles: "cela ne me représente pas" est devenu l'étrange nouvelle devise du Brésil.
Il y a peu de choses abstraites dans ce que nous voulons, il est important de le dire. Il n'y a pas de choses abstraites dans ce que beaucoup demandent : nous voulons l'annulation de l'augmentation du prix des transports en commun, et il est possible que nous puissions vaincre sur ce plan. Certains argueront que c'est peu de chose, et sans doute en est-il ainsi. Mais la vigueur que donnera cette petite victoire à notre corps, si longtemps immobilisé, ne représentera pas peu de chose. Marchant dans la longue avenue, je baisse les yeux et je contemple mes pieds, apercevant l'asphalte impeccable qui demeure derrière moi. Je m'arrête sans trop savoir pourquoi, mais je sens qu'une fleur a fissuré cet asphalte. Maintenant oui je pense aux vers de Drummond. Une fleur est née dans la rue ! On ne peut voir sa couleur. Ses pétales ne s'ouvrent pas. Son nom reste inconnu des livres. Elle est laide. Mais c'est vraiment une fleur.
Julian Fucks

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