La barque et les deux moines
Un soir d'automne, le brouillard épais masque presque entièrement la rivière Saïtama. Un moine et un jeune novice s'apprêtent à la traverser sur une barque légère. Les flots sont jaunes et tumultueux, un vent violent s'est levé :
- Maître, je sais bien que l'on nous attend au monastère de Rishiko, mais ne serait-il pas prudent de remettre notre visite à demain ? Nous pourrions manger une boulette de riz, et dormir dans la hutte de branchages que j'aperçois là-bas.
- ...
Son maître gardant le silence, Kasuku se résigne à embarquer, et commence à ramer. On ne voit de l'autre rive qu'une ligne sombre perdue dans le brouillard.
- Maître, la rivière est large et le vent qui souffle par le travers nous empêche d'avancer à notre gré.
- ...
Une dizaine de minutes s'écoulent, qui semblent une heure à Kasuku. Il rame en silence, le cœur inquiet.
Soudain, lâchant les rames, il se dresse, le bras levé :
- Maître, Maître ! Regardez cette barque qui émerge du brouillard, elle vient droit sur nous !
- ...
- Maître, elle va nous heurter, nous éventrer, nous allons chavirer. Ohé, du pilote ! Oh, oh, du pilote ! Si je tenais celui qui gouverne cette embarcation, je lui assénerais un bon coup de bâton qui lui ôterait l'envie de mettre en danger de saints hommes comme nous ...
- ...
- Maître, voyez la barque approche, elle va nous éperonner de sa proue effilée. J'aperçois maintenant le pilote, ce timonier assassin dort paisiblement !
- ...
- Maître, la barque est tout près ! Par Brahma ! Que ce pilote criminel soit maudit, que le cycle de ses renaissances s'étende sur un million d'années, qu'il soit chacal, hyène, rat, punaise...
À l'instant du choc, un remous opportun, ou une manœuvre habile du maître, écarte le danger, et les deux barques indemnes poursuivent leur chemin.
- Tu as observé l'intérieur de la barque Kasuku ? demanda le moine zen.
- Oui, Maître. La forme que je prenais pour un homme était un sac de grains.
- Dis-moi, Kasuku, contre qui t'es-tu emporté ?
L'illustration est magnifique.
RépondreSupprimerAh les histoires zen, rien de plus efficace pour détendre une atmosphère associative. on s'y détend, on sourit, tranquile, sûr de son fait. Sans se mouiller personellement surtout. On parle à chacun et à tous du haut de sa tour d'ivoire, dans la posture du sage en son immuable sérénité. Et ainsi est désamorcée toute tentative de parler de choses qui posent question, est disqualifié en "supposition" la critique. Malhonnète.
Il y a un jeu de l'engagement citoyen qui implique, pour être vivant et porteur de devenir collectif un équilibre des forces, une circulation fluide. c'est au nom de cet équilibre que j'agis, que je m'autorise l'usage de l'arsenal critique, dont "la supposition" dans le registre spécifique de la "paranoïa critique" (dalinienne). Ainsi le contact, fut-il mordant, est porteur de Vitalité. Qui veut d'une escouade de petit soldat-mouton suivant le bon berger?
Dans le contexte de l'histoire zen ci dessus c'est LA PEUR qui motive les "suppositions" de Kazuku. En ce qui concerne d'autres "suppositions" c'est le COURAGE de l'engagement, de celui qui ne craint pas le corps à corps, qui les autorise au contraire.
Amicalement.
Yannick Barazer