Auteur de The Elephant in the Living Room (Rodale), Frederick Zimmerman est spécialiste en santé publique, professeur au Department of Health Services de l'université de Californie à Los Angeles (Etats-Unis). Ses travaux sur les effets de la télévision sur les enfants sont parmi les plus cités sur le sujet.
A son niveau actuel d'utilisation, la télévision peut-elle être considérée, à votre avis, comme un problème de santé publique ?
Les enfants aux Etats-Unis regardent à peu près deux heures de télévision par jour. C'est une moyenne, bien entendu — il y a des enfants qui la regardent beaucoup moins, mais d'autres qui sont quasi-collés à l'écran pendant des heures. Pour les adultes, c'est aussi variable, autour d'une moyenne de trois heures par jour.
Ce qui constitue à mon avis un problème de santé publique, c'est la façon dont la télévision est utilisée. Aux Etats-Unis, l'âge moyen auquel les enfants — ou plutôt les bébés ! — commencent à se planter ge les enfants ne sont pas capables de comprendre ce qu'ils voient ni d'en profiter en aucune manière, y compris le divertissement. Pour les enfants en bas âge, donc, la télévision est une boîte qui capte l'attention à travers des mécanismes-réflexes ("orienting reflex", en anglais), sans produire des signes intelligibles pour l'enfant, donc sans lui profiter de quelque manière que ce soit.
Pour les enfants plus âgés, les adolescents et les adultes, il est vrai que la télé utilisée modérément ne nuit en rien, mais la réalité à laquelle nous faisons face actuellement est que la télévision est utilisée de manière immodérée. Et ceci en deux sens. Non seulement elle commence beaucoup trop tôt, mais elle occupe trop de temps, écartant la possibilité d'autres activités plus gratifiantes. On dit qu'on regarde la télé pour se décontracter, pour se distraire. Mais la recherche a démontré qu'on est peu relaxé après avoir passé une soirée devant la télévision. Dans ce contexte, passer trois à quatre heures devant la télé chaque jour et se plaindre en même temps qu'on n'a pas de temps pour cuisiner, pour entretenir des relations sociales, ou de pratiquer régulièrement un sport est une chose absurde. Or, c'est devenu la norme aux Etats-Unis, et c'est ce que j'appellerais un problème significatif de la santé publique. J'espère que la France a toujours l'opportunité de ne pas tomber là-dedans.
Quels sont les résultats les plus significatifs que vous avez obtenus sur les effets de la télévision sur les jeunes enfants et les adolescents ?
J'ai toujours mis l'accent dans mes recherches sur la distinction entre, d'une part, la télévision éducative et, d'autre part, la télévision commerciale, les dessins animés ou les films pour les petits ou les plus grands, comme Bugs Bunny, Harry Potter ou Star Wars… Les effets de la télévision sont complètement différents selon ces deux types. L'obésité est une des conséquences les plus dommageables de la télévision commerciale sur le long terme. Les gosses qui regardent beaucoup de télévision ont tendance à devenir obèses. Et ce n'est pas du tout inévitable : mes travaux ont par exemple montré que s'ils évitaient tout simplement les publicités télévisées, les parents réduiraient sensiblement le risque d'obésité pour leurs enfants.
La quantité de télévision commerciale que les enfants consomment, sans compter l'âge auquel ils ont commencé à en consommer, représente une perte importante pour leurs cervelles en croissance. Dans les trois premières années, le poids du cerveau humain triple, en même temps que la complexité et la densité des réseaux de neurones s'accroissent. Or, dans cette période de développement rapide, ce n'est pas seulement la cervelle qui se forme, mais aussi la personnalité – ce qu'il attend de son environnement, sa façon de négocier avec le monde qui l'entoure, ses atouts pour remplir un certain nombre de tâches – tout cela trouve ses fondations dans les 3 à 5 premières années de la vie. Ce n'est pas sa destinée qui se joue là, bien sûr, mais c'est la base sur laquelle la vie se déroulera.
Si dans cette période l'enfant passe une demi-heure par jour dans une activité quelconque qui n'aide pas ce développement, c'est une perte, mais ce n'est pas irréparable. En revanche, c'est une tragédie de voir des enfants qui passent jusqu'à la moitié de leurs heures de veille devant une télévision, qui ne leur offre aucune expérience intéressante ou productive.
Mes travaux ont montré que les enfants qui regardent la télévision plus que la moyenne avant l'âge de 3 ans auront des capacités nettement inférieures en lecture et en mathématiques lors de leur entrée à l'école primaire. Cette association négative n'est pas énorme, mais elle persiste quand on contrôle statistiquement [c'est-à-dire quand on corrige les résultats en fonction de] l'intelligence et l'éducation de la mère. Dans une autre étude, j'ai montré que la télévision avant l'âge de 2 ans entrave sérieusement le développement du langage, même si la télévision en question est faite de vidéos "éducatives" spécifiquement destinées aux bébés.
Une autre faculté que les enfants consolident avant l'entrée à l'école primaire, ce sont la capacité de maintenir son attention sur une tâche, de maîtriser lui-même les déplacements d'attention, et de planifier stratégiquement ses actions en vue d'un objectif. C'est ce que nous appelons en anglais l'executive function. Tout récemment, une étude fascinante a été publiée qui démontre que seules neuf minutes d'un dessin animé comme Bob l'Eponge suffisent, par comparaison avec le jeu libre ou même avec une vidéo plus calme, à nettement dégrader cette fonction chez des enfants de 4 ans. Ce résultat ne me surprend pas du tout. J'avais précédemment identifié un effet similaire qui opère sur le long-terme : en moyenne, chaque heure quotidienne que les enfants de moins de 3 ans passent à regarder la télévision commerciale correspond à un doublement du risque de voir survenir des problèmes d'attention cinq ans plus tard. En revanche, la télévision éducative n'avait pas du tout cet effet.
Quels sont les principaux effets secondaires de la télévision sur les enfants qui font consensus dans la communauté scientifique ? Quels sont les effets qui sont encore en débat ?
Ici, il faut bien parler de consensus, et non d'unanimité, car il y toujours ceux qui ne vont jamais reconnaître les effets néfastes de quoi que ce soit. Pour certains, c'est une question financière, étant donné le nombre d'experts qui sont consultants pour l'industrie. Comme disait Upton Sinclair, "il est difficile de faire comprendre quelque chose à un homme quand son salaire exige qu'il ne le comprenne pas". Pour d'autres, admettre que la télévision pourrait avoir des effets néfastes, c'est admettre qu'on doit changer son propre comportement.
On peut tout de même parler de consensus devenus assez solides. D'abord, nous savons que regarder beaucoup de scènes de violence à la télévision conduit quasi directement à un comportement agressif. Ceux qui regardent régulièrement la télévision violente son désensibilisés aux effets de la violence et tendent à penser le monde en termes de violence et de danger.
Nous savons aussi que la publicité est réellement efficace, même si la plupart des gens en nient l'effet pour eux-mêmes tout en le reconnaissant pour autrui. Il y a clairement un consensus scientifique des effets de la télévision sur l'épidémie d'obésité – bien que certains aient décidé d'être aveugles à cette réalité.
Au fur et à mesure que la recherche se développe, on reconnaît aussi, de plus en plus, les effets de la télévision sur le développement cognitif et sur l'executive function. Il est peut-être trop tôt encore de parler d'un consensus solide, mais on peut y déjà esquisser un consensus émergeant dans ces domaines.
Je n'ai pas vu, dans la littérature scientifique, d'articles découvrant des bénéfices à la télévision, surtout pour les enfants... A votre avis y en a-t-il ? Avez-vous des enfants et si oui, les laissez-vous (ou les avez-vous laissé) regarder la télévision ?
La télévision est depuis longtemps dénigrée pour ses multiples effets néfastes sur la santé et le développement. Pourtant, des recherches récentes démontrent que la télé éducative peut favoriser une bonne santé et un développement harmonieux, tandis que la télé commerciale peut conduire à des esprits mous dans des corps flasques. J'ai publié une étude qui suggère que seule télévision commerciale est associée à l'obésité : je pense que la raison en est l'effet de la publicité pour les produits obésigènes qui font fureur.
D'autres études que j'ai menées, décrites tout à l'heure, font un distingo entre les effets néfastes de la télévision commerciale et les effets non-existants ou anodins de la télévision éducative.
Pour les jeunes enfants, de 2 à 4 ans, la recherche a clairement prouvé que la télévision éducative peut réellement favoriser l'acquisition de vocabulaire, les compétences en mathématiques, l'aisance de lecture. Pour les enfants plus âgés, peu de recherche scientifique a été menée, mais on suppose qu'eux aussi pourraient en tirer grand profit.
J'ai moi-même deux fils, de 7 et 9 ans, qui ont le droit de regarder une heure de télévision le samedi et le dimanche. Au début j'ai fait tout pour leur trouver de bons programmes intéressants et éducatifs à regarder. Maintenant qu'ils sont un peu plus âgés, je les laisse regarder plus ou moins ce qu'ils veulent – pourvu que ce ne soit pas trop violent, bien entendu. Parfois, nous regardons en famille de vieux films comme The Muppet Movie ou Charlie Chaplin, ou un programme qui intéresse tout le monde. Un de leurs programmes favoris, c'est Planet Earth, de la BBC. Mais j'avoue que le plus souvent ils choisissent un dessin animé.
Les effets constatés – hyperactivité et troubles de l'attention notamment – sur les plus jeunes enfants sont-il réversibles ? Existe-t-il un débat sur ce point ?
Bien sûr, ces effets sont réversibles – mais à quel prix ! L'enfant qui passe la moitié de sa petite enfance devant l'écran aura la tâche plus rude pour rattraper son retard en lecture ou en mathématiques. Et ces efforts seront encore plus entravés par ses difficultés de concentration. Les choix autour de la télévision ne prédisent pas le sort de l'enfant ; ils déterminent des possibilités. Vouloir changer ces possibilités plus tard, c'est vouloir changer le plan de l'étage d'une maison, une fois la construction déjà entamée.
L'Académie américaine de pédiatrie préconise l'absence de télévision avant l'âge de deux ans, et pas plus de deux heures de télévision "de haute qualité" après cet âge.
Les effets sont-ils différents selon les types d'écrans regardés : TV, ordinateur, jeux vidéos ?
Nous sommes en train de repousser les frontières de la recherche sur ce thème. Nous ne savons pas encore quels sont les effets du temps prodigieux passé sur ces autres sortes d'écrans. Avec les ordinateurs, il y a la possibilité de mettre en jeu la capacité d'interaction, pour créer des programmes avec lesquelles l'enfant peu véritablement jouer et en tirer un avantage cognitif ou tout simplement divertissant. Mais il faut faire attention. Bien qu'il y ait pas mal de jeux qui apparaissent interactifs, il n'est pas toujours clair que l'esprit de l'enfant est véritablement engagé dans cette interaction. Le potentiel des ordinateurs est évidemment là ; la façon dont ils sont utilisés décidera si ce potentiel est réalisé. Étant donné le taux d'utilisation très bas de la télévision éducative, je crains qu'il ne soit pas réaliste de croire que le potentiel des autres formats sera mieux exploité !
Propos recueillis par Stéphane Foucart
A lire : le dossier du supplément hebdomadaire Science & Techno, "La télévision nuit gravement à la santé", dans Le Monde daté du samedi 8 octobre.
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