Egalité ou différence ? Le féminisme face à ses divisions
«Notre corps nous appartient», «Le privé est politique», «Un enfant, si je veux, quand je veux»: les manifestations qui ont célébré les quarante ans du Mouvement de libération des femmes sont revenues sur ces slogans, les modes d’action et les réflexions qui les ont inspirés. Cet anniversaire a offert l’occasion de s’interroger sur les enjeux actuels des féminismes dans leur pluralité. Qu’est-ce que les féministes d’aujourd’hui ont à dire sur les différents débats : prostitution, sexualités, loi sur le port de la burqa ? En 2050, quelles formules symboliseront les féminismes des années 2010 ?
L’un des apports majeurs des théories féministes des années 1970 a été de penser la division masculin/féminin, homme/femme comme une construction sociale et non plus comme une donnée de nature. Une remise en cause de la hiérarchisation sociale entre les sexes/genres est ainsi devenue possible. La dénonciation des «vérités scientifiques» par les savoirs situés féministes a ouvert la voie à la prise en compte des diverses formes et agencements spécifiques de pouvoir en termes de genre, de sexualités, de classes sociales, d’ethnies et de «races». Dès les années 1980, les critiques féministes avaient interpellé les sciences, notamment à propos de la vision : Comment regarde-t-on ? A partir de quoi ? Quels rapports sociaux fondent notre regard (en tant que femme ou homme, Blanc ou non Blanc, hétérosexuel ou non, selon la classe sociale, etc.) ?
Dans les pratiques, la pluralité des courants actuels du féminisme s’inscrit dans la continuité du foisonnement des groupes des années 1970-1980. Ces liens historiques ne doivent néanmoins pas occulter les différences, dans les formes de lutte, entre la génération des années 1970 et les générations actuelles, au point qu’on peut parler de troisième vague du féminisme. L’une des plus manifestes est la mixité hommes/femmes revendiquée par des groupes comme Ni Putes ni soumises, les Panthères roses, Mix-Cité, Osez le féminisme, au rebours d’un féminisme des années 1970 qui cherchait avant tout à faire émerger une parole «libre», indépendante des hommes. Ces groupes, rejoignant ceux de la première vague du XIXe siècle, mettent en avant une exigence de dialogue entre les femmes et les hommes et la «déconstruction» des rôles non seulement féminins, mais aussi masculins.
Ces différences en termes de stratégies politiques ne relèvent pas seulement d’une question de génération, mais davantage d’un contexte sociopolitique: aujourd’hui, dans un moment de régression sociale généralisée, de répression étatique, d’affaiblissement des formes de lutte démocratique, les mouvements féministes se battent d’abord pour la sauvegarde des libertés conquises, sans pouvoir toujours élaborer des utopies nouvelles.
Malgré ces différences, le fil n’est pas rompu entre les générations politiques du féminisme. Ainsi, parmi les courants actuels, perdure un féminisme égalitariste qui milite pour l’égalité hommes femmes. Issu, lui, des années 1970, imprégné par la pensée marxiste, le féminisme matérialiste articule la critique du néolibéralisme à celle des rapports sociaux fondés sur le sexe, la race, l’orientation sexuelle, la classe sociale dans une analyse de la violence masculine comme rapport de domination principal.
Plus récent, le féminisme postmoderne met l’accent sur la déconstruction des normes, remet en question la différence des genres masculin et féminin et des catégories de sexualités (hétéro, bi, homosexualité). Surtout, il articule les luttes autour des différentes expériences de l’oppression -en tant que transexuel(le)s, femmes, lesbiennes, gays, prostituées, racisées, etc.- et se pose d’abord comme anticolonialiste, anti-sexiste, antiraciste.
Des tensions existent entre ces courants. Ainsi, les féministes égalitaristes se voient reprocher de faire des «femmes» une catégorie homogène, effaçant dans un faux universalisme les autres formes de domination comme le racisme, l’hétérosexisme, la domination de classe. Leur modèle d’émancipation, fondé sur l’antisexisme, reléguerait au second plan la lutte contre le racisme, par exemple dans les débats sur le voile et la burqa.
Ces débats internes aux féminismes sont exacerbés par la rhétorique des gouvernements de droite, qui instrumentalisent certaines des thématiques féministes : l’émancipation, l’autonomie des femmes, la lutte contre les violences masculines servent alors à légitimer des politiques xénophobes de fermeture des frontières et de réduction de l’immigration. Ainsi, la polygamie a été mise en avant pour limiter le regroupement familial ; une dénonciation sélective des violences faites aux femmes permet de désigner le «mauvais» immigré, avec des relents colonialistes. Comme si ces violences ne concernaient pas toutes les femmes, de toutes classes et de toutes origines.
Derrière les discours, les subventions allouées aux centres d’accueil pour les femmes battues sont réduites, de nombreux centres IVG ferment. Il s’agit bien de diviser en séparant les enjeux, d’opposer artificiellement la lutte antiraciste et la lutte antisexiste. Les inégalités hommes femmes et la violence masculine tendent alors à disparaître au profit d’un certain relativisme culturel réduit à des incantations sur la lutte contre le sexisme et le racisme.
Pour échapper à ce piège, il est urgent que les différents féminismes prennent conscience d’une communauté d’intérêt et de la nécessité d’une convergence des luttes en vue d’un idéal commun : celui de la disparition des rapports de pouvoirs institués par les normes de genre.
La prise en compte simultanée des diverses formes d’inégalités d’accès aux droits des femmes et de l’impossible réduction des «femmes» à un groupe homogène est bien l’enjeu actuel, mais il ne doit pas faire oublier que l’égalité hommes femmes n’est pas assurée et que les intégrismes religieux sont loin d’être abolis. Sans une critique toujours active de la violence masculine et de l’hétérosexisme, le risque est grand de glisser de la prise en compte de la pluralité des oppressions - y compris à l’intérieur du groupe «femme» - à des lignes de partage fondées sur des particularismes. Ce serait alors faire le jeu de la pensée néolibérale, qui a intérêt à maintenir des oppressions divisées entre elles.
NATACHA CHETCUTI Sociologue et anthropologue, Inserm
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