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samedi 25 septembre 2010

Retraites et projections économiques


Retraites et projections économiques : pour d'autres méthodes.

Les scénarios macroéconomiques du COR ont de multiples limites. L’une d’elles est que le COR, et à sa suite bien d’autres, s’appuie sur des projections de gains de productivité et de croissance sans limites. Dans une perspective de réorientation profonde des modes de production et de vie, le recours à ces « agrégats » macroéconomiques pour anticiper le financement des retraites, et plus généralement pour faire des projections des richesses économiques produites, est problématique. La grande bifurcation vers des gains de qualité et de soutenabilité, qui seront la nouvelle forme de la richesse économique durable, leur échappe presque totalement. Il ne s’agit plus d’analyser, pour penser la protection sociale et sa base de financement, l’économie du « toujours plus » des Trente Glorieuses ni des trente piteuses qui ont suivi, mais la transition vers le « toujours mieux » d’une société écologiquement et socialement soutenable, débarrassée de l’obsession de la croissance quantitative.

Reste une grande question : comment faire autrement ? Il nous faut des scénarios de financement des retraites, c’est évident. Et donc des scénarios concernant la richesse économique à dix ou vingt ans. Voici quelques hypothèses pour les construire autrement, et avec d’autres acteurs. Exercice à risques, mais il faut bien se lancer.

1) Abandonner sans regret la base des scénarios actuels : la macroéconomie classique quantitativiste fondée sur des hypothèses de gains de productivité. La quête de gains de productivité globaux et le concept lui-même sont devenus contre-productifs pour un changement de modèle.

2) Refuser des projections à 40 ans. C’est déraisonnable pour une période de bouleversements nécessaires mais qui, justement parce qu’ils ne sont pas dans le prolongement des cinquante dernières années, sont très incertains. 20 ans, c’est le maximum, et cela suffit amplement pour agir.

3) Partir d’estimations d’emplois (ou mieux, de volume de travail) par secteurs et sous-secteurs en fonction d’évaluations des besoins sociaux, de bilans écologiques et sociaux, et de projets de réorientation de la production (processus, structures, localisation). Cela a peu de choses à voir avec la notion de gains de productivité et de croissance. Il faut des évaluations fines et plurielles des besoins et de la production, associant syndicats, employeurs, élus, citoyens, consommateurs, associations, ONG, et des chercheurs en sciences sociales (pas seulement économistes…), en écologie, etc. Aussi bien dans des secteurs où l’emploi devrait diminuer que dans d’autres, selon moi plus nombreux, où il devrait croître. Je me suis livré sommairement à un tel exercice, mais juste à titre exploratoire car il nous faut des collectifs pour cela. C’est en tout cas possible, et bien moins incertain que les modèles macroéconomiques, quels qu’ils soient.

4) Compléter les estimations précédentes de volume de travail (d’utilité écologique et sociale) par des objectifs de répartition sociale des richesses économiques à 10 et 20 ans. Entre actifs et inactifs en fonction de leur poids relatif anticipé, entre femmes et hommes (tendre vers 50/50 et viser l’égalité professionnelle et l’égalité devant l’emploi), entre salaires et profits (70/30 ? Il faut en débattre), entre profits réinvestis et profits distribués aux actionnaires (revenir aux 3 % de la valeur ajoutée en dividendes, voir l’annexe de ce post ?), etc. Peu importe pour cet exercice démocratique le niveau qu’atteindra le PIB en valeur monétaire. Des ratios suffisent. Ils indiqueront notamment la part de la richesse économique totale revenant aux retraités. On peut s’appuyer sur les données actuelles en valeur pour illustrer les montants monétaires. On pourrait même à cette occasion retrouver l’intérêt des comptabilités en temps de travail… Il resterait à débattre démocratiquement du partage des autres richesses, non monétaires, et du partage du travail, y compris le travail domestique.

Cet exercice portant sur les objectifs de répartition de la richesse économique revient à se fixer des normes de justice durable à atteindre par étapes. C’est d’autant plus crucial qu’il n’y aura pas de vraie conversion écologique sans réduction des inégalités, sans la formation d’une « demande effective durable », sans que les productions « vertes » ne deviennent accessibles à tous. Ces normes correspondent à l’idée du « partage des gains de durabilité », venant se substituer au « partage des gains de productivité » de la société de croissance.

5) Enfin, puisqu’une question essentielle est de savoir ce dont les retraités (et les autres) disposeront « réellement » d’ici 10 ou 20 ans, on pourra, sur la base des projections de production de l’étape 3 et des objectifs de répartition de l’étape 4, évaluer ce qu’ils auront en plus ou en moins. D’une part en quantités ou « volumes » par famille de produits ou par fonctions, d’autre part et surtout en utilité, qualité et durabilité. Pas seulement combien de m2 de logements ou de lieux de vie pour les personnes âgées, mais avec quelles performances énergétiques et quels transports collectifs proches, pas seulement combien de kWh et d’appareils électroménagers mais avec quels niveaux d’émissions et quelle efficacité énergétique, pas seulement de quoi s’alimenter mais quelle nourriture saine, pas seulement des voitures et des kilomètres parcourus, mais de la mobilité durable, pas seulement des services rendus « en vitesse » aux personnes âgées, mais des services qualifiés où l’on prend le temps de bien faire, etc.

Des indicateurs sociaux et écologiques complèteraient cette définition des objectifs. Il est temps de les utiliser prioritairement : objectifs de bien-être des retraités, des personnes âgées, éradication de la pauvreté des retraités, égalité entre les femmes et les hommes, empreinte écologique selon les modes de vie, etc. Si le terme de planification déplaît, parlons alors de « plans d’actions concertées » pour le bien vivre des retraités. Et des autres.

Certes, dans une économie qui produirait globalement les mêmes quantités (avec une croissance pour certaines et une décroissance pour d’autres) pour une même population totale, le niveau de vie moyen « quantitatif » ne changerait guère. Mais la réduction des inégalités profiterait à la grande majorité, dont les personnes aux retraites faibles, et la qualité de vie individuelle et collective, au présent et au futur, pourrait s’améliorer nettement.

Un « gâteau » pas plus gros en quantité, voire plus petit, mais savoureux et mieux partagé. Les macro-économistes mesurent les gâteaux économiques par leur volume. Dans une économie d’abondance, lorsque les ingrédients du gâteau vont manquer à force de vouloir le faire grossir, lorsque son contenu devient toxique, et alors que l’obésité consumériste se répand, il nous faut des gâteaux sains, bons, et mieux partagés. Sans parler des gâteaux non monétaires : extension de la gratuité et de la réciprocité des échanges, de la convivialité et de bien d’autres ingrédients du bien vivre qui concernent tout particulièrement les retraités.

On dira qu’il est plus facile d’énoncer des principes généraux alternatifs que de les mettre en application dans de vrais scénarios. Ce n’est pas certain. Remettre en cause un paradigme et un cadre d’analyse économique dominant prendra du temps. Ce que je mets en avant comme hypothèse de travail revient un peu à un scénario NégaWatt (scénario relatif à l’énergie, voir http://www.negawatt.org/index.htm) amélioré et généralisé, complété par des objectifs de partage des gains de durabilité écologique et sociale. Seuls, les économistes en sont incapables (notez la présence de la virgule après « Seuls »…). Ils seraient en revanche très utiles en se mettant humblement au service de collectifs à créer sur ces questions, et en revisitant leurs outils. Il faut faire fonctionner la démarche de « sciences citoyennes » sur les grandes questions économiques. Ce n’est pas un hasard si ce qui se fait de plus intéressant et de plus innovant aujourd’hui en matière de perspectives d’emploi et de production durables se trouve du côté des associations et syndicats, qu’il s’agisse de NégaWatt, des travaux de la confédération européenne des syndicats sur les transports, des travaux des Amis de la Terre Europe et de quelques autres.

Annexe : sur la part des dividendes dans le PIB
En me fondant sur des chiffres de Frédéric Lordon, j’ai écrit dans divers textes, y compris sur ce blog, que la part des dividendes (et autres profits distribués) dans le PIB était passée de 3,2 % en 1982 à plus de 8 % en 2007. J’aurais dû vérifier car ces chiffres correspondent en fait à l’évolution de la part des dividendes et autres profits distribués dans la valeur ajoutée des entreprises non financières, qui n’est qu’une partie du PIB. Jean-Marie Harribey a refait le calcul et l’a présenté sur son blog. En part du PIB, les profits distribués ont atteint 4 % du PIB en 2007. L’économie et l’investissement ne se porteraient pas plus mal, y compris dans un cadre capitaliste, si l’on en revenait à 2 %. Cela représenterait quand même environ 40 milliards d’euros !

Jean Gadrey ( photo)

Jean Gadrey, 66 ans, est Professeur émérite d'économie à l'Université Lille 1. Ses domaines de recherche sont la « Socio-économie des services » et les « Nouveaux indicateurs de richesse », titres de deux livres récents publiés à La Découverte, coll. Repères. S'y ajoute le thème des inégalités, objet d'un essai "En finir avec les inégalités" (Mango, 2006). Il est membre du CNIS (Conseil National de l'Information Statistique).

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