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Capitalisme
« Nous vivons plus qu’une convergence de crises, l’effondrement est déjà là »
Crise après crise, le système capitaliste semble perdurer. Spéculation financière, dégâts environnementaux et inégalités mondiales repartent de plus belle. Et pourtant… Pour Geneviève Azam, économiste et co-présidente du conseil scientifique d’Attac, les illusions d’un monde aux ressources infinies et à la croissance illimitée sont tombées. Le modèle capitaliste n’est plus porteur de rêves. Un nouveau rapport au monde émerge, aux contours encore incertains. Réussira-t-il à opérer la transition vers un « postcapitalisme civilisé » ? Entretien avec l’auteure du livre « Le temps du monde fini ».
La succession des crises – financière, sociale, écologique... – n’entraîne toujours pas de changements radicaux au sein du système capitaliste. Faut-il attendre son effondrement total pour que ce modèle soit remis en question ?
L’effondrement est déjà là. Nous vivons plus qu’une crise, plus qu’une convergence des crises, mais l’imbrication de toutes les crises. Des émeutes de la faim viennent de nouveau d’éclater au Mozambique. Un tel événement est quasiment impensable dans nos sociétés ! Ces émeutes sont le résultat d’un modèle agricole productiviste et de la spéculation sur les produits agricoles, sur les terres, donc du système financier. C’est également une conséquence de la crise écologique, avec le réchauffement climatique, et de la crise énergétique, avec le développement des agrocarburants pour remplacer le pétrole. Chaque manifestation de l’effondrement que nous vivons combine toutes ces crises.
Nous nous acharnons à repousser toute limite. C’est, selon vous, ce qui caractérise deux siècles d’histoire économique. Sentez-vous une prise de conscience de la rareté, voire de la finitude, de nos ressources et des limites intrinsèques à notre planète ?
Si on fait l’hypothèse que le capital technique peut se substituer indéfiniment au capital naturel, il n’existe effectivement aucune limite. La pensée économique reste prisonnière de cette hypothèse, et de celle de la réversibilité du temps, du possible retour en arrière. La crise écologique montre au contraire que des phénomènes irréversibles, que des destructions définitives sont à l’œuvre. Depuis une vingtaine d’années, les mouvements sociaux ont pris conscience de ces limites. Une expertise citoyenne s’est peu à peu construite sur l’énergie, les semences ou le climat, démontant l’illusion que la technique pourrait remplacer ce qui est détruit.
Les théories économiques oublient la nature. Quand elle est prise en compte, on parle « d’externalités ». On lui attribue un prix comme s’il existait une mesure commune entre nature et marchandises. Cela me gêne. Fixer un prix laisse penser qu’une compensation est possible, qu’il suffit de payer. Certaines dégradations sont irréversibles, et payer ne remplacera jamais les pertes. Parler d’externalités est aussi très révélateur, comme si c’était juste quelque chose de regrettable. C’est le processus lui-même qui doit être modifié et pas simplement ses effets « regrettables ».
Ne risque-t-on pas de s’enfermer dans une gestion économique de la crise écologique, avec, par exemple, le « marché des droits à polluer » ou le principe pollueur-payeur ?
Donner un prix à des pollutions traduit une prise de conscience. Il est logique que ceux qui abiment l’espace public pour des motifs de rentabilité privée soient redevables. Mais comment fixer ce prix ? Aujourd’hui, on nous répond : « par le marché ». Après le marché des droits à polluer pour le climat, la mise en place d’un marché de la biodiversité, avec des droits de compensation et des « mécanismes de développement vert », est à l’ordre du jour. Ce sera sur la table de la prochaine conférence sur la biodiversité au Japon, en octobre. Un tel « marché » induit la possibilité de détruire la biodiversité quelque part à condition de la remplacer ailleurs. Il se met déjà en place. La Caisse des dépôts a créé une filiale pour gérer ce genre de titres. On commercialise la nature dans ce qu’elle a de plus essentiel, le vivant et la biodiversité. Difficile d’aller plus loin.
Quant au principe pollueur-payeur, je souhaite que BP paye pour tous les dégâts occasionnés aux États-Unis. Mais s’il existe des dégâts écologiques, il y a aussi des crimes écologiques. Quand, au nom de la rentabilité, on ne prend pas toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité des installations, des personnes et de la biodiversité, c’est un crime contre l’humanité. Ce problème ne relève pas du champ économique, de compensations financières, mais du droit.
Le temps du « monde fini » est aussi, selon vous, celui de la « perte d’un monde commun »... Qu’entendez-vous par là ?
La gestion de la rareté se fait par l’augmentation de la concurrence, qui est de plus en plus féroce. Cela menace la possibilité de définir collectivement des règles, fondées sur la liberté et la justice, la possibilité d’un monde commun. La philosophe Hannah Arendt parle du triomphe de l’animal laborans. Le productivisme réduit les hommes « à des travailleurs dans une société sans travail ». On ne produit plus d’objets durables. Pour une grande majorité de personnes, le sens du travail consiste désormais à entretenir le rythme biologique, la consommation, la machine humaine. Le travail consume les êtres. Dès lors que les individus sont centrés sur la production de leur propre espace vital, de leur propre survie, le monde commun à l’autre tend à disparaître. La conception néo-libérale d’un être totalement tourné sur lui-même, auto-suffisant, narcissique, « libre », accélère ce processus.
Vous critiquez aussi le changement du rapport à la terre, au « sol », une sorte de processus de désolation...
Nous vivons dans une modernité hors-sol, qui s’accomplit en réalisant cette désolation. La désolation, c’est la destruction des racines, magnifiée au nom de la mobilité. Le capitalisme est en cause mais aussi certains mouvements d’émancipation qui voient l’émancipation comme un arrachement à la terre. Comme si l’humanité pouvait vivre hors-sol, à l’image de la finance globale « off-shore », fluide et mobile, sans attaches. Déracinés, les hommes sont comme étrangers au monde. Les migrants, réfugiés climatiques, contraints à l’exil, sont l’aboutissement de cette logique de désolation : ils n’ont même plus de sol où poser les pieds. Quant aux précaires, ils vivent le déracinement sur place. Le sol est transformé en marchandise.
Nous assistons aussi à la multiplication de « non-lieux ». Des lieux qui n’ont aucune histoire, pas de culture, où les gens se croisent sans rien faire en commun, où ils ne font que consommer, tels les supermarchés ou les multitudes d’ « espaces » : « espace loisirs », « espace culture », « espace interactif »… Ces non-lieux » façonnent notre rapport au monde. Nous sommes face au monde au lieu d’être au monde, privés de racines, de lieux symboliques qui construisent nos identités. Dans toute société traditionnelle, les gens voyageaient beaucoup, c’est une manière de connaître le monde, de se confronter à soi. C’est un désir humain irremplaçable. Nous confondons ce désir de connaître l’ailleurs avec une espèce de mobilité incessante, qui fait que nous passons partout sans jamais s‘arrêter. Le capitalisme, c’est un mouvement de déracinement permanent des populations dans une mobilité permanente. Tout ce qui évoque l’enracinement est considéré comme archaïque.
Comment quitter ce cauchemar d’un monde désincarné ?
C’est maintenant le sol qu’il s’agit de retrouver et les liens qui attachent à la nature et au monde. Mais nous avons plusieurs racines, des racines en rhizome, selon les termes de l’écrivain Édouard Glissant. Les mouvements fondamentalistes exaltent ces racines. Les gens qui n’ont plus de racines fantasment sur une racine unique, religieuse ou idéologique. Le fantasme de la racine unique, c’est la maladie du déracinement, de la non-appartenance. Seul l’enracinement, le sentiment d’appartenir à un monde peut susciter le désir de transformer ce monde. Alors que le déracinement généralisé prive de cette conscience d’appartenance, et même de croire en ce monde. On tombe alors dans le cynisme. « Il se peut que croire en ce monde, en cette vie, soit devenu la tâche la plus difficile, ou la tâche d’un mode d’existence à découvrir sur notre plan d’immanence aujourd’hui », disait le philosophe Gilles Deleuze. Croire en ce monde, c’est assumer un passé et être capable de se projeter dans un avenir.
Une forme insidieuse d’« émancipation » par la science se développe qui consiste à modifier l’humain, à « améliorer » le vivant grâce à la génétique ou aux nanotechnologies. Transformer la condition humaine, est-ce la nouvelle façon de chercher à dépasser les limites ?
Nous avons essayé de conquérir l’infiniment grand. Nous essayons aujourd’hui de conquérir l’infiniment petit. L’expansionnisme s’est déplacé. Nous ne rêvons plus d’annexer les planètes. Les nanotechnologies, les biotechnologies se sont développées pour remédier à « l’incompétence commerciale du cosmos », explique Günther Anders. Ce n’est bien évidemment pas la connaissance qui pose problème, mais la volonté d’appropriation de l’infiniment petit, jusqu’à la molécule, l’ADN. La tradition occidentale tend à poser la vie et les sociétés comme une pure fabrication. Donc, pourquoi ne pas « fabriquer de l’humain » ? À vouloir tout maîtriser, l’homme signe sa fin.
L’idéologie libérale fait croire que la liberté, c’est l’absence de limites. Les limites, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de liberté. La non-reconnaissance des limites nous soumet au mouvement permanent, nous oblige à suivre le sens du courant. Accepter les limites, c’est se donner la possibilité de bifurquer. Il faut déployer des trésors d’inventivité et de créativité individuelle, sociale, politique, pour arriver à tracer un chemin dans ce monde effondré. C’est plutôt enthousiasmant. Nous devons reconstruire une maison et non pas seulement repeindre les murs en vert. La conquête spatiale, je peux la regarder de ma télévision, cela ne me concerne pas. Mais pour reconstruire ce monde-là, je peux exercer mon autonomie, ma créativité, ma liberté de choix.
La conscience d’un monde fini libère des capacités subversives , écrivez-vous. Cette prise de conscience est-elle une chance à saisir pour tout recommencer ?
Cette conscience de la finitude fait sauter tous les verrous qui empêchent de penser et d’agir : toutes les illusions techniques, les fausses solutions, les faux-semblants. L’effondrement et les crises nous ramènent sur Terre. En un sens, la situation est moins catastrophique qu’il y a 30 ans. Les mêmes problèmes subsistent, mais les illusions sont tombées. Cela ne veut pas dire que nous saurons en faire quelque chose. Nous pouvons vivre une période de régression terrible, c’est même une probabilité forte. Le capitalisme peut perdurer, en augmentant les inégalités par les guerres et l’accaparement des ressources. Je ne dis pas que c’est la fin du système, mais il ne peut plus se parer des vertus civilisatrices. C’est un énorme changement. Idem pour le productivisme qui ne peut plus se parer des vertus de l’amélioration du bien-être. La crise de la gauche, longtemps productiviste, se situe là.
De toutes les résistances qui foisonnent dans le monde, aucune n’est insignifiante à partir du moment où elle invite à un premier pas de côté. Un pas de côté à la fois simple et difficile, mais infiniment libérateur. Beaucoup de mouvements progressistes avaient tendance à hiérarchiser les luttes. Il n’y a pas de résistances mineures. Nous assistons à l’effondrement d’un monde, d’une civilisation. Aucune résistance n’est insignifiante dès lors qu’elle permet de reconstruire du commun entre les humains, et du commun avec la Terre. Se dire qu’il faut faire quelque chose, c’est déjà une démarche de libération. Je suis frappée de voir que beaucoup de luttes s’attaquent aux racines du système. Dans les manifestations, à Copenhague, les militants scandaient « changeons le système, pas le climat ». Nous pouvons trouver des répits à l’intérieur du système – croissance verte, développement durable... – mais il n’y a pas de solution sans un changement d’imaginaire. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement affirmé par quelques théoriciens mais aussi porté par les mouvements de base.
Face aux limites du monde fini, la solution est-elle dans la décroissance ?
Dans un monde fini, l’injonction à l’expansion infinie exprime une passion mortifère. Ceux qui portent la notion de décroissance ont accompli une œuvre salutaire. Cela permet de lancer le débat public et de réactiver les critiques de la croissance. Personnellement, je suis davantage séduite par la notion de « bien vivre », de sobriété. Cette critique de la croissance existe désormais aussi dans les pays du Sud, alors que l’idée de décroissance est née au Nord. Cela répond aux critiques qui dénoncent l’écologie comme un truc de riches et disent que la décroissance ne peut s’appliquer qu’au Nord. La notion de « bien vivre » est reprise par de nombreux mouvements latino-américains. Et ce n’est pas une notion importée des pays du Nord : il existe une critique de la modernité occidentale, qui se fait non pas au nom de la tradition, mais d’une conscience de la destruction des écosystèmes et des dégâts du productivisme. C’est le cas, par exemple, de l’opposition à la construction des grands barrages au Brésil, portée notamment par les mouvements indigènes. Le projet de l’Équateur de ne pas extraire le pétrole de la région Yasuni, en Amazonie, est soutenue par de nombreux mouvements. Notre modèle de développement – ses téléphones, ses voitures et ses télévisions – continue d’être attractif mais ne possède plus la même force de mobilisation.
Pour vous, le droit est-il un levier majeur pour les changements à venir ?
Le côté juridique peut aussi faire avancer le politique. Un Tribunal international de justice climatique et environnementale permettrait la reconnaissance des « crimes écologiques contre l’humanité ». Cette idée est proposée dans la déclaration finale de la première « Conférence des peuples sur le changement climatique » qui s’est réunie à l’invitation du président bolivien Evo Morales à Cochabamba, en avril 2010. Problème : les droits de l’humanité ne sont définis qu’en négatif, comme lorsqu’on évoque un « crime contre l’humanité ». Et l’humanité, ce n’est pas simplement un principe.
Que pensez-vous du concept de Terre-mère, inspiré des revendications autochtones et indiennes en Amérique latine, et qui commence à faire débat au sein du mouvement altermondialiste en Occident ?
Après les droits civiques, sociaux et économiques, il faut une autre génération de droits qui garantissent de manière positive les droits de l’humanité et de la Terre. Ce n’est pas la même chose que les droits de la Terre tels qu’ils apparaissent dans les constitutions équatorienne ou bolivienne, avec la « Terre-Mère » (Pachamama). Dès lors que nous définissons un droit, nous sortons d’une conception transcendante et sacrée de la Terre. Ce sont les humains qui définissent ce qui permet un monde commun sur la planète. La revendication de la Terre-mère est radicalement différente de la nôtre, mais elle nous dit quelque chose de fondamental sur l’humain : on ne peut pas couper radicalement les liens entre l’humanité et la Terre. C’est cela que nous devons chercher à universaliser.
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Geneviève Azam, Le temps du monde fini, vers l’après capitalisme, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2010. 18 €
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