Quand une philosophe est coupée des réalités
Si Socrate vivait à notre époque, il serait certainement à nouveau passé en procès, tant la haine d'une certaine opinion publique est virulente à l'égard de l'exercice de la pensée. Nous pouvons d'ailleurs caractériser notre époque comme celle d'un nouvel obscurantisme, tellement la haine de l'autre semble avoir aveuglé une partie de notre classe politique.
Dans sa tribune publiée dans Le Monde daté du mercredi 18 août (intitulée "Insécurité : attention aux raccourcis faciles"), le député UMP Bernard Debré fustige, parmi d'autres, les "philosophes coupés des réalités".
S'il existe de bons et de mauvais philosophes, comme il existe de bons et de mauvais hommes politiques, tous ont vocation à penser le monde dans lequel nous vivons. Ce monde réel est construit de mots, de concepts, de valeurs, de discours et de tribunes dans les journaux qui façonnent le monde matériel.
Or la réalité que nous propose M. Debré, en bon élève appliqué, est une réalité apocalyptique digne de films d'action de série B, mis en scène par des hommes politiques irresponsables qui donnent, depuis quelques semaines, dans la surenchère médiatique.
Le monde de M. Debré et de ses amis est donc un monde à feu et à sang dont il faut éradiquer le mal. En bon sophiste, M. Debré nous invite à ne pas tout confondre, à manier la langue avec précaution. Or pour nos gouvernants, dire, c'est faire : il suffit d'affirmer une chose pour considérer qu'elle a été exécutée. Inviter à la modération, c'est donc se poser comme modéré.
Banalité du mal
Ce qui n'empêche pas M. Debré, tout au long de son exposé, d'insister très lourdement et très pédagogiquement sur le triptyque Etranger-Religion-Délinquance. Car, écrit-il, nous ne "saurions nier les faits". La France est un pays d'immigration dans lequel "l'assimilation est en panne". La seule utilisation du mot "assimilation", en lieu et place du mot "intégration", nécessiteraient un commentaire.
Pour répondre à M. Debré, ce dont nous devons avoir peur, ce n'est pas de la réalité de l'insécurité, mais de la réalité de la bêtise. Car, lorsqu'on lit, entre autres préjugés, dans cette tribune qui nous invite à la nuance, que "notre école doit former tous les Français et pas uniquement ceux dont les familles viennent de l'étranger", c'est bien de pure bêtise dont il s'agit, retour d'un refoulé que M. Debré ne peut contenir.
Loin d'être anodine, la bêtise à laquelle nous devons faire face est haineuse, dangereuse, pleine de bonne conscience dénuée de tout humanisme, une bêtise qui s'exonère du fait de penser les conséquences humaines, bien réelles, de ses affirmations.
Cette absence de pensée, celle-là même qu'Hannah Arendt décrivait sous le nom de "banalité du mal" dans son compte rendu du procès du haut dignitaire nazi Adolf Eichmann.
Aline Louangvannasy est professeure de philosophie.
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