Brassens, l’utopie au quotidien
Le trentième anniversaire de la mort de Georges Brassens risque d’effacer, dans des hommages consensuels, ses rugosités anarchistes. Cependant l’exposition «Brassens ou la liberté» de Clémentine Déroudile et Joann Sfar à la Cité de la musique rappelle l’engagement de celui qui collabora au journal de la Fédération anarchiste, le Libertaire. Il ne s’agit pas d’enrôler le poète à des fins partisanes : ce serait contraire à son réjouissant individualisme de porc-épic. Mais pourquoi ne pas nourrir notre éthique politique de quelques-unes des chansons qui ont accompagné différents âges de nos vies ?
«Je vivais à l’écart de la place publique, / Serein, contemplatif, ténébreux, bucolique…» : les Trompettes de la renommée (1961) expriment le souci premier de la défense de l’autonomie individuelle face aux conformismes sociaux. Ce qui ne signifie pas le refus des sociabilités, célébrées dans les Copains d’abord (1964). Dans cette antinomie, on trouve comme un écho à un des grands penseurs américains, Ralph Waldo Emerson : «La solitude est impraticable, et la société fatale. Nous devons garder la tête dans l’une et nos mains dans l’autre. Nous y parviendrons si nous conservons notre indépendance sans perdre notre sympathie» (Société et Solitude, 1870). Chez Ralph Waldo Emerson comme chez Georges Brassens, le point d’équilibre apparaît fuyant, entre pression sociale et isolement, joies de la convivialité et plaisirs de l’introspection.
Rétif à un «tout collectif» étouffant, Brassens a choqué les adorateurs postsoixante-huitards des posters du Che avec Mourir pour des idées (1972). On n’est pourtant pas obligé de comprendre cette interpellation comme un crachat sur l’héroïsme. Pourquoi ne pas l’entendre comme une petite voix critique doublant les légitimes élans romantiques ? 1) En rappelant la valeur de la vie humaine : «Mais de grâce, morbleu ! Laissez vivre les autres ! / La vie est à peu près leur seul luxe ici bas» ; 2) en pointant les écarts entre les moyens et les fins de l’action émancipatrice : «Encore s’il suffisait de quelques hécatombes / Pour qu’enfin tout changeât, qu’enfin tout s’arrangeât / Depuis tant de "grands soirs" que tant de têtes tombent / Au paradis sur terre on y serait déjà» ; et 3) en ironisant sur les dogmes périssables : «Allons vers l’autre monde en flânant en chemin / Car, à forcer l’allure, il arrive qu’on meure / Pour des idées n’ayant plus cours le lendemain.»
Davantage que le geste désespéré de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid, les paroles de Brassens moqueraient les gesticulations médiatiques d’un BHL : «Les Saint-Jean-Bouche-D’or qui prêchent le martyre / Le plus souvent, d’ailleurs, s’attardent ici-bas.» Au cœur d’une guérilla altermondialiste, le sous-commandant Marcos a fait droit à une telle petite voix : «Nous ne voulons pas qu’on hérite de nous le culte de la mort… pour lutter il faut être en vie.»
Brassens est aussi un poète du surgissement de l’inédit dans la banalité du quotidien. La fatalité de la répétition peut être déjouée par l’inattendu. Il y aurait bien de l’utopique dans l’ordinaire, non au sens d’un monde idéal fermé sur lui-même mais de la préservation d’un ailleurs ici bas. A l’écart des stéréotypes de l’ensoleillement, c’est de la pluie que jaillit la luminosité dans le Parapluie (1953) et l’Orage (1960). L’utopie chemine à travers des instants d’éternité, bousculant la succession linéaire du temps pour rapatrier le sens de l’éternel du divin vers l’humain : «Un p’tit coin d’parapluie / Contre un coin d’paradis / Elle avait quelque chos’ d’un ange.»
Mais ces moments utopiques sont fugaces, comme le rappelle le poème d’Antoine Pol métamorphosé en chanson par Brassens en 1972, les Passantes : «A celle qu’on voit apparaître / Une seconde à sa fenêtre / Et qui, preste, s’évanouit.» Ces «chères images aperçues»,«tous ces bonheurs entrevus» donnent une coloration mélancolique à nos rêves d’ailleurs. Mélancolique au sens où l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot a arrimé le mot «mélancolie» à la conscience des fragilités humaines : «C’est le sentiment habituel de nos imperfections.»
L’imperfection n’épargne d’ailleurs pas Brassens lui-même. Sa fort controversée chanson les Deux Oncles (1964), «l’un aimait les Tommies, l’autre aimait les Teutons», garde un goût amer. Quand le pacifisme banalise, dans une attristante symétrie, la barbarie nazie ! L’erreur apparaît bien inéliminable dans notre rapport à nous-mêmes et au monde. Transformer Brassens en icône, sans failles, serait tellement éloigné de la sensibilité libertaire qu’il nous a léguée. Si les langues de bois des politiciens professionnels pouvaient en être affectées et la gauche éviter les clichés du type le Retour des morts-vivants pour retrouver le visage farceur de Tonton Nestor (1960).
PHILIPPE CORCUFF Sociologue
Auteur de : «B.a.-ba philosophique de la politique pour ceux qui ne sont ni énarques, ni politiciens, ni patrons, ni journalistes», éditions Textuel.
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