Il faut sortir de la religion de l'atome
S'il est encore beaucoup trop tôt pour tirer un bilan synthétique de ce qu'il faut bien appeler catastrophe nucléaire, il est d'ores et déjà possible de livrer quelques observations sur la façon dont elle a été présentée dans notre pays. A la fois par les spécialistes du nucléaire, l'élite politique dans sa grande majorité (exception faite des écologistes, du Parti de Gauche et de quelques autres, le Pati socialiste manifestant une fois de plus son incapacité à incarner une opposition crédible), et par la plupart des médias. Ces derniers, à l'insu de leur plein gré, comme disait un célèbre coureur cycliste, ont été et continuent à être le plus souvent complices d'une authentique mascarade en matière d'information. Il est certain qu'il est toujours plus confortable, narcissiquement parlant, de se persuader que le pire est évité, ou bien réservé aux autres…
On a d'abord cherché à minimiser à peu près unanimement l'accident lui-même, et manifesté une incapacité à en reconnaître la gravité. Alors que dès les premières heures, certains experts américains parlaient d'une catastrophe majeure, Eric Besson, en charge de l'énergie au gouvernement, s'en tenait encore à l'hypothèse peu vraisemblable du simple accident sans conséquences. Que les autorités japonaises dissimulent une partie des réalités, en ces circonstances, pour ne pas effrayer leurs populations, cela peut se comprendre. Mais à des milliers de kilomètres de là, la même manœuvre n'a pour seul objectif que de discréditer par avance toute critique éventuelle à l'encontre de notre propre industrie nucléaire.
Une fois que le terme "catastrophe" ne pouvait plus être évité, nous avons été sommés, par une manipulation grossière dénoncée par Erik Emptaz dans Le Canard enchaîné du 16 mars, d'éprouver de la compassion pour les pauvres victimes japonaises qui souffrent, et de remettre à plus tard (de préférence à jamais), sous peine d'"indécence" (Xavier Bertrand, Ségolène Royal, Claude Allègre et bien d'autres) un débat qui n'a jamais eu lieu. Ce débat serait pourtant susceptible de remettre en cause les a priori fondant le monopole absolu du nucléaire en vigueur depuis le programme lancé à la fin de la présidence Pompidou, qui a fait de la France le pays le plus nucléarisé du monde. Autant dire que cette question est toujours parfaitement taboue, alors même que le monopole de l'électricité nucléaire en France est plus que jamais réaffirmé après le sabotage du Grenelle de l'environnement par les autorités, comme le souligne à juste titre Corinne Lepage.
Que d'autres pays européens tels que l'Allemagne, l'Autriche ou la Suisse, qui n'ont pourtant pas la réputation d'avoir des dirigeants particulièrement "émotifs" à leur tête, réagissent à cette catastrophe en prenant sans attendre des mesures de précautions, voilà qui n'est pas de nature à faire bouger d'un iota la position officielle française. Pourtant, la sophistication de la technologie japonaise met nos élites dans l'embarras (le directeur de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) reconnaissait lui-même que les réacteurs japonais appartenaient à la même filière que les français), ôtant par avance toute leur portée aux discours méprisants que l'on avait pu tenir lors de la catastrophe de Tchernobyl face à l'incurie soviétique.
A ce propos, on a tenté parallèlement de minimiser systématiquement les conséquences des catastrophes nucléaires précédentes. On apprenait ainsi lundi 14, au journal de 20h sur France 2, que Tchernobyl n'aurait causé la mort par cancer de la thyroïde que de dix-sept enfants. Voilà qui est rassurant ! Or, il semblerait qu'au moins 600 000 liquidateurs furent irradiés à cette occasion et toutes les hypothèses sérieuses évaluent les pertes humaines à plusieurs dizaines de milliers ; une vaste zone géographique restera infertile et inhabitable pendant une durée indéterminée.
Les experts ergotent à présent sur les doses létales, s'empressent de souligner que certains composants radioactifs vont perdre en quelques mois leur dangerosité (Thierry Charles dans "C'est dans l'air" sur France 5, le mardi 15), oubliant par la même occasion de préciser que d'autres radio-éléments échappés des centrales japonaises ont une durée de vie autrement plus longue. L'on se garde a fortiori de rappeler que l'inhalation d'un microgramme de plutonium (qui entre dans la composition du Mox, cette spécialité française rejetée par les autorités américaines en raison de sa dangerosité et de sa faible rentabilité, qui alimente certains réacteurs français et japonais) suffit à provoquer un cancer du poumon…
Les discours des prétendus experts du nucléaire et de leurs valets politiques auraient un caractère parfaitement grotesque si la situation n'était aussi tragique : on en est réduit à espérer que les vents veuillent bien pousser les nuages en direction du Pacifique (peu importent les populations, certes beaucoup moins nombreuses, éparpillées sur cet océan), et à espérer que la pluie se fasse un peu attendre. D'une façon dérisoire, ces maîtres fiers de leur technologie, qui pensaient pouvoir tout contrôler, sont obligés de s'en remettre au bon vouloir des éléments. Heureusement pour eux, le ridicule ne tue pas.
"DÉNI DES RÉALITÉS"
On ne le répètera jamais assez : l'industrie nucléaire, outre son coût faramineux (on connaît tout au plus le coût de démantèlement d'une centrale, mais pas celui de la gestion des déchets durant des siècles, ce qui n'empêche pas les journaux télévisés de vanter sans sourciller le caractère bon marché du kwh d'électricité d'origine nucléaire !) n'est pas potentiellement dangereuse. Elle est au contraire intrinsèquement polluante, et ce à toutes les étapes de son exploitation (dès la phase d'extraction de l'uranium, qui nécessite le broyage de plus de 600 tonnes de minerai pour l'obtention d'une tonne utilisable, et dont le bilan en termes d'émission de CO2 n'est pas du tout anodin).
Et contrairement à ce qu'affirme naïvement Nicolas Dupont-Aignan, même une gestion publique étatique des plus sérieuses, au lieu d'une gestion privée par définition plus soucieuse de rentabilité que de sécurité – au sens fort (Tepco) ou au sens faible (les sous-traitants d'EDF) – ne nous préserverait pas de risques naturels ou terroristes majeurs. Mais le pire est encore que cette technologie non maîtrisée laisse à nos descendants, sans doute pour des millénaires, un legs empoisonné : le mythe du "confinement" des éléments radioactifs est démenti par toutes les réalités, comme l'illustrent parfaitement les fuites recensées dans l'ancienne mine de sel de Hasse, en Allemagne.
Il faut bien comprendre une chose, sans quoi cet entêtement absurde garde un caractère mystérieux. Derrière les intérêts économiques et financiers colossaux en jeu, il y a, plus fondamentalement, l'attachement à un dogme. Le dogme de la quasi-perfection, en tout cas de l'innocuité de la technologie nucléaire, est en France l'objet d'une foi aveugle chez ses sectateurs. En douter ne serait-ce que très modérément, ce serait faire sécession, se comporter en hérétique. C'est très significativement que B. Bigot déclarait le 16 mars sur France Inter qu'en dépit de la catastrophe japonaise, le nucléaire restait à ses yeux une énergie d'avenir pour l'humanité. Et même dans l'hypothèse atroce où plusieurs millions de personnes viendraient à être irradiées, l'on peut être certain que Monsieur Bigot et ses pairs ne changeraient pas d'avis, prêts à sacrifier la santé des populations pour préserver leur religion de l'atome.
Que ce triste avatar du scientisme soit une sinistre caricature de la célèbre formule cartésienne : "Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature", cela ne change rien à l'affaire. Une foi aveugle, ancrée dans le déni des réalités les plus évidentes, des gens prêts à tout pour faire triompher leurs convictions, n'est-ce pas précisément la définition du terrorisme ?
François Géal, maître de conférences à l'Ecole normale supérieure
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