Sur la Valeur économique des chauves-souris comme pesticides
Un débat passionnant existe de longue date sur l’intérêt et les limites de la « monétarisation des services de la nature ». En termes plus courants, il s’agit de savoir jusqu’à quel point il peut être légitime de donner un quasi-prix à certains bénéfices reçus gratuitement de la nature, ou à certains dommages ou pollutions que l’activité humaine lui inflige. Les positions sont parfois très tranchées, parfois plus pragmatiques.
Je vous propose tout d’abord une belle réflexion contenue dans ce texte de trois pages de Nicolas Bouleau, qui critique les évaluations économiques de la biodiversité et plus généralement les évaluations monétaires des “services” de la nature.
biodiversite-nbouleau2011.pdf
Nicolas Bouleau, pour ceux qui ne le connaissent pas, est un mathématicien probabiliste, épistémologue, également spécialiste des marchés financiers. Il est Directeur de recherche à l’école des Ponts, chercheur associé au CIRED (environnement et développement) et membre du comité de veille de la Fondation Nicolas Hulot, devenue Fondation pour la Nature et l’Homme. Il a signé le manifeste des économistes atterrés et la pétition récente des 1000 économistes pour une taxation des transactions financières (taxe « Robin des bois », voir ce lien, et n’hésitez pas à signer, ce n’est pas réservé aux économistes).
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Nicolas Bouleau, pour ceux qui ne le connaissent pas, est un mathématicien probabiliste, épistémologue, également spécialiste des marchés financiers. Il est Directeur de recherche à l’école des Ponts, chercheur associé au CIRED (environnement et développement) et membre du comité de veille de la Fondation Nicolas Hulot, devenue Fondation pour la Nature et l’Homme. Il a signé le manifeste des économistes atterrés et la pétition récente des 1000 économistes pour une taxation des transactions financières (taxe « Robin des bois », voir ce lien, et n’hésitez pas à signer, ce n’est pas réservé aux économistes).
Le jugement global de Nicolas Bouleau (qui rejoint celui de Jean-Marie Harribey, qui a de l’ancienneté dans cette critique) me semble juste en termes de risques politiques et de fragilité scientifique de nombre de travaux de « monétarisation » de services écologiques. Cela dit, une prise de position théorique ou de principe, même très solide, peut laisser passer des cas concrets où un usage maîtrisé d’outils économiques n’est pas à exclure, y compris de la part de défenseurs de l’environnement. Je vais prendre un exemple récent.
CHAUVES-SOURIS ET PESTICIDES
Dans Le Monde du 20 avril, il est question du « coût de la disparition des chauves-souris ». Je ne connais pas l’étude d’origine ni sa méthode, mais l’article est assez explicite et a priori ces estimations semblent avoir du sens. Il n’y est pas question de déterminer une « valeur d’existence » des chauves-souris mais seulement d’isoler une de leurs « fonctions » écologiques ayant des incidences économiques : leur rôle d’insecticide. Ces animaux ont bien d’autres propriétés ou « fonctions » dignes d’intérêt, mais on ne raisonne que sur celle-là. Je suppose qu’il existe des données sur leur consommation d’insectes et sur les types d’insectes concernés. Les auteurs estiment ensuite ce qu’il faudrait de pesticides pour remplir le même rôle de limitation du nombre des « ravageurs de culture » dans l’agriculture américaine si les chauves-souris disparaissaient du fait d’une maladie actuelle (un champignon) d’origine encore inconnue.
Leur calcul, avec probablement des marges d’erreur énormes, en particulier dans l’extrapolation à l’ensemble de l’agriculture du pays, aboutit à un coût évité (pour les agriculteurs) de 23 milliards de dollars. Mais si l’on disait entre 10 et 40 milliards pour tenir compte des incertitudes, cela resterait quand même assez spectaculaire. Telle serait la valeur des chauves-souris dans leur fonction de pesticides pour l’agriculture américaine.
Prudents, les chercheurs avertissent que ce calcul exclut les dommages connus ou vraisemblables de l’emploi de plus de pesticides. On se concentre donc, pour les chauves-souris comme pour les pesticides, sur une dimension apparemment précise et très limitée de leurs effets : tuer des insectes qui font des dommages. En faisant cela, on défavorise nettement les chauves-souris - qui ne produisent presque aucun dommage (le seul connu est le cas, très rare, de la rage) et ont de nombreux autres avantages - par rapport aux pesticides, qui n’ont aucun autre avantage et produisent bien des dommages.
On se dit donc qu’une telle évaluation comptable, qui n’a besoin d’aucune « fonction de production » compliquée, est bonne à prendre comme argument pour « sauver les chauves-souris », en plus d’autres arguments non économiques éventuels. Et pour ma part, je comprends que des écologistes (ou des agriculteurs) s’en saisissent.
Cela dit, même dans ce cas, qui semble défendable, bien des questions demeurent.
1) D’abord une incidente : l’article évoque le coût additionnel de la disparition des chauves-souris pour l’agriculture. Fort bien, mais pour l’économie américaine, son PIB et sa croissance, la disparition de ces animaux pourrait s’avérer bénéfique selon le critère du PIB, avec la croissance de la filière productrice de pesticides. Ce ne serait pas le seul exemple où une catastrophe, naturelle ou non, serait bonne pour le PIB, ou au moins neutre.
2) On fait comme si la fonction technique de limitation des insectes « ravageurs » était identique pour les pesticides et pour les chauves-souris, ce qui est forcément faux. Ne serait-ce que parce que ces braves bêtes ne chassent que la nuit (du coup, elles ne détruisent pas les abeilles !) et que ce qu’elles préfèrent manger est variable selon leurs espèces : chenilles, chrysomèles, punaises, mouches, moustiques, etc.
3) On fait comme si les insectes éliminés étaient purement nuisibles, n’avaient aucun rôle valable dans les écosystèmes. On peut penser que c’est inexact et que l’adjectif nuisible ne concerne que des freins à l’exploitation économique productiviste telle qu’elle existe.
4) On raisonne sur un type d’agriculture (américaine) industrielle et pas sur des techniques existantes d’agro-écologie capable de limiter les nuisances (pour la production agricole) de certains insectes, chenilles, limaces ou autres, même en l’absence de chauves-souris, sans pesticides et sans conduire à la disparition des insectes. On nous réduit à un choix binaire (chauves-souris ou pesticides) à système agricole donné. Avec une autre agriculture, une menace sur les chauves-souris pourrait n’avoir qu’une incidence très faible sur les coûts de production en raison de phénomènes de résilience, inconnus des économistes. Une évaluation économique de la valeur « productive » des vers de terre aboutirait probablement à une valeur énorme pour l’agro-écologie (qui en dépend beaucoup) et à une valeur nulle pour l’agriculture « chimique » (qui les détruit)…
5) Et si la disparition des insectes traités aux pesticides incluait la disparition des abeilles et de leurs « services de pollinisation », nous faudrait-il ajouter une évaluation économique de cette seconde extinction (il en existe, évidemment) ? On voit qu’on ne peut pas s’en sortir vraiment avec des analyses économiques totalement incapables de penser dans un autre paradigme, écosystémique ou de « pensée complexe », sans même évoquer les critères éthiques.
6) L’article n’évoque pas l’hypothèse selon laquelle la maladie des chauves-souris pourrait avoir une origine humaine. Sans doute parce qu’il n’y a aucune preuve en ce sens. Mais avec mon mauvais esprit, et vu la fréquence de cas semblables où il a fallu très longtemps pour conforter une telle hypothèse, je ne peux pas l’exclure. D’autant que, sur la Toile, on évoque bien la possibilité que le champignon incriminé ait été apporté dans les grottes par des touristes ou spéléologues. Voir ce lien.
Au total, je ne suis pas forcément contre une utilisation pragmatique et politique d’outils économiques que l’on pourrait retourner dans certains cas contre l’économie productiviste. Mais il faut admettre que ces outils peuvent aussi se retourner contre ceux qui croient les avoir apprivoisés au service de causes fondamentalement non économiques. Même dans le cas des chauves-souris, cela peut être un piège, sauf si l’on est très clair sur les hypothèses et les limites et à condition de ne pas faire du calcul économique le seul ni le principal argument. Que cela attire des médias soumis à l’économisme n’est pas une raison suffisante pour tomber dans le piège. On retrouve ici des débats qui existent pour des enjeux non écologiques, comme par exemple l’évaluation monétaire du travail domestique, où le piège est encore plus redoutable selon moi.
L’impérialisme économique est une menace pour l’écologie morale et politique. Un peu de calcul économique simple et mis en débat citoyen peut en revanche faire partie des arguments si on lui applique des principes de précaution et s’il n’occupe qu’une place réduite dans l’ensemble des considérations. Le premier des principes de précaution me semble le suivant : on ne peut en aucun cas définir (ni mesurer) la valeur économique d’une espèce ni d’un écosystème ni de tous les « services » de la nature. Et la pire des solutions est « l’évaluation contingente », méthode qui consiste à mener des enquêtes en demandant aux gens ce qu’ils « seraient prêts à payer » pour éviter, par exemple, la disparition d’une espèce ou d’un espace naturel. On est là typiquement dans le piège de la soumission de toutes les richesses à l’impérialisme de la valeur économique. Celui qui nous a conduits à la situation où nous sommes. Il n’y a que la délibération démocratique comme outil de confrontation de toutes les valeurs et de toutes les richesses auxquelles nous tenons.
Jean Gadrey
Pour le fun, et sans aucun rapport, je vous conseille ces 10 minutes de vidéo : http://www.lecarnet.info/post/La-police-de-l-amour. C’est certes très américain, mais c’est du militantisme joyeux…
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