L’information est une libération
Apprenant qu’en 2011, en France, le journalisme pouvait être convié à rendre compte des excès d’une transparence totalitaire dont il serait l’instrument, j’ai pensé à ce passage de l’Etrange Défaite où Marc Bloch s’interrogeait en 1940 sur la responsabilité dans la débâcle française d’une presse peu curieuse et fort suiviste, dénuée de «ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible». Et l’historien résistant de conclure : «Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système, prétendument démocratique, tel, le pire crime de nos prétendus démocrates.»
Il faut croire que le crime prospère encore. Nos prétendus démocrates d’aujourd’hui n’ont-ils pas entrevu le diable en la personne de Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks ? Alors que les révélations des câbles diplomatiques américains accompagnaient le réveil démocratique des peuples arabes, qui prenaient courage avec cette mise à nu de la décrépitude de leurs despotes, nous entendions, ici, un Premier ministre de droite (François Fillon) crier au vol et au recel de vol tandis qu’un ancien ministre de gauche (Hubert Védrine) lançait : «La transparence illimitée, c’est la Chine de Mao.»
L’un et l’autre témoignaient d’une bien faible conscience démocratique. D’abord, notre propre droit n’a cessé d’affirmer, de jurisprudence en jurisprudence, que l’origine éventuellement illicite d’une information devenait secondaire si cette information se révélait légitime parce que d’intérêt public. En d’autres termes, le droit fondamental à l’information du peuple, parce qu’il conditionne la vitalité démocratique, est prioritaire - jurisprudence que Mediapart a su défendre victorieusement, durant l’été 2010, au début de l’affaire Bettencourt.
Ensuite, le propre d’un pouvoir totalitaire, ce n’est justement pas «la transparence illimitée», mais l’opacité totale sur le pouvoir et une transparence inquisitoriale sur les individus. Le secret y protège un pouvoir absolu qui, en revanche, traque les secrets de la société, lui refusant toute vie autonome. Cette comparaison inconséquente est donc une sorte de lapsus : pour Hubert Védrine, comme pour François Fillon, il importe d’abord que le pouvoir survive à l’abri de ses secrets, tandis que la société resterait privée des informations lui donnant prise sur ce qui est fait en son nom.
Dans le cas de WikiLeaks en particulier et du journalisme en général, il ne s’agit donc en aucun cas de transparence mais d’information : autrement dit, non pas de mettre à nu des individus, mais de dévoiler des politiques. S’agissant des affaires publiques, la publicité doit être la règle et le secret l’exception. Rendre public ce qui est d’intérêt public est toujours légitime. Tout document qui concerne le sort des peuples, des nations et des sociétés mérite d’être connu du public afin qu’il puisse se faire son opinion, juger sur pièces, choisir pour agir, influer sur les affaires du monde et sur la politique des gouvernements.
Si, en démocratie, le peuple est souverain, alors la politique menée en son nom ne saurait être l’apanage exclusif d’experts et de spécialistes, d’élites et de professionnels, qui seraient seuls destinataires des informations légitimes, agissant en quelque sorte comme des propriétaires privés d’un bien public. La diabolisation d’une prétendue transparence en lieu et place d’une défense acharnée du droit de savoir des citoyens n’est, au bout du compte, qu’une pensée oligarchique, au croisement de l’avoir et du pouvoir, de la puissance et de la finance, où, par privilège de fortune, de diplôme ou de naissance, une petite minorité se pense plus légitime que le peuple ordinaire pour parler et agir en son nom.
EDWY PLENEL Journaliste, directeur de Mediapart
Dernier ouvrage paru : «le Président de trop. Vertus de l’antisarkozysme, vices du présidentialisme», Paris, Don Quichotte, 2011.
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