Apprentis sorciers
Cela ne devait pas arriver. Ou plutôt, la probabilité était infime, proche de zéro. Ce qui permettait aux techniciens, aux décideurs et à l'ensemble des citoyens japonais de dormir tranquilles. Mais c'est arrivé. Et on a découvert alors que les conséquences potentielles de cette catastrophe étaient au-dessus de tout ce qu'on avait pu imaginer : des retombées radioactives importantes sur des dizaines ou des centaines de millions de personnes, l'activité économique de la quatrième puissance industrielle mondiale arrêtée, des milliers de kilomètres carré irradiés et devenus inhabitables et sans doute des millions de victimes. Que se passe-t-il quand on multiplie quasiment zéro (la probabilité) par quasiment l'infini (les risques encourus) ? Les mathématiciens, depuis longtemps, déclarent alors la quantification impossible.
Martin Weitzman - l'économiste américain qui s'est rendu célèbre en proposant d'indexer une partie des salaires sur les résultats des entreprises, à la hausse comme à la baisse, de manière à réduire le chômage de masse - a publié récemment un travail très documenté sur le changement climatique [1] dans lequel, justement, il approfondit cette question des " densités de probabilité à queue épaisse " (sic). Que se passerait-il si toutes les (nombreuses) hypothèses pessimistes en matière de changement climatique se réalisaient, bien que chacune soit affectée d'une probabilité faible ou très faible ? Le résultat fait froid dans le dos, si l'on ose dire, puisqu'il aboutit à la conclusion que la température de la planète, à horizon séculaire, pourrait alors grimper de 10 à 20°C. Donc que la vie humaine - mais pas la vie tout court, qui possède bien d'autres capacités d'adaptation - deviendrait impossible. Quand une probabilité faible, voire très faible, est associée à un risque illimité, que fait-on ? On met le calcul économique, les analyses coût-avantage et les opérations d'actualisation qui vont avec au panier et on fait tout ce qui est humainement possible pour que cela ne se réalise pas, conclut-il [2]. Venant d'un économiste, de renom de surcroît, cette condamnation sans appel du raisonnement économique, lorsque c'est la vie de l'humanité qui est en jeu mérite que l'on s'y attarde.
Jean-Pierre Dupuy, lui aussi un très grand économiste, devenu philosophe et sociologue, écrit, dans un livre que je ne saurais trop recommander - La marque du sacré [3] -, que, pour éviter les catastrophes, il faudrait " se projeter par la pensée dans le moment de l'après-catastrophe et, regardant en arrière en direction de notre présent, voir dans la catastrophe un destin - mais un destin que nous pouvions choisir d'écarter lorsqu'il en était encore temps ". Ce qu'il appelle " le catastrophisme éclairé " : accepter de tenir pour inéluctable une catastrophe, de sorte que nous acceptions de mettre en oeuvre les actions ou les changements permettant de l'éviter. Exactement l'inverse de nombre de nos responsables politiques qui, à propos du Japon, ont tenté de minimiser l'ampleur de la catastrophe possible.
Je me souviendrai longtemps d'Eric Besson, sur l'antenne de France Inter, déclarant que la situation était sous contrôle, au moment même où le coeur de deux réacteurs fondait. Et j'en veux à Claude Allègre (qui me poursuit en justice ainsi que sept autres co-inculpés), non parce qu'il me poursuit, mais parce qu'à refuser la thèse d'un réchauffement climatique d'origine humaine, il décourage toute action de prévention et risque de précipiter l'issue qu'il prétend nier. J'en veux à Jacques Attali (et à beaucoup d'autres économistes), parce qu'à présenter la croissance comme la seule solution, il en occulte les effets pervers et contribue ainsi à nous pousser un peu plus au bord du volcan.
Denis Clerc
Alternatives Economiques avril 2011
Alternatives Economiques avril 2011
Notes :
- (1) " Changements climatiques extrêmes et économie ", dans Changement de climat, changement d'économie ?, par Jean-Philippe Touffut (dir.), Albin Michel, 2010 (voir notre recension de ce livre dans Alternatives économiques n° 300, mars 2011, disponible dans nos archives en ligne).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire