La dette « illégitime » des pays du Nord doit aussi être annulée
MCD : le dernier ouvrage collectif du CADTM, qui vient de paraître, a pour titre « La dette ou la vie ». Un titre qui met d’emblée en lumière l’aspect mortifère de la dette publique !
Eric Toussaint : Il y a un choix à faire entre privilégier la vie, les droits humains fondamentaux et, d’autre part, rembourser la dette. La dette, c’est une question centrale. Si on veut maintenir des droits conquis par les luttes, stopper des mesures de régression sociale, sans précédent dans les pays de l’Union européenne, et aussi améliorer l’accès à toute une série de droits fondamentaux, il faut une solution radicale concernant la dette publique, en commençant par annuler la dette illégitime.
MCD : le CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde), créé en 1990, a réalisé pendant une 20 aine d’années, une expertise rigoureuse sur la dette qui frappe les pays du Sud, plaidant pour une annulation inconditionnelle de cette dette publique. Cette nouvelle publication montre, à travers une série de contributions, l’autre visage de la dette, celui à l’oeuvre au Nord. Y a-t-il des points communs entre la dette publique des pays en développement et la dette publique au Nord ?
Eric Toussaint : Aujourd’hui, la dette publique au Nord est le prétexte tout trouvé pour justifier l’application de plans d’austérité sur le modèle des plans d’ajustement structurel supportés, dès le début des années 1980, par les pays du Sud de planète. A ce propos, je voudrais signaler que, pendant les années 1980, en Belgique, la dette des communes, tout particulièrement à Anvers et Liège, fut déjà le prétexte pour l’application de plans d’austérité très durs contre le personnel communal et les services à la population. A Liège, de 1983 à 1989, il y eu des mobilisations et des grèves très dures face à cette offensive d’austérité menée à l’époque par une majorité communale PS-Ecolo. L’engrenage de la dette communale résulta d’une flambée des taux d’intérêt liés à cette dette. Ainsi, un des emprunts, l’ « emprunt Guy Mathot » avait été contracté à un taux d’intérêt de 15%. C’est une des raisons pour laquelle, en 1986, notre organisation politique, le POS-SAP, avait lancé une campagne pour l’annulation de la dette de la Ville de Liège.
Si, récemment, le CADTM s’est penché sur la réalité de l’endettement public des pays du Nord, ceux de l’Union européenne en particulier, c’est que, depuis l’éclatement, en 2007-2008, de la crise la plus importante depuis 1929, ces pays sont confrontés aux mêmes politiques d’ajustement structurel qu’ont subi et subissent toujours les pays du Sud. Sous la férule de la « Troïka » - le FMI, l’Union Européenne et la Banque Centrale Européenne-, les pays périphériques de l’UE (Roumanie, Lettonie, Hongrie), puis la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne et, déjà dans une moindre mesure actuellement, la France, l’Allemagne, la Belgique…) sont soumis à une régression sociale sans précédent. Les mesures sont partout les mêmes : réduction des salaires dans la fonction publique, licenciements, non remplacement du personnel partant à la retraite, allongement de l’âge pour la pension, privatisations, etc. Nous assistons à une nouvelle phase de l’offensive du capital contre le Travail. La « Troïka et les gouvernements ne conçoivent pas d’autres voies pour réduire l’endettement et les déficits publics, qui ont atteint un seul insoutenable.
On constate un peu partout une augmentation de l’endettement des Etats. Mais, posons-nous la question : pourquoi une telle situation ?
Je voudrais évoquer trois aspects de l’explosion de l’endettement public au Nord.
Début des années 1980, les taux d’intérêts, au Sud et au Nord, ont explosé, à partir d’une décision prise à Washington.
Les années 1990-2000 ont vu l’application en Europe de politiques néo-libérales se cristallisant sur des contre-réformes fiscales, avec une réduction des recettes fiscales due à une diminution importante des impôts sur les bénéfices des sociétés privées et sur les revenus des ménages les plus riches. Les Etats ont pallié partiellement à cette situation par l’augmentation des impôts indirects, la TVA, par l’augmentation de la fiscalité chez les travailleur-euse-s et par le recours à de nouveaux emprunts auprès des plus riches.
Puis, il y eu, en octobre 2008, dans toute une série de pays du Nord, le sauvetage des banques privées, qui avaient pris des risques inconsidérés, s’adonnant à la spéculation financière. Un sauvetage à coup de centaines de milliards de dollars et d’euros, par les Etats, avec l’argent des contribuables. En Belgique, c’est plus de 20 milliards d’euros que l’Etat a injectés pour « sauver » Fortis, KBC, Dexia et Ethias. Un sauvetage des banques qui a joué un rôle déterminant dans l’augmentation de la dette publique belge.
Tous ces éléments m’amène à taxer d’illégitime une partie de la dette publique.
MCD : Précisément, dans son travail sur la dette frappant les pays du Sud, le CADTM a mis en lumière les concepts de dette odieuse, illégitime et illégale, appuyés sur une argumentation, y compris juridique, et justifiant ainsi la revendication de suspension du remboursement de la dette publique, voire de son annulation et sa répudiation. Le CADTM prône-t-il également l’annulation de la dette publique des pays du Nord ?
Eric Toussaint : Le CADTM prône l’annulation de la partie illégitime de la dette publique. Il y a d’ailleurs différentes conventions internationales, la Charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’Homme, la Déclaration de l’ONU sur le droit au développement, les pactes internationaux de 1966 sur les droits économiques sociaux et culturels, etc., sur lesquelles on peut s’appuyer pour justifier qui légitiment la suspension et la répudiation/annulation de la dette publique.
Le concept d’illégitimité comprend notamment les dettes odieuses et illégales.
Les dettes contractées auprès du FMI, de la Commission européenne, de la Banque Centrale européenne ou encore sur les marchés financiers et qui justifient, pour ces instances, l’application de politiques d’ajustement structurel ou d’austérité, en violation des droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques peuvent être qualifiées de dettes odieuses. Les plans d’austérité brutaux, appliqués dans des pays comme la Roumanie, la Hongrie, la Lettonie, puis en Grèce, en Irlande, au Portugal pour éponger la dette et les déficits publics, entraînent la violation des droits humains fondamentaux. La dette liée à ces plans d’ajustement structurel peut être considérée comme odieuse et doit être annulée.
Il y a aujourd’hui une autre catégorie de pays, la France, la Grande-Bretagne, la Belgique et d’autres pays de l’Union européenne, qui ont contracté des dettes pouvant être qualifiées d’illégitimes. Dans ces pays, les gouvernements ont sciemment appliqué des politiques injustes socialement et qui ont entraîné une augmentation de la dette publique à travers des mesures favorables à la classe capitaliste. C’est ce que j’ai déjà expliqué en présentant les raisons principales de l’endettement de ces Etats : les contre-réformes fiscales au profit des sociétés privées et des hauts revenus, le sauvetage des banques avec l’argent de la collectivité, etc. Trente ans de politique néo-libérale marquent d’illégitime cette partie de la dette publique, qui réalise, au-delà de toutes les espérances du capital, un transfert gigantesque de richesses vers les banques et les fonds de placements financiers aux dépens des salariés. Cette dette illégitime devrait être annulée.
MCD : Une des contributions de l’ouvrage collectif du CADTM, intitulée « Là où le Sud montre la voie », présente une série d’exemples, en Equateur et ailleurs, prouvant qu’il est possible de briser l’engrenage mortifère de la dette. Ces exemples pourraient-ils, selon toi, être un référent pour des démarches semblables dans les pays du Nord ?
Eric Toussaint : Une des expériences les plus avancées se situe en Equateur où, suite à de grandes mobilisations sociales, un nouveau président, Rafaël Correa, fut élu fin 2006. C’est lui qui a impulsé, en juillet 2007, la mise sur pied d’une commission d’audit de la dette, composée de 18 experts, dont j’ai fait partie pour le CADTM. Le mandat donné à cette commission fut d’auditer 30 années d’endettement public, tant externe qu’interne. Après 14 mois de travail, la commission d’audit est arrivée à la conclusion qu’une grande partie de la dette analysée était marquée d’illégitimité. En novembre 2008, le gouvernement, prenant appui sur le rapport de la commission, a décidé de suspendre le remboursement des titres de la dette, venant à échéance les uns en 2012, les autres en 2030. Après 8 mois de suspension de payement, le gouvernement de ce petit pays de 13 millions d’habitants est sorti vainqueur d’une épreuve de force avec les banquiers nord-américains, détenteurs de ces titres de la dette équatorienne. Il a racheté pour 900 millions de dollars des titres valant 3,2 milliards de dollars. Si on prend en compte les intérêts que l’Equateur ne devra pas verser, puisqu’il a racheté des titres qui arrivaient à échéance en 2012 ou en 2030, le trésor public équatorien a économisé en tout environ 7 milliards de dollars. Cela a permis de dégager de nouveaux moyens financiers pour des dépenses sociales dans la santé, l’éducation, l’aide sociale, etc. Certes, ce ne fut pas une répudiation de la dette illégitime, mais un pas extrêmement important dans la bonne direction.
En Europe, il ya aussi des pas importants dans cette direction. Dans plusieurs pays aujourd’hui, après la France, en Grèce, au Portugal, en Espagne…, on assiste à une montée en puissance de mobilisations sociales. On peut dire que la Grèce est l’épicentre d’une réaction massive sur le thème de la dette et cela, dans le contexte de mobilisations sociales, de grèves de plus en plus dures. Encore, ce dimanche 5 juin, 200 000 personnes se retrouvaient sur la place de la Constitution à Athènes.
En mars 2010, plus d’une centaine de personnalités grecques et internationales lançaient un appel public en faveur de la création d’une commission d’audit de la dette publique. En décembre 2010, une députée indépendante, Sofia Sakorafa, faisait une intervention remarquée au Parlement grec, en proposant la mise sur pied d’une telle commission. Quatre députés ont rompu avec le PASOK (le parti socialiste grec), refusant de voter pour le budget 2010 et le mémorandum imposé à la Grèce par le FMI. A l’instar de députés de la gauche radicale grecque, ces députés ont demandé et appuyé la mise sur pied d’un comité grec contre la dette qui s’est constitué et qui est soutenu par des organisations syndicales, plusieurs partis politiques et de nombreux intellectuels. Ce comité va procéder à un audit pour que l’on sache quelle partie de la dette grecque est odieuse, illégitime et illégale. Bien évidemment, à l’inverse de l’Equateur, une telle démarche ne peut, en Grèce, s’appuyer sur un gouvernement social-libéral qui impose une austérité brutale aux travailleur-euse-s et à la population. D’où l’importance d’appuyer cette démarche par des mobilisations sociales.
MCD : La CADTM a souvent attiré l’attention sur le fait qu’une réduction radicale de la dette publique est une condition nécessaire mais pas suffisante pour mettre en place une politique économique et sociale au service des populations. Qu’est-ce à dire ?
Eric Toussaint : A ce propos, je voudrais faire une première réflexion. Jusqu’il y a peu, au niveau européen, une grande partie de la gauche du mouvement syndical et même de la gauche radicale considérait que la résistance sociale aux attaques du patronat et des gouvernements n’impliquait pas nécessairement de faire de la question de la dette publique un des éléments centraux de cette résistance.
D’autre part, certaines organisations de la gauche radicale, prenant une position radicale pour l’annulation/répudiation de la dette publique, estimait inutile et superflu un audit sur la dette, puisqu’il s’agit de rejeter en bloc cette dette. On a connu cela dans certaines organisations de la gauche en Grèce.
Ou encore, un autre secteur de la gauche, même radicale attirait l’attention sur les conséquences d’une remise en cause du payement de la dette, disant : « attention, une telle position aura un effet boomerang sur le pays et sa population. Cela entraînera des mesures de rétorsion ; on ne pourra plus payer les fonctionnaires, les retraites… ».
Heureusement, les choses commencent à changer dans la prise de conscience et l’importance vitale d’une réduction radicale de la dette publique, voire d’annulation de la dette illégitime.
Bien évidemment, une telle opération, si l’on veut que les salarié-e-s, les allocataires sociaux n’en fassent pas les frais, doit être combinées avec des mesures pour une véritable justice fiscale, pour que chacun, société et individu, paie ses impôts selon sa capacité contributive.
Eric Toussaint
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