La prétendue séduction "à la française" n’est que de la violence sexuelle
C'est un curieux féminisme "à la française" qu'ont fait apparaître les débats autour de l'affaire Strauss-Kahn. Selon la sociologue Irène Théry, il "veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés". En se référant au féminisme universel, qui en France comme ailleurs veut l'égalité et la justice, on peut se demander à qui profite ce mélange de notions opposées — droit et séduction, consentement à un acte sexuel et vol de baisers. Depuis des décennies, des féministes ont précisé le sens de mots relatifs à la sexualité, dissipant ainsi des confusions dues à la complaisance pour la violence machiste, symbolique (en mots ou en images) ou réelle (viols, coups, meurtres).
Plutôt que de flotter dans le ciel des idées, sur le nuage d'une prétendue "exception française", revenons aux réalités de la violence sexuelle dans le monde, cette violence que tant d'hommes, encouragés et protégés par le système de domination masculine, exercent sur de plus faibles.
Qu'est-ce qu'un séducteur, aujourd'hui comme hier, ici comme ailleurs ? Un homme qui, à force de sourires et de belles paroles, cherche à obtenir d'une femme ou d'une fille ce qu'elle ne propose pas, ce qu'elle ne désire pas. Quelle qu'en soit la forme — de la drague lourde des baratineurs de plage à la cour raffinée des libertins se croyant au XVIIIe siècle —, la séduction masculine "à la française" repose par convention sur une asymétrie visible : l'homme fait les avances, car c'est à lui de s'exposer en faisant le premier pas. Au contraire, l'éducation ou la contrainte sociale imposent aux filles et aux femmes des attitudes présentées comme typiquement féminines, pudeur ou réserve, tandis que la famille doit veiller sur leur réputation, voire sur leur virginité. Comme me le disait une voisine, mère de fils avec lesquels jouaient mes filles : "Plus tard, vous ferez mieux de rentrer vos poules, quand je lâcherai mes coqs !" Tout au plus une femme "bien" peut-elle manifester discrètement sa disponibilité. Même si elle en meurt d'envie, elle se doit de résister à l'homme, de commencer par refuser ses propositions ; après une cour dont la durée dépend de la valeur qu'elle veut se donner, elle peut enfin paraître céder avec une réticence suffisante au désir masculin. Une femme qui accepterait avec empressement se déconsidérerait, comme le prouve le raisonnement machiste : "Une femme bien qui dit “non'', ça veut dire “peut-être'' ; si elle dit “peut-être'', ça veut dire “oui'' ; et si elle dit “oui'', ce n'est pas une femme bien." Déduction du dragueur : "Elle dit “non'', mais ça veut dire “oui''".
Qu'est-ce qu'un séducteur, aujourd'hui comme hier, ici comme ailleurs ? Un homme qui, à force de sourires et de belles paroles, cherche à obtenir d'une femme ou d'une fille ce qu'elle ne propose pas, ce qu'elle ne désire pas. Quelle qu'en soit la forme — de la drague lourde des baratineurs de plage à la cour raffinée des libertins se croyant au XVIIIe siècle —, la séduction masculine "à la française" repose par convention sur une asymétrie visible : l'homme fait les avances, car c'est à lui de s'exposer en faisant le premier pas. Au contraire, l'éducation ou la contrainte sociale imposent aux filles et aux femmes des attitudes présentées comme typiquement féminines, pudeur ou réserve, tandis que la famille doit veiller sur leur réputation, voire sur leur virginité. Comme me le disait une voisine, mère de fils avec lesquels jouaient mes filles : "Plus tard, vous ferez mieux de rentrer vos poules, quand je lâcherai mes coqs !" Tout au plus une femme "bien" peut-elle manifester discrètement sa disponibilité. Même si elle en meurt d'envie, elle se doit de résister à l'homme, de commencer par refuser ses propositions ; après une cour dont la durée dépend de la valeur qu'elle veut se donner, elle peut enfin paraître céder avec une réticence suffisante au désir masculin. Une femme qui accepterait avec empressement se déconsidérerait, comme le prouve le raisonnement machiste : "Une femme bien qui dit “non'', ça veut dire “peut-être'' ; si elle dit “peut-être'', ça veut dire “oui'' ; et si elle dit “oui'', ce n'est pas une femme bien." Déduction du dragueur : "Elle dit “non'', mais ça veut dire “oui''".
Une femme osant en public exprimer son désir à un homme est qualifiée d'"allumeuse", "provocante", ou "chaudasse", tous mots inusités au masculin. À tous âges et dans tous les milieux, la voilà classée — "une pute !" — et rejetée du groupe. Alors que celui qui "ne pense qu'à “ça''" et "baise tous azimuts" est salué comme un "chaud lapin" ou un "don Juan", son équivalent féminin est une "grosse nympho" qu'"a le feu au cul" et "y a qu'le train qui lui est pas passé d'ssus".
LA DOUBLE NORME SEXUELLE EST TOUJOURS EN VIGUEUR
Autrement dit, le machisme se caractérise par la signification asymétrique donnée au désir sexuel : c'est le concept féministe de la double norme sexuelle — ainsi dénommé au XIXe siècle. Exprimer clairement son désir dévalorise une femme et valorise un homme : telle est la règle, que quelques audacieuses transgressent à leurs dépens. L'homme est renforcé dans sa virilité symbolique s'il se conforme au modèle traditionnel du "mâle à besoins impérieux". Au contraire, comme en témoignent les qualificatifs injurieux de "femelle", "salope" ou "chienne en chaleur", une expression trop directe, trop visible du désir place la féminité sous le signe de l'excès, de l'animalité et de la saleté. Le machisme, qui assimile les hommes à leur érection — "je bande, donc je suis" —, fait peser un tabou sur la manifestation du désir féminin : "mouiller" n'a rien d'aussi prestigieux. Pour les machos, la sexualité effective — désir, actes et plaisir — salit les femmes, et les fait déchoir du seul statut respectable, celui de vierge-mère asexuée — "toutes des salopes, sauf ma mère !" Aux femmes "bien" ne s'offre donc qu'une alternative : refuser ou céder.
Baratineur insistant ou don Juan esthète, le séducteur ne tient compte ni du désir de la femme, ni même de son non-désir exprimé : pour pousser son avantage — "femme qui écoute est à demi conquise", affirme le dicton —, une absence de résistance lui suffit, ou un consentement arraché. Avec ses manœuvres stratégiques et ses ruses tactiques, cette séduction masculine "à la française" s'apparente à une guerre dont l'issue incertaine fait tout l'intérêt. En cela elle diffère du viol avec violence, car elle relève plutôt de l'emprise, la pression psychologique exercée, voire le chantage ("Si tu m'aimes…"), évitant la brutalité physique. Pour aboutir à la pénétration qu'il est le seul à désirer, le violeur se dispense de mettre des formes : il use de sa force ou abuse de son autorité, ce qui fait de lui un criminel. Criminel ! Un gros mot ? C'est pourtant le seul qui soit juste, même s'il reste difficile à admettre par ceux qui persistent, avec le "beauf" de Coluche, à dire "Le viol, c'est quand on veut pas, et moi, j'voulais !" ! De leur racine latine — séduire, c'est détourner du droit chemin — séduction et séducteur gardent une nuance péjorative, atténuée dans l'adjectif "séduisant". On peut leur préférer le verbe "plaire" dont le sens est positif quel que soit le sexe du sujet. Chercher à plaire, ou à se plaire l'un à l'autre, désigne un ensemble d'actions visant au même but que la séduction — un acte sexuel, une rencontre au plus intime. Toutefois, la différence, essentielle, vient de ce que chaque personne prend le temps d'attendre le désir de l'autre. Plaire et séduire peuvent aussi se combiner au début mais, alors que plaire suppose réciprocité, souci de l'autre et recherche d'un double plaisir, séduire est toujours asymétrique.
Certes, séduire, "ce divertissement féminin par excellence" (Marguerite Yourcenar, Quoi, l'éternité ?) n'est pas le propre de l'homme, mais quand une femme cherche à attirer un homme, il s'agit de coquetterie plutôt que de contrainte, de regards plutôt que d'actes, d'invites verbales plutôt que de "main aux fesses" : rien de comparable au "troussage de domestique" ni au "droit de cuissage", et ni "dragueur" ni "don Juan" n'ont de féminin. Pourtant, il existe bien des séductrices, et c'est même un type féminin marquant de la littérature et du cinéma ; encore faut-il se souvenir que l'immense majorité de ces œuvres sont des productions d'hommes. La vamp ou la "femme fatale" hantent l'imaginaire masculin, suscitant à la fois fascination et répulsion. En Occident, "la" femme est vue comme fatale à l'homme depuis Ève la tentatrice, ou même Lilith, démon femelle que le mythe juif du Moyen Âge présente comme la première épouse d'Adam ; leur lignée ininterrompue resurgit de nos jours sous la forme de Cruella et autres "dominatrices" qui confortent le masochisme masculin. Si Hollywood représente de préférence des hommes en victimes photogéniques de "sorcière", tel Michael Douglas dans Liaison fatale, reprise du thème de La Femme et le Pantin ou de L'Ange bleu, dans la réalité le rapport de forces entre hommes et femmes est à l'inverse. Avant la contraception moderne, combien de femmes "séduites et abandonnées", combien de domestiques engrossées et jetées à la rue, combien de "filles-mères" traitées en coupables, tandis que le séducteur-géniteur n'était jamais inquiété ! Les hommes, écrit Madame de Staël dans Delphine, "veulent, en séduisant les femmes, conserver le droit de les en punir". Un demi-siècle de pilule n'a pas suffi à modifier en profondeur les mentalités, comme le prouvent les pratiques de harcèlement sexuel masculin au travail, dont on commence seulement à percevoir l'ampleur, ou les réactions de solidarité machiste à l'affaire Strauss-Kahn. Alors que l'opprobre social pèse toujours sur la "salope" qui fait perdre la tête à un mari, ou qui croque les hommes et les rejette "comme un kleenex", le dragueur fier de son "tableau de chasse", le consommateur méthodique ou le dirigeant incapable de maîtriser ses pulsions ne sont pas si mal vus. Quelques-uns bénéficient même du soutien public indéfectible d'une épouse aussi dévouée qu'Anne Sinclair ou Hillary Clinton. On peine à imaginer le cas inverse – l'abnégation d'un mari solidaire d'une présidente portée sur la chair fraîche.
Autre asymétrie : selon la curieuse moyenne établie par les enquêtes sur la sexualité, les hommes auraient eu au cours de leur vie 11 partenaires, et les femmes 3, différence que le recours de certains hommes à la prostitution ne suffit pas à expliquer ; la source en est plutôt dans la sur-évaluation masculine et la sous-évaluation féminine : sur chaque sexe pèsent des attentes opposées, ce qui amène chacun d'eux à déformer la réalité en sens contraire.
Quant à l'intimité d'un couple établi, d'après les mêmes enquêtes, dans la majorité des cas c'est l'homme qui prend l'initiative du rapport sexuel — c'est du moins ce qui ressort des déclarations, dont on peut de même suspecter le conformisme, c'est-à-dire le respect des normes en matière d'activité sexuelle.
C'est seulement dans le monde abstrait des formules que deux personnes, A et B, — leur sexe étant indifférent — sont mues par des désirs d'intensité égale, et les expriment, soit simultanément, soit alternativement. Dans la "vraie vie", l'une des deux a toujours plus envie que l'autre, ou alors, si les deux ressentent du désir, ce n'est pas au même moment — ce décalage dans l'intensité ou le temps entraînant difficultés et incompréhension.
Notre monde est inégalitaire, et le sexe qui domine dans tous les domaines — politique, économique, social ou religieux — impose aussi les modes et les rythmes de la relation sexuelle : c'est le désir masculin qui fait la loi, à toutes les étapes — approche, attaque, déroulement et conclusion.
LA VÉRITABLE LIBÉRATION SEXUELLE EST À VENIR
La libération sexuelle annoncée dès mai 68 a d'abord permis aux hommes d'affirmer leurs désirs, à charge pour les femmes de les satisfaire. En effet, une femme, à plus forte raison une camarade, osant refuser l'"hommage" d'une telle proposition était stigmatisée par la critique suprême : "T'es pas libérée !" (variantes : "T'es coincée !" ou "frigide"). Comme si "libération des femmes" signifiait mise à disposition sexuelle au profit de tous les hommes de l'entourage… De grandes intellectuelles mirent en forme une opposition politique à ce machisme de gauche. C'est à des féministes des années 70 qu'on doit le début de la révolution conceptuelle si bien exprimée dans le titre donné par la sociologue Nicole-Claude Mathieu à son article : "Quand céder n'est pas consentir" (1978).
Ensuite, la philosophe Geneviève Fraisse et d'autres penseuses approfondirent la notion de consentement. Traduction sur des banderoles lors de manifestations contre le viol : "Quand une femme dit “non'', c'est non", ou "Viol de nuit, terre des hommes" (Paris, 19 septembre 1985). Depuis lors, les mentalités évoluent, certes très lentement, vers une perception de la rencontre sexuelle comme celle de deux désirs, dans la liberté et l'égalité. Plaire par ses propres mérites, susciter l'acquiescement de l'autre, au lieu d'imposer sa volonté par la contrainte, c'est découvrir que les baisers échangés ont meilleur goût, pour les deux, que les baisers volés. Loin des grands machos de ce monde et de leur argent qui prétend acheter les consciences, voilà que quelques hirondelles annoncent le printemps d'une authentique libération sexuelle : des femmes se libèrent de leurs inhibitions et apprennent à exprimer leurs désirs sans craindre le jugement d'autrui, des hommes n'ont pas peur de se sentir considérés comme des objets de désir, et certains privilégiés y trouvent même du plaisir. Loin du tapage des médias et des rodomontades de vieux mâles s'accrochant à leur privilèges, de plus en plus de couples féministes montrent, discrètement, comment lier désir et respect de l'autre, plaisir et égalité.
Après l'insouciance de la "douce France" chantée par Trenet, et ses "baisers volés" chers à Truffaut, Dominique Strauss-Kahn a pu incarner la France dans son arrogance dominatrice, mais la prétendue séduction "à la française" apparaît désormais, le roi étant nu, pour ce qu'elle est : de la violence sexuelle.
Florence Montreynaud, historienne
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