DE LA GRATUITE DE L’ENGAGEMENT
"L’art est partout, il est dans tout : dans la rue comme dans le musée, et je dénie le droit que s’arrogent quatre ou cinq industriels de maculer avec leurs enseignes outrecuidantes la ville qui abrite un millions d’habitants !" Charles Garnier, 1871.
Depuis que l’Homme éprouve l’injustice frappant ses semblables ou croit souhaitable de changer l’ordonnancement des choses terrestres l’engagement pour ces objets inhabituels tient en éveil certains de ses congénères. L’engagement ne semble certes pas chose naturelle. Ses contours sont difficiles à délimiter tant les causes à défendre semblent innombrables et souvent incertaines. L’engagement est bien sûr indissociable de la personne de l’engager qui le vit. La figure de l’engagé est complexe car faite d’un mélange inextricable d’éléments plus ou moins fortement intériorisés par la conscience de l’individu au cours de son histoire – et de celle des siens y compris ceux des générations antérieures – et des nombreuses sollicitations du contexte vécu au jour le jour par l’individu attentif. Qu’il soit admiré ou raillé l’engagé est avant tout fidèle à son engagement qu’il veut gratuit de surcroît afin d’en renforcer le noble caractère. Et si l’engagement était un art, un art dont l’esthétique serait destiné à combattre la vulgate du monde marchandisé ?
Il est communément admis que l’engagement est désintéressé. Dans l’acception commune, le désintéressement s’entend aujourd’hui comme la posture d’un individu dont l’engagement est étranger à toute volonté d’enrichissement pécuniaire. Nous écartons donc d’emblée du champ de l’engagement les individus se servant d’une cause éminemment louable à des fins lucratives personnelles. À ce propos, il paraît évident que l’individualisme nourri par les ressorts profonds de la société de consommation d’une part et le primat – pour ne pas dire la dictature – de l’économique sur l’ensemble des activités humaines d’autre part favorisent la multiplication des occasions susceptibles de faire des larrons. La suspicion à l’égard de l’engagement ne peut évidemment que souffrir de cet état de fait. Ira-t-on jusqu’à dire que les hommes et les femmes désintéressés dans leur engagement ont un mérite certain à résister à la tentation ou à ignorer le regard suspicieux d’autrui ? Quoi qu’il en soit l’engagement gratuit – n’a-t-on pas affaire là à un pléonasme ? – est suffisamment répandu pour ne pas être rangé parmi les objets d’études inutiles. L’attention qu’on lui porte suppose une double dimension : individuelle et sociale.
C’est bon pour le moral !
La Révolution conservatrice, comme la nommait Pierre Bourdieu, à l’œuvre depuis trente ans, imprime à notre société des marques profondes de désagrégation qui sont autant de motifs de s’engager pour y faire face. Mais, dans le même temps, l’ampleur de la dépolitisation du corps social et le désarroi provoqué par l’impuissance répétée des mouvements sociaux dissuadent souvent le citoyen de faire du motif d’engagement un engagement véritable. Le simple désarroi faisant désormais place à la désespérance, il paraît de la première urgence de regarnir les rangs clairsemés de l’engagement militant dans ses multiples dimensions. La défense d’une cause se nourrit du nécessaire espoir, aussi mince soit-il, envers un changement de l’état des choses. Qu’il s’agisse de vouloir réparer une injustice ou de souhaiter une modification de l’ordonnancement de la réalité sociale, l’individu a besoin pour justifier son engagement de croire que son action a une chance d’atteindre son but. Peu importe que cette conviction soit démesurée au regard des perspectives objectives de sa réalisation. Peu importe également que le but à atteindre reste flou dans ses contours. Les pessimistes ne s’engagent pas. Ici, il convient de distinguer le pessimisme de la réflexion sur les choses motivant la volonté de l’engagement et l’optimisme de l’action engagée au service d’un objet de lutte. Le pessimisme de la réflexion va nourrir l’optimisme de l’action. C’est ainsi que l’engagé trouve le moral et parviendra à le conserver au grand étonnement – quand il ne s’agit pas d’incompréhension – du plus grand nombre.
Le moral de l’engagé doit beaucoup à la gratuité de son engagement. Dans une société grandement façonnée par les agents et les valeurs du consommationnisme cette affirmation dérange. Quand l’emprise du Marché s’étend jusqu’à recouvrir des espaces qui lui étaient hier parfaitement étrangers, le citoyen qui affecte d’agir sans réciprocité directe est régulièrement envisagé par autrui comme un être issu d’une époque heureusement révolue. En fait, le nombre des individus potentiellement capables d’agir gratuitement est bien plus important qu’il n’y paraît. Mais, les espaces autonomes où il est permis d’évoluer librement se sont réduits comme peau de chagrin avec l’extension de la sphère marchande. Le moral de l’engagé tient donc, outre la satisfaction que lui procure la gratuité même de ses actes, à sa fierté de réussir encore à trouver des espaces pour sa liberté d’action et de réflexion. Quand les représentations de la société sont déformées – pour ne pas dire conformées – par les incongruités du discours publicitaire et les techniques décérébrantes du marketing – ayant même investi le champ du politique – garder une relative autonomie de pensée est assurément une prouesse réclamant une énergie que le consommationnisme a confisqué à la plupart des individus. On ne fera advenir un autre monde qu’en étendant la gratuité des comportements humains dans des espaces autonomes élargis. Le moral des troupes est à ce prix.
Tous ensemble !
On n’y coupera pas : le postulat qui vient d’être énoncé ne sera pas concrétisé si un mouvement social digne de ce nom ne le décide. Chômeurs et précaires, petits ou grands exploités du travail, laissés pour comptes du délabrement des services publics ou de la protection sociale, tous n’ont plus grand-chose à attendre du capitalisme dont les fruits de moins en moins féconds sont accaparés par des oligarchies patentées et surprotégées. Ils ont cru à la fable de la disparition de la lutte des classes, y compris au sein même des lieux de production. Leur salut passe par l’acceptation de la lutte des classes qui, tout bonnement n’a pas disparu. La bourgeoisie le sait bien, elle qui n’a jamais cessé de lutter. Elle seule n’a pas succombé au risque mortifère de l’individualisme que provoque le pur rapport marchand. Quand tout le reste de la société s’absorbe au quotidien et avec allégresse dans d’innombrables relations deux à deux, calque parfait du rapport singulier entre l’acheteur et le vendeur, La bourgeoisie fonctionne toujours en réseaux denses et fermés, gages bien compris du renforcement de son pouvoir. Le discours des cinquante dernières années sur les bienfaits unificateurs et démocratiques de la société de consommation ne lui était pas destiné.. Elle s’en est abondamment servie en direction de son extérieur afin de se protéger définitivement de lui. Ironie du sort : elle aurait des choses à nous apprendre dans le domaine de la gratuité !
Le milliardaire Warren Buffet assume pleinement le rôle dévolu à sa classe (New York Times, 26 novembre 2006) : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner. » Face à ce cynisme non dissimulé, les autres, « les non riches », doivent réintégrer la lutte des classes qui a continué de se dérouler contre eux quand on attirait ailleurs leur regard émerveillé et envieux. Pour reprendre pied dans cette lutte, y compris hors de l’espace du travail où les marxistes l’ont trop souvent cantonné, la pensée d’Henri Lefebvre nous est précieuse. Rappelons que ce marxiste hétérodoxe, que l’on redécouvre aujourd’hui, a analysé diverses lacunes de Marx : réduction de la ville à un simple support du processus de production/consommation ; survalorisation du travail par rapport à l’ensemble des dimensions de la vie quotidienne (transports, loisirs, famille, culture, etc.) ; sous valorisation des problèmes liés aux temps et espaces sociaux ; survalorisation de l’industrie par rapport à l’agriculture et aux problèmes de la réforme agraire ; négligence de la sphère de l’informationnel. Pour Henri Lefebvre la lutte pour l’espace et le temps, c’est-à-dire pour leur usage, est incontestablement une forme moderne de la lutte des classes que Marx n’évoqua pas faute d’avoir vécu le vingtième siècle où ces enjeux sociaux vont se révéler vraiment. L’aliénation des individus ne résulte pas que du travail capitaliste, elle résulte aussi de la façon dont les individus occupent les espaces non-travail. Chacun devrait rejoindre ou participer à bâtir les alternatives qui poussent un peu partout en marge du consommationnisme essoufflé par l’absence des limites qu’il n’a pas su s’imposer. C’est dans ces alternatives multiformes où les beautés de la gratuité et de l’autonomie prennent tout leur sens que la crise écologique et sociale trouvera un début de solution concrète. Et c’est ainsi, par une esthétique des projets de vie sociale, que l’on reconstruira le politique.
Yann Fiévet
Yann Fiévet est professeur de Sciences Économiques et Sociales, co-fondateur d’Action Consommation, auteur du livre « Le monde en pente douce », Éditions Golias, 2009.
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