Carla Demierre, à l'origine
L’auteure genevoise manipule la langue, en véritable artiste, et joue à déstructurer autant la forme que le sens dans son deuxième livre «Ma mère est humoriste».
«Tout commence comme dans un feuilleté». Ainsi débute le travail de la mémoire, à la recherche de la «matière compacte», vérité originelle qui guide la quête de Carla Demierre dans son deuxième ouvrage Ma mère est humoriste. Le feuilleté, c’est l’empilement de couches «ponctué de défauts qui créent des reliefs». Eux-même représentent les souvenirs, selon l’auteure genevoise. Et ce n’est pas de la tarte.... Ma mère est humoriste est un texte qui part de l’abstrait pour arriver au concret. Au fil des pages, le lecteur accompagne la narratrice dans son travail de reconstruction de la mémoire. Souvent périlleux, parfois tiré par les cheveux, le cheminement en vaut la peine. Un parcours proche de la psychanalyse, qui part d’un trou beige, passe par le corps de la mère, la surface antidérapante de la basane, pour retourner dans un trou.
Au dernier étage d’un vieil immeuble du quartier des Grottes, dans la cuisine de Carla Demierre – son enfant endormi dans la pièce d’à côté –, l’accueil est chaleureux. Tout en douceur, elle se met à parler de son livre, moyen efficace de se mettre en retrait. «L’idée initiale est d’aborder le sujet du rapport enfant-mère, mais en le diffractant». Voilà donc le fil rouge de l’œuvre, «mais sans linéarité, comme quelque chose qui pousse du milieu».
Au dernier étage d’un vieil immeuble du quartier des Grottes, dans la cuisine de Carla Demierre – son enfant endormi dans la pièce d’à côté –, l’accueil est chaleureux. Tout en douceur, elle se met à parler de son livre, moyen efficace de se mettre en retrait. «L’idée initiale est d’aborder le sujet du rapport enfant-mère, mais en le diffractant». Voilà donc le fil rouge de l’œuvre, «mais sans linéarité, comme quelque chose qui pousse du milieu».
DE LA THEORIE AU TRIVIAL
C’est entendu, Carla Demierre joue avec la langue; dans un jeu de réciprocité, le sens jaillit de la forme autant qu’il l’engendre. Elle repousse sans arrêt les limites de la langue. Comme dans un rêve, où tout est permis, où tout est fragmenté, mettant en scène des images parfois réelles, parfois inventées, pour créer une histoire ou un récit. Dans le texte, l’auteure-narratrice reconstruit la vérité du souvenir à partir de la langue. Car «le processus mental est physique». Le travail de remémoration passe par le corps via le langage: dire une phrase évoque des souvenirs. Et Carla Demierre nous offre des paragraphes de phrases «dites», des logorrhées dont la confusion formelle finit par donner un sens. Des pages pleines de phrases aux structures identiques surgissent alors, comme ces propositions binaires «d’un côté..., de l’autre» à 50 sauces différentes, ou celles qui évoquent les reflets infinis de deux miroirs face à face: «La première ressemble à la deuxième qui imite la première,...»
L’humour dans la forme, mais aussi dans la narration est bienvenu dans ce texte dense. Carla Demierre sait donner un rythme. Après une page sur la problématique de la réalité du mot et de l’énonciation s’ensuit une conclusion aussi fine que triviale: «Une si grande différence n’existe pas vraiment [...] entre oui, mon cœur et mon cul, oui.»
C’est entendu, Carla Demierre joue avec la langue; dans un jeu de réciprocité, le sens jaillit de la forme autant qu’il l’engendre. Elle repousse sans arrêt les limites de la langue. Comme dans un rêve, où tout est permis, où tout est fragmenté, mettant en scène des images parfois réelles, parfois inventées, pour créer une histoire ou un récit. Dans le texte, l’auteure-narratrice reconstruit la vérité du souvenir à partir de la langue. Car «le processus mental est physique». Le travail de remémoration passe par le corps via le langage: dire une phrase évoque des souvenirs. Et Carla Demierre nous offre des paragraphes de phrases «dites», des logorrhées dont la confusion formelle finit par donner un sens. Des pages pleines de phrases aux structures identiques surgissent alors, comme ces propositions binaires «d’un côté..., de l’autre» à 50 sauces différentes, ou celles qui évoquent les reflets infinis de deux miroirs face à face: «La première ressemble à la deuxième qui imite la première,...»
L’humour dans la forme, mais aussi dans la narration est bienvenu dans ce texte dense. Carla Demierre sait donner un rythme. Après une page sur la problématique de la réalité du mot et de l’énonciation s’ensuit une conclusion aussi fine que triviale: «Une si grande différence n’existe pas vraiment [...] entre oui, mon cœur et mon cul, oui.»
ARTS PLURIELS
La jeune auteure conteste toute forme d’enfermement. «Je veux que ça se mélange», affirme-t-elle, refusant de se cantonner à un seul domaine artistique. En effet, Carla Demierre a étudié les Beaux-Arts à Genève, dans le cursus d’arts plastiques, filière «Médias mixtes». Et comme la vie offre parfois des rencontres décisives, son professeur Hervé Laurent éveille en elle un penchant – déjà présent mais encore enfoui – pour l’écriture. L’atelier qu’il donne aux Beaux-arts, sorte de «club de lecture» de textes liés à l’art, laisse émerger dans l’esprit créatif de l’étudiante l’idée de travailler la forme à travers le langage. Avouant son fantasme initial de devenir peintre, c’est finalement dans la littérature qu’elle trouve son moyen d’expression.
En 2004, elle est l’une des premières diplômées de l’Ecole des Beaux-arts à être publiée dans la collection – encore embryonnaire – «Courts lettrages», aux Editions Héros-Limite. C’est ainsi que sort le premier ouvrage de Carla Demierre, Avec ou sans la langue, recueil de «fictions poétiques» où foisonnent déjà les aphorismes. Elle abandonne donc ses «pratiques visuelles» tout en gardant cependant «un lien très fort à l’art plastique», notamment par son réseau d’amis et d’interlocuteurs.
Elle participe à diverses installations sonores. Il sera d’ailleurs possible de l’entendre lire ses textes lors de l’exposition «Bex & Arts», le 2 juillet (entre 16h et 18h): une installation à propos d’hypnose et de sculpture à laquelle elle participe avec Fabienne Radi, co-auteure de la pièce Le Comportement du Paon. Avec la collaboration d’Izet Sheshivari, toutes deux éditent la revue Tissu qui cherche à «renouveler le mélange des pratiques visuelles et textuelles» en réunissant des auteurs, des artistes, des philosophes et des scientifiques autour d’un sujet. Toujours dans cet élan de casser les barrières, Carla Demierre a participé pendant trois ans à un programme d’échange entre la HEAD et l’EPFL, proposant un atelier d’écriture aux étudiants scientifiques. Dans la foulée, elle donne aujourd’hui un cours de «Texte-contexte» à l’Ecole cantonale d’art du Valais pour le master en «Arts in Public Spheres». Selon elle, et à travers ce cours, il ressort que toutes les productions textuelles qui entourent une œuvre d’art constituent une «fiction de l’œuvre».
La jeune auteure conteste toute forme d’enfermement. «Je veux que ça se mélange», affirme-t-elle, refusant de se cantonner à un seul domaine artistique. En effet, Carla Demierre a étudié les Beaux-Arts à Genève, dans le cursus d’arts plastiques, filière «Médias mixtes». Et comme la vie offre parfois des rencontres décisives, son professeur Hervé Laurent éveille en elle un penchant – déjà présent mais encore enfoui – pour l’écriture. L’atelier qu’il donne aux Beaux-arts, sorte de «club de lecture» de textes liés à l’art, laisse émerger dans l’esprit créatif de l’étudiante l’idée de travailler la forme à travers le langage. Avouant son fantasme initial de devenir peintre, c’est finalement dans la littérature qu’elle trouve son moyen d’expression.
En 2004, elle est l’une des premières diplômées de l’Ecole des Beaux-arts à être publiée dans la collection – encore embryonnaire – «Courts lettrages», aux Editions Héros-Limite. C’est ainsi que sort le premier ouvrage de Carla Demierre, Avec ou sans la langue, recueil de «fictions poétiques» où foisonnent déjà les aphorismes. Elle abandonne donc ses «pratiques visuelles» tout en gardant cependant «un lien très fort à l’art plastique», notamment par son réseau d’amis et d’interlocuteurs.
Elle participe à diverses installations sonores. Il sera d’ailleurs possible de l’entendre lire ses textes lors de l’exposition «Bex & Arts», le 2 juillet (entre 16h et 18h): une installation à propos d’hypnose et de sculpture à laquelle elle participe avec Fabienne Radi, co-auteure de la pièce Le Comportement du Paon. Avec la collaboration d’Izet Sheshivari, toutes deux éditent la revue Tissu qui cherche à «renouveler le mélange des pratiques visuelles et textuelles» en réunissant des auteurs, des artistes, des philosophes et des scientifiques autour d’un sujet. Toujours dans cet élan de casser les barrières, Carla Demierre a participé pendant trois ans à un programme d’échange entre la HEAD et l’EPFL, proposant un atelier d’écriture aux étudiants scientifiques. Dans la foulée, elle donne aujourd’hui un cours de «Texte-contexte» à l’Ecole cantonale d’art du Valais pour le master en «Arts in Public Spheres». Selon elle, et à travers ce cours, il ressort que toutes les productions textuelles qui entourent une œuvre d’art constituent une «fiction de l’œuvre».
DU LAPIN A LA BASANE
Pour en revenir à nos moutons, et donc au livre – Carla Demierre n’aime pas trop parler d’elle –, retrouvons le lapin qui figure sur la couverture de Ma Mère est humoriste. Pourquoi donc ce lapin, suspendu par deux pinces à linge, tout juste sorti de la machine à laver? Ce choix de la maison d’édition dirigée par Laure Limongi laisse le lecteur interpréter librement pour en tirer sa conclusion. Un rappel à l’enfance, allusion au désir de reconstituer ses souvenirs? L’essorage d’une peluche, comme celui «de la langue pour qu’elle sorte tout son jus» (Fabienne Radi, in Daté, avril 2011)?
C’est que derrière un regard doux et une certaine pudeur se révèle une jeune femme helvético-argentine habitée par des réflexions à l’infini. Une sensibilité au détail qui l’inspire. Prenons l’exemple de la basane. Elle apparaît dans la troisième partie du livre, plus narrative – la structure de l’œuvre correspond à une sorte de crescendo allant de l’abstraction au récit, reproduisant le cheminement de la mémoire. Le souvenir de la basane provoque chez la narratrice une explosion d’autres souvenirs, pas toujours directement liés, mais associés au mot ou à l’image. S’ensuit une myriade de concepts, théories et réflexions liées à la basane. On part donc d’un cours de rythmique pour accéder à des motifs comme «le bonheur et le confort», «la sécurité de l’enfant», la psychose de l’avion avec ces «corps balancés depuis un avion» – allusion pudique à l’histoire de son pays –, et arriver, avec une logique surprenante, à l’agacement du stylo effaceur, aux Rubik’s Cube du psychanalyste, etc... Et bien que cela puisse paraître chaotique, les fragments trouvent néanmoins leur place, par un effet gigogne voulu par l’auteure.
Lorsqu’elle explique, une étincelle dans les yeux, que «c’est par la décomposition qu’on accède à la vérité du souvenir», elle avoue son rapport – qu’elle qualifie pourtant d’ambigu – à la psychanalyse. Mais aussi sa volonté de résoudre un problème face à l’autorité du langage, car «la langue a le pouvoir de construire et déconstruire la fiction d’un individu». Peut-être est-ce pour cette raison que Carla Demierre a trouvé sa voie dans l’écriture et se définit «comme écrivaine, pas comme artiste». Signe d’humilité de celle qui est «en mesure d’être une femme brune et réelle», qui «pourrait devenir un parent biologique et social de sexe féminin», et qui «regarderait toujours les gens avec intensité et défi»...
Pour en revenir à nos moutons, et donc au livre – Carla Demierre n’aime pas trop parler d’elle –, retrouvons le lapin qui figure sur la couverture de Ma Mère est humoriste. Pourquoi donc ce lapin, suspendu par deux pinces à linge, tout juste sorti de la machine à laver? Ce choix de la maison d’édition dirigée par Laure Limongi laisse le lecteur interpréter librement pour en tirer sa conclusion. Un rappel à l’enfance, allusion au désir de reconstituer ses souvenirs? L’essorage d’une peluche, comme celui «de la langue pour qu’elle sorte tout son jus» (Fabienne Radi, in Daté, avril 2011)?
C’est que derrière un regard doux et une certaine pudeur se révèle une jeune femme helvético-argentine habitée par des réflexions à l’infini. Une sensibilité au détail qui l’inspire. Prenons l’exemple de la basane. Elle apparaît dans la troisième partie du livre, plus narrative – la structure de l’œuvre correspond à une sorte de crescendo allant de l’abstraction au récit, reproduisant le cheminement de la mémoire. Le souvenir de la basane provoque chez la narratrice une explosion d’autres souvenirs, pas toujours directement liés, mais associés au mot ou à l’image. S’ensuit une myriade de concepts, théories et réflexions liées à la basane. On part donc d’un cours de rythmique pour accéder à des motifs comme «le bonheur et le confort», «la sécurité de l’enfant», la psychose de l’avion avec ces «corps balancés depuis un avion» – allusion pudique à l’histoire de son pays –, et arriver, avec une logique surprenante, à l’agacement du stylo effaceur, aux Rubik’s Cube du psychanalyste, etc... Et bien que cela puisse paraître chaotique, les fragments trouvent néanmoins leur place, par un effet gigogne voulu par l’auteure.
Lorsqu’elle explique, une étincelle dans les yeux, que «c’est par la décomposition qu’on accède à la vérité du souvenir», elle avoue son rapport – qu’elle qualifie pourtant d’ambigu – à la psychanalyse. Mais aussi sa volonté de résoudre un problème face à l’autorité du langage, car «la langue a le pouvoir de construire et déconstruire la fiction d’un individu». Peut-être est-ce pour cette raison que Carla Demierre a trouvé sa voie dans l’écriture et se définit «comme écrivaine, pas comme artiste». Signe d’humilité de celle qui est «en mesure d’être une femme brune et réelle», qui «pourrait devenir un parent biologique et social de sexe féminin», et qui «regarderait toujours les gens avec intensité et défi»...
Carla Demierre, Ma Mère est humoriste, Ed. Léo Scheer, coll. Laureli, 2011, 101 pp
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