L'impermanence des choses
Tout prend fin : un amour, un mandat présidentiel ou de directeur du Fonds monétaire international, un emprisonnement, une rumeur, une chronique, une vie. Même l'éternité se consume, si l'on veut en croire Isaac Asimov, qui écrivit un somptueux roman intitulé La Fin de l'éternité. Alors, suivant les cas, on revit, on survit, on se libère ou on meurt. Ainsi l'isolement de Nafissatou Diallo sous protection policière se terminera. On la verra, on entendra le son de sa voix, on écoutera ce qu'elle a à dire sur elle, sur sa vie de femme peule à New York, sur ce qui lui est arrivé dans la suite 2806. On découvrira sa version des faits, ce dont son corps se souvient, ce dont sa mémoire flétrie parviendra à faire le récit d'une séquence de sa vie qu'elle n'aurait jamais imaginée ainsi, prenant l'avion depuis la Guinée jusqu'aux Etats-Unis, où elle ne rêvait que d'une chose : se mêler, anonyme, au melting-pot américain, y vivre sa religion, élever sa fille, trouver un travail de l'ombre que jamais aucune lumière ne parviendrait à violenter. Elle sera soutenue par son nouvel avocat,Kenneth Thompson qui promet que "tout l'argent, le pouvoir et l'influence deDominique Srauss-Khan ne changeront rien à ce qui s'est réellement passé dans la chambre du Sofitel".
Mohamed Bouazizi s'immole le 17 décembre 2010. Qui aurait prédit alors que Ben Ali et Hosni Moubarak seraient envoyés si vite aux poubelles de l'Histoire ? On peut présager un sort identique aux Kadhafi, Saleh, Al-Assad et Ahmadinejad. Le temps toujours est compté, même pour les dictateurs que l'on croit, lorsqu'ils exercent leur maléfique pouvoir, arrimés à vie à leur funeste entreprise. Rien ne résiste au temps, sauf les pierres et la littérature. D'elles restent des monuments de mots, des architectures raffinées, ils nous enchantent, transforment notre vie des milliers d'années après leurs métamorphoses. Il y a de cela une décennie, je suis allé un soir à l'Odéon, en compagnie d' Atiq Rahimi, assister à une représentation de Médée, d'Euripide (480-406 avant J.-C.). En sortant nous pleurions, lui l'Afghan, moi le Français. Nos cultures, pourtant éloignées, venaient de nous faire éprouver des sentiments identiques pour des mots écrits par un dramaturge grec, il y a 2 500 ans !
S'il y a un pays où l'impermanence des choses est autant une morale qu'un art de vivre, c'est bien le Japon. Tout là-bas y est fragile, le sol frémissant chaque jour, les pétales de cerisiers en fleur qui s'effacent à la première pluie, l'éphémère est la règle. La vie se joue au jour le jour. Discrets, les Japonais ont conservé l'art de la politesse, l'art du "moindre disant", ce qui compte, c'est leur japonitude, c'est elle qui traverse le temps, pas les personnes ni leurs oeuvres. Leurs constructions de bois ne sont pas faites pour résister aux typhons et aux tremblements de terre, ils s'effacent aux premiers soubresauts, même les buildings arrogants de beauté sont détruits régulièrement pour reconstruire là un autre building, plus subtil, en harmonie avec l'ère du moment. S'ils ont une propension pour les modes, c'est parce qu'elles se démodent, qu'elles seront remplacées par d'autres couleurs et formes plus folles, plus absolues, plus déjantées. Fukushima n'était pas dans leurs prédictions, pourtant étrangement ils ne furent que peu surpris, comme si cela était une donnée inhérente à leur pays, celui des catastrophes. "Au moment de lâcher sa flèche, le tireur à l'arc ne pense plus ni à la cible ni à la flèche, mais à la politesse avec l'arc", me dit un jour Chris Marker, qui adule ce territoire et ses chats (neko) depuis un demi-siècle.
Sans doute aussi peut-on imaginer que le machisme prendra fin un jour. Que quantité de femmes ne seront plus des proies que l'on peut asservir à sa guise, à ses pulsions, sans que leur avis n'interfère, et qu'il faudra bien apprendre, comme chez les animaux, à organiser des parades d'approche plus ou moins complexes, faire sa cour en somme, et sans harcèlement si l'objet des convoitises se détourne, pour (entrevoir) d'avoir avec ces femmes des relations sexuelles consenties, à défaut d'aimantes. Je sais bien que le machisme ne se résume pas à cela, mais la convoitise sexuelle chez les hommes est parfois si prégnante, voire insolente et violente, qu'elle en est l'exemple le plus détestable. Récemment j'ai vu, lors d'une émission télévisée, un homme, général à la retraite de l'armée suisse, Henri Monod , qui vint dire avec des mots simples et inattendus comment il s'était fait castrer chimiquement dans un premier temps, puis physiquement in fine, en se faisant enlever les testicules. A présent, il se dit serein de ne plus éprouver cette libido torrentielle qui le faisait s'arrêter sur une autoroute pour se masturber, ou quitter discrètement une réunion d'état-major et se rendre aux toilettes afin d'extirper sa pulsion. L'homme était solide et, se connaissant, il n'avait jamais reçu une femme dans son bureau sans au préalable avoir laissé la porte ouverte afin de ne pas succomber au surplus de testostérone qui tétanisait son esprit de phantasmes. Tous les hommes addict au sexe n'ont pas ces préventions et cette vertu, comme Henri Monod, d'aller jusqu'à l'ablation de la partie de son corps qui fut sa tyrannie pendant une trentaine d'années.
J'en reviens tout naturellement à Dominique Strauss-Kahn. Qu'en sera-t-il de "l'homme à femmes", comme le décrivent poliment ses amis, lorsque les projecteurs se seront éteints et que, prison ou pas, il se retrouvera parmi les hommes et les femmes de ce monde ? L'impermanence des choses aura-t-elle fait son oeuvre sur un homme que l'histoire vient de meurtrir, non par hasard, mais parce qu'il était bien celui-là et pas un autre ?
Yves Simon
Romancier, auteur et compositeur, il a reçu lePrix Medicis pour "La Dérive des sentiments". Vient de paraître : "La Compagnie des femmes", chez Stock.
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