Eva Joly : “Nos élus ont perdu le sens commun”
Elle était ce samedi à Lyon pour le lancement du nouveau parti écolo. Deux ans avant la présidentielle, Eva Joly passe pour être leur candidate. L’ex-juge de l’affaire Elf mènera-t-elle une campagne “mains propres” ? Elle prône en tout cas une certaine moralisation de la vie politique.
Avec l’affaire Bettencourt/Woerth, la France a découvert que finalement le temps des affaires politico-financières n’était pas révolu. Avez-vous été surprise de voir une affaire de ce type surgir ?
Eva Joly : La volonté de mettre le couvercle sur la cocotte était évidente et on pensait que l’on pouvait supprimer la délinquance financière en supprimant le thermomètre. C’est-à-dire le juge d’instruction, en supprimant les enquêtes. Nicolas Sarkozy avait promis, après son élection, dans un discours au Medef, que les affaires seraient dépénalisées. Il avait utilisé une rhétorique populiste en disant que les enquêtes gênaient la liberté d’entreprendre. Cette idée est l’illustration la plus merveilleuse du contretemps de l’histoire. Quelques semaines après son discours au Medef, la crise arrivait. Au cœur de la crise, il y avait des voyous financiers qui pour la plupart n’ont pas fait l’objet d’investigations sauf en Islande où l’on a découvert qu’il s’agissait d’une délinquance à grande échelle : faux bilans, délits d’initiés, manipulations de comptes.
Bien évidemment que ce n’est pas un phénomène purement islandais. Si l’on cherchait en France, nous découvririons les mêmes systèmes. Mais nous n’avons pas cherché et nous déclarons donc qu’il n’y a pas de délinquance financière en France. Mais parfois, même les dispositifs de contrôle les plus énergiques laissent passer l’affaire Woerth. Le gouvernement a essayé de l’arrêter à coups de poursuites en diffamation, menaces contre la presse libre. Leur stratégie est aussi révélatrice d’un non respect démocratique. Ils ne comprennent pas que nous avons tous en commun l’espace public, que la discussion n’est pas dangereuse et qu’ils doivent y contribuer en s’expliquant. Arrêter l’enquête journalistique avec une rhétorique comme “est-ce que j’ai une tête à” ou “c’est abracadabrantesque” comme du temps de Chirac, c’est méprisable. Ils méprisent le droit des citoyens à être informés du fonctionnement des institutions. Finalement cela ne m’étonne pas.
Voyez-vous des points de comparaison entre l’affaire Bettencourt/Woerth et l’affaire Elf sur laquelle vous étiez juge d’instruction ?
Dans l’affaire Elf, des fonds licites devenaient des fonds noirs. Il s’agissait d’un blanchiment à l’envers. Dans l’affaire Woerth/Bettencourt, des fonds personnels d’une femme très riche deviennent un financement de partis politiques. Il faut voir à quoi ont servi les 7 500 euros multipliés par 100 ou 200 et ce que l’on entrevoit comme la tentative de retrait de 500 000 euros en décembre 2006. D’ailleurs, leur explication de la tentative de retrait de 500 000 euros était ridicule. Ils ont dit que “c’était pour acheter une bague”. Mais il est interdit à un bijoutier de recevoir 500 000 euros en espèce. Et ? Leur explication n’est pas crédible. Patrice de Maistre ne le sait pas
Pourquoi Mme Bettencourt ne paierait pas une bague sur présentation de facture par un virement ou un chèque ?
Cette affaire relance les interrogations sur le financement de la vie politique. Pourquoi les partis ont-ils besoin d’argent alors qu’une loi encadre leur financement ? La loi de 1990 qui encadre le financement de la vie politique est très bonne. Lors de l’affaire Elf, j’avais constaté que les hommes politiques se retranchaient derrière le financement de la vie politique pour piller. En réalité, 5% des sommes servait à financer des partis politiques. Le reste, c’était de l’enrichissement personnel. Si vous disposez de beaucoup d’argent noir dont vous n’avez pas à rendre compte car il est occulte, il faut une grande moralité pour ne pas se servir.
J’ai toujours pensé que c’était l’explication dans l’affaire Elf. Le système était en place avant Loïk Le Floch-Prigent et pendant très longtemps, il a fonctionné. Les premiers dirigeants ne se servaient pas. Mais lorsqu’une nouvelle génération est arrivée avec moins d’éthique, l’accès à cet argent facile les a grisés et il n’y avait pas de limites. Si vous avez une paille et que passe une source, vous vous en servez. Les politiques prennent l’habitude de ne pas rendre compte de leurs actes. Leur train de vie extraordinaire peut favoriser ce sentiment de toute puissance chez des personnalités immatures. Beaucoup de politiques sont puérils.
Que nous apprend cette affaire sur la démocratie française ?
La démocratie française ne fonctionne pas bien. Le gouvernement actuel a violé le pacte républicain. Il n’y a pas d’égalité devant l’impôt avec le bouclier fiscal. La fable de La Fontaine est toujours d’actualité : “selon que vous êtes riches ou pauvres, votre traitement n’est pas le même”. Le rapport du médiateur de la République Delevoye explique que la précarité se joue à 50 euros par mois et il conclut que la justice broie les faibles. Quand vous mettez ces deux éléments en rapport, vous vous rendez compte que le pacte républicain est violé dans son principe d’égalité.
Le principe de liberté est aussi violé avec une judiciarisation de la précarité avec 700 000 gardes à vue par an avec des procédures bâclées, une politique du chiffre, une volonté d’enfermement de la misère, l’expulsion des Roms. Nicolas Sarkozy viole aussi le troisième élément du pacte républicain à cause de l’absence de fraternité. L’affaire Bettencourt démontre qu’il n’y a pas de solidarité ou alors c’est une solidarité de caste. La France est une société de castes. Il y a une France qui se fait restituer grâce au bouclier fiscal 30 millions d’euros et celle qui lutte pour 50 euros. Ce gouvernement est sans foi ni lois.
Notre classe politique est-elle moralement malade ?
Nos élus ont perdu le sens commun. Cela fait trop longtemps qu’ils vivent hors sol.
C’est-à-dire ?
Il y a un problème en France de cumul de mandats et aussi de cumul dans le temps. Nicolas Sarkozy a commencé sa carrière politique en 1974. Cette année-là, Richard Nixon était le 37è président des États-Unis, Nicolas Sarkozy devenait conseiller général et Jacques Chirac premier ministre. Aujourd’hui, les États-Unis en sont à leur 44è président et Nicolas Sarkozy vient de succéder à Jacques Chirac. Le monde a changé et Barack Obama n’a rien à voir avec Nixon. Nous, nous avons toujours le même personnel politique. C’est comme si Nixon était encore au pouvoir. Quand vous passez quarante années dans les palais de la République avec le secrétaire qui vous ouvre la porte, le chauffeur qui vous conduit, le garde du corps qui ouvre la voie, des gens qui vous mettent des coussins sous les fesses, vous perdez le sens commun.
Pour vous, où commence la corruption d’un politique ? Est-ce quand vous prenez des enveloppes d’argent liquide ou par exemple cela commence quand on part en vacances avec un chef d’entreprise ?
C’est toute une éducation, une façon de penser qui est à reprendre. L’idée d’apparence est importante. En partant en vacances avec un chef d’entreprise à qui l’on donne des marchés publics, vous donnez l’image d’une connivence possible. Nous devons changer cette culture : celle de l’impunité. Les élus ne peuvent plus se dire : “je fais ce que je veux dans les palais de la République depuis 40 ans et les autres sont des cons”. Il faut passer à la culture de la responsabilité. Je rêve d’hommes et de femmes politiques politiquement responsables, qui démissionnent lorsqu’il y a un problème. Je voudrais qu’ils soient responsables devant l’opinion publique au lieu de l’être devant le président de la République.
Il faut avoir la culture du conflit d’intérêt. Les citoyens ne devraient pas avoir à se demander s’il y a eu un pacte corrupteur entre l’élu et le chef d’entreprise qui partent en vacances ensemble. Il faudrait éviter de construire des situations où l’apparence peut laisser penser qu’il y aura corruption. Bien sûr, c’est plus exigeant mais cela créerait une relation de confiance entre l’opinion publique et les politiques. Cette notion d’apparence, la cour européenne des droits de l’homme l’a développée à propos des procès équitables. Les juges se doivent d’être visiblement indépendants. Il faudrait que les politiques adoptent la même attitude que les juges de la cour européenne des droits de l’homme. Ces règles préserveraient les hommes politiques de la tentation et l’opinion aurait confiance en sa classe politique.
Vous avez des mots durs contre la politique de Nicolas Sarkozy. Vous avez déclaré qu’il voulait faire porter le mal-être de la société sur les étrangers…
Ce n’est que sous Pétain qu’un président français a exposé une catégorie de citoyens. Nicolas Sarkozy a pointé les Roms et les français d’origine étrangère. Son inculture me choque. Il est ignorant de ce que les étrangers ont apporté à la France. À commencer par lui-même. Nous sommes nombreux à être d’origine étrangère. Beaucoup ont enrichi la France : Marie Curie, Pablo Picasso, Rama Yade, etc... Nous n’avions jamais eu un président de la République qui viole directement l’article 1 de la Constitution. Les citoyens sont égaux devant la loi quelle que soit leur origine ou leur religion. Nicolas Sarkozy a qualifié l’islam de religion des arrivants. Comme si nous n’avions pas une communauté de musulmans qui vit paisiblement dans notre pays. Quelle ignorance, quel mépris !
Vous avez parlé de racisme d’État en commentant le discours de Grenoble. C’est quoi selon vous le racisme d’État ?
C’est la violation du pacte républicain. Nicolas Sarkozy s’attaque à ce qui fait notre vivre ensemble. Mes enfants qui ont été à l’école dans un quartier où la population était mélangée, ils ne voyaient pas que leurs camarades n’étaient pas blancs. Pour eux, ce n’était pas un problème. La position de Nicolas Sarkozy est démodée. Il a une vision de vieux : il pense que nous pourrions revenir à une France blanche parce qu’il vit hors sol et qu’il ne s’est pas rendu compte que notre pays est devenu comme la publicité Benetton. Depuis une génération, la France est multiraciale. À Saint-Denis, il y a 105 nationalités. Ce n’est pas à coups d’expulsion de Roms, de déchéance de nationalité que cela changera. Sa position est démagogique. C’est nier les vrais problèmes. Je pense que Nicolas Sarkozy ne croit pas un mot de ce qu’il dit. Il gouverne avec du mépris pour les Français parce qu’il croit que les Français pensent ça.
Vous pourriez l’affronter lors des présidentielles de 2012 puisque vous êtes candidate à la candidature chez les écologistes. Pourquoi êtes-vous candidate ?
Des militants me le demandent depuis la campagne des régionales. Ils me disaient : “Éva, ce serait bien que tu sois notre candidate”. Je ne les prenais pas au sérieux. Mais au Parlement européen, des collègues m’ont dit : “nous pensons que si tu portes nos couleurs, nous ferons un bon résultat”. Cela a rencontré en moi une résonance. Toute ma vie, j’ai saisi les chances. Lorsque j’instruisais l’affaire Elf, je ne pensais pas que j’étais la meilleure mais j’étais là à ce moment et il était de ma responsabilité de l’instruire. Quand la Norvège m’a demandé de mettre la lutte contre le blanchiment et la corruption à l’agenda : “je suis là et on pense que je peux le international, je me suis dit faire alors j’y vais”.
Il y a un côté mystique dans vos propos. Est-ce le destin qui guide votre carrière, vos choix ?
Je me laisse porter par la vie. Ce qui compte, c’est la façon de vivre les événements. Aussi longtemps que je serai portée par un mouvement collectif, il y aura beaucoup d’énergie en moi.
Est-ce suffisant pour envisager de devenir présidente ?
Pourquoi n’aurais-je pas cette capacité ? J’ai travaillé pendant huit ans dans un hôpital psychiatrique, j’ai été juge pendant 20 ans, conseillère de gouvernements, j’ai travaillé avec des chefs d’états, avec la banque mondiale, j’ai mis en place des institutions internationales. J’ai une expérience du monde qui fait qu’en terme de formation, d’éducation, de richesse de vie, je me sens capable.
En terme d’expérience politique, vous êtes une novice. Vous n’êtes élue que depuis les européennes de 2009.
Pour moi, la culture politique c’est la connaissance du monde. Pour une élection présidentielle, il s’agit surtout de la connaissance de son pays et de ses problèmes. Je vis en France depuis 40 ans et je vais compléter ma culture politique en travaillant dur. Ce sera plus facile pour moi d’aller à la rencontre des gens dans leurs usines et de comprendre leurs problèmes puisque je n’ai fait que ça durant toute ma vie. À l’hôpital psychiatrique comme conseillère juridique, j’écoutais les gens, je leur trouvais des solutions. J’ai travaillé dans la restructuration industrielle au CIRI (Comité Interministériel de Restructuration Industrielle) pendant trois ans. Je prétends donc que j’ai une expérience exceptionnelle de la vie. Je connais les misères des français. Je ne comprends pas que l’on mette en doute mes compétences. Pourquoi mon expérience ne vaudrait-elle pas celle d’un politique qui a fait carrière à coups d’intrigues, qui a commencé à 18 ans et dont la seule nourriture a été la connaissance de l’appareil politique ? Bien sûr, il y a des hommes politiques remarquables mais la société civile m’a permis de créer dans ma tête les catégories pour que je puisse vite apprendre.
Vous pourriez candidater au pouvoir suprême. Aimez-vous le pouvoir ?
Je l’ai exercé et il est indispensable. Nous avons peur de dire que l’on aime le pouvoir mais en tant que magistrat j’en ai eu. Vous devez dire qui est coupable, qui ne l’est pas. Cette responsabilité est énorme. Le pouvoir, c’est la possibilité d’agir sur le réel.
Paul Terra
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