La colère féministe de Coline Serreau
« Un seul mot résume la destruction de la terre et de l’humanité : matricide ! L’humus est la matrice du monde : pour guérir, cessons d’écraser le féminin ! » Ainsi parle Coline Serreau, la réalisatrice de "3 hommes et un couffin" et de "La belle Verte"...
Voilà plusieurs années que Coline Serreau, dont nous avons raffolé des fictions ébouriffées et utopistes - La belle Verte, La Crise, Saint Jacques... La Mecque -, interroge et filme très sérieusement toutes sortes d’acteurs de la mouvance des « nouveaux rebelles de l’humus », de Pierre Rabhi à Nicolas Hulot, de l’Indienne Vandana Shiva au Marocain Hassan Zaoual, des savant libertaires aux paysans sans terre. On les verra à l’écran, au printemps 2010, avec des dizaines d’autres, dans une série de six documentaires-manifestes : La Terre vue de la terre - Solutions locales pour un désordre global. Après avoir bourlingué en France, au Maroc, en Inde, au Brésil, en Ukraine, Coline Serreau se trouve en plein dérushage de ses cent cinquante heures de tournage, quand nous allons lui demander en quoi elle croit, au fond. Un discours féministe comme nous n’en avions plus entendu depuis longtemps, et qui décoiffe.
La lutte pour la libération des femmes n’est pas achevée
REQ : Monter six films d’une heure et demi sur les dizaines d’heures que vous avez tournées ne doit pas être évident. Quels sont vos critères, pour trier le meilleur ?
Coline Serreau : Aujourd’hui, toute la journée, j’ai décrypté ma longue interview de la philosophe Antoinette Fouque, figure mythique du MLF et fondatrice de la Librairie des Femmes. J’adhère entièrement à ce qu’elle dit sur le meurtre du vivant. La terre et l’utérus, c’est le même mot. Mater, matière, utérus, terre, tout ça a la même racine. L’humus, l’humanisme, l’humilité, voilà mes critères. Les progressistes, dont je me suis longtemps sentie proche, n’ont jamais voulu voir le fond du problème : la relation entre la terre et l’utérus. Aujourd’hui, si les écologistes ne comprennent pas que l’urgence n°1 est l’arrêt du matricide, ils échoueront comme les autres. J’apprécie énormément des hommes comme Pierre Rabhi - il a été le déclencheur de toute ma démarche depuis trois ou quatre ans. J’estime qu’ils ont fait la moitié du chemin. L’autre moitié reste à franchir. Or, elle est tabou. Ce que nous appelons « civilisation » repose intégralement sur l’écrasement de la puissance créatrice des mères, de la matrice. Si nous ne remontons pas jusque-là, nous ne réparerons rien. Le ventre et le sexe des femmes, autrement dit le lieu d’où sort le vivant n’est pas respecté. Il est considéré comme « rien », et non comme une entité intelligente, qui pense. Sa fonction est vitale, mais elle est évacuée de tout respect, de tout comptage, elle n’existe pas dans l’ordre de ce que les humains appellent « création ». Si vous acceptez ce meurtre et sa symbolique, tous les crimes deviennent possibles. Car alors, la terre aussi cesse d’être sacrée, vénéré, nourrie, soignée pour produire du bon, du beau, du vivant. Elle devient comme du pétrole, un substrat qu’on pompe et exploite, pour en tirer du plastique, en oubliant l’essentiel. La richesse, c’est d’abord la terre. Mais personne ne veut le voir et le génocide se perpétue, là, sous nos yeux.
REQ : Génocide ! Le mot est un peu fort...
C.S. : Pardon, mais pourquoi croyez-vous que 25% de femmes manquent à l’appel en Inde ? Parce que les petites filles sont tuées. 25%, sur une population de plus d’un milliard d’habitants, comptez combien cela fait. Mais si vous en parlez, les gens pensent que vous êtes délirant ! J’ai tourné en Inde et ai parlé à tous les dirigeants, qui m’ont dit, en secouant la tête : « Ah oui, nous avons 25% d’infanticides, c’est un problème... » Personne ne s’en cache. Ils ont vaguement commencé à interdire les publicités pour les échographies, qui disent, sur de grands panneaux : « Dépensez plutôt 50 roupies maintenant que 50 000 dans 20 ans. » Sous-entendu : faites une échographie, pour 50 roupies, et vous aurez le choix d’avorter... si c’est une fille. 50 000 roupies, c’est le montant de la dot, quand il faudra la marier.
REQ : Ces cultures ont encore un long chemin à parcourir, mais l’Occident n’en est plus là, tout de même ! Certes, quand on enquête sur l’enfantement, on se rend compte que notre société n’a pas encore intégré le fait qu’en donnant la vie, les femmes sont en quelque sorte « initiées » à des dimensions essentielles, alors que les hommes...
C.S. : Les hommes ont inventé les religions, et particulièrement les monothéismes, pour écraser la puissance que cette initiation donne aux femmes. Je dois beaucoup à la psychanalyse, mais même les psychanalystes ont retourné la question en disant que c’était les femmes qui étaient dans le « manque du phallus », alors que cela fait des millions d’années que ce sont les hommes qui sont en manque d’utérus ! Pour moi, la première fonction des religions et de leurs clergés a été de nous faire avaler l’assassinat de l’utérus. On dit que les humains existent depuis trois millions d’années et le patriarcat depuis seulement six ou sept mille ans. Mais c’est vraiment un sale épisode dans la vie de l’humanité ! Parce qu’évidemment, à partir du moment où l’on vous enseigne que vous êtes supérieur à l’être qui vous a donné la vie, qui vous a abrité, fabriqué, nourri de sa chair, de son sang, de son lait, à partir du moment où l’on vous apprend même à mépriser cela - et ce n’est pas seulement le cas des intégristes -, vous cessez de vivre en phase avec ce monde. Vous sortez du réel. Vous vous dirigez vers la dématérialisation, la destruction, l’anéantissement. Même si l’on n’assassine plus les petites filles chez nous, le discours que je tiens là reste très minoritaire. Il fait peur. C’est un gouffre, une remise en question trop radicale. Les hommes ne parviennent pas à aborder leur problématique de l’envie, et a fortiori à la dépasser.
REQ : L’envie de quoi ?
C.S. : Mais de l’utérus ! (rire) Les hommes des sociétés misogynes sont paralysés par leurs mères. Ils n’osent pas penser par où ils sont passés et en demeurent infantiles. Alors que « se souvenir, remercier, partager » constitue les premières marches pour devenir adulte. Mais ils ne veulent pas se souvenir que quelqu’un leur a donné la vie et ne savent pas lui dire : « Merci maman, maintenant, je vais vivre autre chose, au revoir ! » Ils sont prisonniers de la névrose de leur impuissance. La première vraie grande puissance créatrice, c’est la mère. Et que fait notre société : elle tente d’inventer des utérus artificiels ! Vous avez lu le livre d’Henri Atlan à ce sujet ? Quelle abjection ! Qu’y a-t-il de plus matricide que de mener de telles recherches et de diffuser de tels livres ?
REQ : Ces chercheurs vous diront que certaines femmes attendent de telles inventions avec impatience.
C.S. : Les pseudo-féministes voudraient que les femmes ressemblent à des hommes. Plus de différences, ce serait la parité idéale ! Et toute la mode force, non sans perversion, les femmes, dès le plus jeune âge, à vouloir à tout prix ressembler à des hommes, avec des corps d’éphèbes minces et nerveux. Et dès la minute où l’on a fait un enfant et qu’on a le corps d’une femme normale, qui se dilate, qui prend de la graisse - et qui devient aussi plus sensuel - , on vous fustige, on vous condamne, ou vous fait avoir honte. Des millions de femmes ont honte de leurs corps. Quelle misère ! Heureusement, les femmes existent, et de plus en plus. Mais cette espèce de négation de ce qu’est réellement notre corps, sa puissance, son rôle dans la transmission humaine, tout cela est ignoré, balayé...
Cela dit, en réalité, nous nous débrouillons : la puissance créatrice, nous l’avons bel et bien, elle ne nous quitte pas. Contemplez le siècle que nous venons de quitter : ce sont les femmes qui l’ont tenu debout à bout de bras. Partout, pendant que les hommes s’étripaient, à longueur de guerres mondiales, ce sont des femmes qui ont résisté du côté de la vie et du réel. En réalité, dans l’intimité de chaque existence, ce sont les hommes qui souffrent le plus de tout cela, qui s’emprisonnent dans le narcissisme et l’autodestruction fratricide, dans la lutte pour le pouvoir. Mais cela nous conduit tous ensemble à la ruine. Quel gâchis ! Quel dommage ! Quel plaisir ces inconscients nous privent et se privent ! La vie serait tellement plus sensuelle...
L’autonomie locale sera l’axe central du nouveau monde
REQ : À entendre de si sombres propos, on en viendrait à douter que vous vous apprêtez à sortir sur les écrans six heures de « Solutions locales pour un désordre global » !
C.S. : Croyez-le : justement parce que je suis une femme, je crois dans la vie et j’ai donc effectivement fait un film sur les solutions. Car il y en a plein. Partout, des tas de gens, souvent de très petites gens, abattent un travail fantastique. C’est pourquoi je dis qu’il existe déjà un autre monde, une « société latente », dont même les grands médias sont obligés désormais, de remarquer. Savez-vous que, même à New-York, les gens se mettent à cultiver des petits potagers et à installer des poulaillers partout où ils peuvent ? Des milliers de basse-cours dans nos grandes villes, vous imaginez ça ! Les gens sont fauchés et ils élèvent des poules. Ça donne des œufs gratuits et tellement meilleurs et plus sains ! Chez nous aussi, vous l’avez vu, nos banlieues sont en train de se « potager » à fond.
Voilà l’avenir, la vraie révolution. Les gens commencent à comprendre que pour se nourrir, désormais, il ne faut pas un meilleur pouvoir d’achat, mais un pouvoir de ne pas acheter. Avec ce pouvoir-là, ils peuvent faire trembler les plus grandes entreprises de la planète en trois jours. La grève est un vieux concept qui ne sert à rien. Qu’est-ce qu’une multinationale en a à faire, que les ouvriers fassent la grève, même s’ils séquestrent quelques cadres ? Par contre, si les gens cessent d’acheter et boycottent, cela change tout. Mais n’allons pas trop vite, nos concitoyens sont encore complètement intoxiqués par l’idéologie de l’achat.
REQ : Vous me rappelez les idéaux des soixante-huitards contre la société de consommation. Bien vite oubliés : dix ans après, c’était à qui consommerait le plus.
C.S. : Quelles que soient vos convictions, vous vivez au rythme de votre société. Il n’y a pas à culpabiliser les soixante-huitards ou les gens qui consomment. Un jour, ils ne pourront plus, parce que la planète ne pourra plus. À ce moment-là, on sera obligé de trouver d’autres solutions. Demander de l’argent à l’État, encore et toujours ? Cela ne résout rien. Et je constate que toutes sortes de pratiques sont en train de naître et que la nécessité ne va faire qu’amplifier ce mouvement. On parle beaucoup, actuellement, de la nécessité d’une répartition des richesses à redéfinir. Oui, mais la gauche classique, le PS, Besancenot, etc., n’ont, selon moi, pas du tout compris comment allait marcher le nouveau système. Ils fonctionnent toujours sur l’idée d’industrialisation et de croissance à tout crin - y compris en développement des usines d’armements et de produits ultra-toxiques s’il le faut -, alors que notre pauvre planète n’en peut plus. Ils n’ont pas compris le film... À quoi bon défendre becs et ongles des entreprises aliénantes, qui produisent du poison ? On ne peut pas réformer ce système. Il s’effondre, on en refait un autre, dans un paradigme absolument différent. En fait, il est déjà là en filigrane. Le seul mot d’ordre universel doit être désormais « autonomie locale ». C’est en particulier la seule réponse à la crise alimentaire gigantesque qui se profile à l’horizon. Personne ne veut la voir ni en parler, sauf des gens comme Pierre Rabhi... Ce sont ceux-là que j’ai cherché à montrer dans ma série de documentaires.
REQ : L’histoire de Pierre Rabhi est un peu le fil conducteur de la série La Terre vue de la Terre, c’est ça ?
C.S. : Dans le chaos grandissant, je voulais apporter ma contribution à l’accouchement d’un nouveau modèle de société et la rencontre avec Pierre Rabhi a été décisive, d’abord au Centre des Amanins, puis à l’abbaye de Solan, dans le Gard, et ensuite au Maroc, sur les chantiers de Terre et Humanisme, avec les petits paysans marocains, si lumineux, en dépit de leur manque de moyens. Mais partie de là, notre enquête a ensuite débordé dans toutes sortes de directions. Nous sommes allés en Ukraine, en Inde, au Brésil... Il fallait élargir notre propos, l’internationaliser. Et le plus souvent possible auprès de paysans, de petites gens de la terre. Et aussi auprès d’intellectuels et de chercheurs - ça n’est pas antinomique -, des théoriciens comme l’économiste Serge Latouche, ou le praticien et théoricien du bio Philippe Desbrosses, ou l’agronome Claude Bourguignon et sa femme Lydia, à la fois scientifiques et gens de terre, microbiologistes du sol (une discipline passionnante, dont on vient de supprimer la chaire !), ou encore le philosophe Patrick Viveret, qui travaille à un grand projet de « monnaie locale », sans parler des visionnaires comme l’Indienne Vandana Shiva ou le Bengali Muhammad Yunus. La Terre vue de la Terre veut être le reflet de ces diversités. Ce n’est pas seulement un film militant-écolo. C’est un état des lieux de tout ce qui pense et agit autrement.
Ce qui m’a sans doute le plus frappée, c’est l’extraordinaire récurrence dans les propos de tous ces gens qui ne se connaissent pas et habitent aux antipodes les uns des autres, dans des contextes totalement différents. Ils aboutissent pourtant aux mêmes solutions. Les gars de Kokopelli, qui vendent leurs semences, près de Pondichéry, ne savent pas qu’ils font exactement la même chose que les Sans Terre du fin fond du sud du Brésil qui, eux, ignorent que Philippe Desbrosses fait pareil en Sologne. Ils utilisent les mêmes engrais bio, partagent la même philosophie sur le complexe agro-sylvo-pastoral et l’ensemencement de la terre. C’est frappant, tous ont les mêmes recettes et une même problématique : réparer la terre, être autonome, ne pas avoir à acheter. On n’a plus que ça comme arme, et c’est l’arme absolue. Il n’y a qu’une humanité, qu’une terre, qu’un humus. Cette unité des solutions dans diversité a été extrêmement importante pour moi
REQ : Dans la revue Alliance, vous avez confié à notre amie Nathalie Calmé que vous aviez grandi dans une famille où les idées de Montessori ou de Steiner étaient déjà mises en pratique...
C.S. : En effet, si bien que quand j’entends parler d’agriculture bio-dynamique à Pondichéry, puis à Sao Paulo, je suis renversée. C’est devenu universel. Mais en face, le problème se dresse comme une falaise. Vous avez vu sur Internet cette vidéo qui circule sur la pollinisation des arbres fruitiers en Chine ? Il n’y a plus d’abeilles et c’est une catastrophe pour cette région agricole, dévorée par les pesticides, où poussent depuis des siècles les plus beaux vergers, des pêches, des poires, des cerises connues dans tout le pays. Alors que font-ils ? Ils ont recruté des centaines d’ouvriers agricoles, qui doivent polliniser les fleurs, une à une, à la main, avec des cotons-tiges et des gants. Il faut voir ça : une tragédie ! Ces malheureux pollinisent mille fois moins vite que les insectes ! Ça va très mal.
La spiritualité, c’est la capacité d’agir ensemble gratuitement
REQ : Vous avez dit : « J’ai été formée par la psychanalyse, le féminisme, le marxisme et l’écologie. » Dans la grille des Créatifs culturels on dirait : l’introspection, l’énergie féminine, la solidarité et l’écologie. Ça se ressemble beaucoup, même si ces « créateurs de nouvelles cultures » auraient tendance à se méfier de Freud et de Marx...
C.S. : Ils ont eu les limites de leur temps. Freud était un abominable macho - ce qui l’a privé de beaucoup de puissance -, mais il a eu des intuitions fulgurantes. Marx croyait passionnément au progrès et au machinisme, sans du tout voir venir l’écologie. Mais tous deux étaient des génies, sans qui nous n’aurions pas le même discernement. Comment penser les rapports de force d’une société ? Comment une communauté humaine organise-t-elle son économie, ses désirs, ses inégalités ? Marx et Freud étaient juifs. C’est important, parce que, tout en étant des esprits supérieurs, ils ont su ce que pouvait être une existence d’opprimés ; à partir de là, on peut penser correctement. Leurs pensées restent des outils puissants pour comprendre le monde, en particulier parce qu’ils intègrent la dialectique, ce qui, sans qu’ils l’aient su, les rapprochait du taoïsme. Jusque-là, on vivait dans un monde philosophique sous-développé, marqué par le bien et le mal, et toute la dichotomie dualiste.
REQ : Bien qu’athées, Marx et Freud plaçaient l’humanité au-dessus de toutes les autres espèces. Vous, par contre, vous tenez parfois des propos qui semblent ramener les humains au même niveau que les bactéries !
C.S. : Dans mon film, Claude Bourguignon décrit un grain d’orge. Une entité admirable, qui porte dans son génome deux fois plus de gènes que nous. L’orge est depuis longtemps adapté à la nature. Nous, humains, nous sommes les derniers des derniers ! Il y a des milliards d’espèces beaucoup plus intelligentes et adaptées que nous, avec des génomes beaucoup plus riches. Mais nous les détruisons, parfois jusqu’à l’extinction, sans même nous donner la peine de les connaître ! Quand je dis cela, je me fais assassiner, mais tant pis. Je ne crois pas, en effet, à la « supériorité » et à la « conscience » de l’homme. Balivernes. Nous sommes pareils à n’importe quel grain de sable, ou brin d’herbe, ou paillette de cristal ! Qui donc pourrait prétendre savoir ce qu’est la conscience d’un papillon ou d’un arbre ? Jean-Marie Pelt nous a appris avec quelle intelligence un arbre de la savane, dès qu’il est attaqué par une girafe, sécrète illico des substances qui voyagent dans l’air pour prévenir les autres arbres qui, du coup, deviennent immangeables pour les girafes. Ils communiquent. Mais on ne se donne par vraiment la peine d’étudier cela. Certains pensent que les virus sont les véritables maîtres de l’univers. En réalité, nous serions leurs colonies et ne vivrions que parce qu’ils le veulent bien - parce que, en nous envahissant, ils peuvent muter. Et nous aussi, nous ne muterions que par eux. C’est comme nous, qui entretenons des vaches pour les manger.
REQ : Que vous pensez du mot spiritualité ?
C.S. : C’est une tarte à la crème. Mais bon, il faut définir les termes. Cela n’a rien à voir avec l’organisation sociale du « corps religieux ». Celui-ci n’est pas que névrotique, il peut avoir une fonction de soulagement. Il a longtemps joué le rôle occupé aujourd’hui par la psychanalyse et les psychothérapies. Mais encore une fois, selon moi, l’une de ses principales tâches a été de perpétuer le patriarcat. Ce qui n’a rien à voir avec la spiritualité. La spiritualité, on ne peut pas dire qu’on la choisit, ni même qu’on va la chercher : elle est là, organique, dans toute constitution humaine. Elle est presque animale. C’est l’appartenance à un cosmos. Même une fourmi a une spiritualité ! Il est possible qu’elle soit plus consciente de son appartenance au cosmos que nous !
REQ : C’est moins compliqué pour elle...
C.S. : Comment le savez-vous ? Des fourmis, j’en ai filmé dans mon documentaire, parce qu’elles m’ont fascinée. Ce sont quand même des bêtes qui portent sur elles l’équivalent de l’Empire State Building tout en escaladant des parois verticales ! Tout à coup, j’ai filmé ça en me disant : « Ben tiens, ça te ressemble beaucoup, ma petite, avec ton film usine à gaz ! » Les fourmis sont des êtres très forts. Elles nous dévorent quand elles veulent.
Ou prenez les termites. Nous les craignons, mais savez-vous qu’elles ne mangent jamais une cellule vivante ? Elles ne mangent que ce qui est mort, effectuant ainsi un nettoyage extraordinaire. Les termites brassent à elles toutes seules dans l’intérieur des terres, des millions de mètres cubes de terre qu’elles aèrent, remplissent de déchets organiques qui nourrissent les plantes, permettent l’infiltration de l’humus sans aucune érosion. Et les fourmis, c’est pareil. Ce sont elles qui nous font vivre. Elles ensemencent le sol en permanence. Non, franchement, à côté des insectes, nous sommes des enfants de chœur ! Et nous avons l’outrecuidance de penser que nous sommes plus évolués que tous les autres. Cette arrogance de l’humain n’est-elle pas la signature de son immaturité ?
REQ : Comment nommez-vous ce qui nous dépasse ? L’inconscient ?
C.S. : Pourquoi pas, mais c’est surtout cette force qui fait que nous sommes capables d’entreprendre des choses ensemble. C’est le cas de beaucoup d’actions humaines qui sont très belles, très utiles. C’est ce que j’appellerais de la spiritualité positive. Quand on arrive à dépasser l’individualisme et à se mettre ensemble sur un projet qui nous dépasse. Pourquoi sommes-nous si admiratifs devant les pyramides ? Ce ne sont jamais que de grands cônes en pierre. Mais l’organisation humaine derrière nous subjugue. Et la volonté inutile de bâtir ces choses démesurées pour rien de terrestre. Ils n’ont même pas habité dedans ! Je suis personnellement fascinée par la notion de sacrifice, animal ou humain, dans les religions anciennes, que nous qualifions aujourd’hui de barbares. Elles avaient pourtant accès à une dimension extrêmement subtile, que nous avons tendance à oublier : la gratuité. Par leurs sacrifices, ces sociétés affirmaient que l’humain n’est pas qu’un agent économique. Il y avait quelque chose au-dessus de leurs biens les plus précieux : des agneaux, des bœufs, parfois des humains ! Quelque chose était supérieur au profit. Ce n’est pas forcément facile à comprendre, mais pour moi, cela représente un très haut niveau de spiritualité, qui n’est pas totalement étranger à la mentalité qu’il va nous falloir dans les temps qui viennent.
Je dirige une chorale, qui est devenue très importante dans ma vie. Nous donnons des concerts tous les dimanches. Tout est gratuit. C’est une économie du don. Pourtant, les quarante chanteurs et chanteuses, tous d’un bon niveau musical, sont extrêmement assidus et supportent que je les fasse travailler très en détail, comme des professionnels, pendant des heures. Là, je vois de la spiritualité ! Nous ne chantons pas que des chants religieux, même si ce sont souvent les plus sublimes. Je suis totalement athée, mais je dois dire que les églises sont les derniers lieux extrêmement beaux, silencieux, apaisés, sentant bon, gratuits et dépourvus d’objets industriels. Ce luxe est ma spiritualité.
REQ : Devoir se battre pour pouvoir porter une jupe ?
C.S. : Nous imaginions-nous que la question du féminisme était réglée et que, désormais, nous allions tranquillement vivre dans une société non sexiste ? C’était naïf. Par un irrésistible retour de bâton, les peuples que nos ancêtres avaient colonisés nous influencent à leur tour, inéluctablement. Or, l’idée féministe leur est étrangère, surtout s’ils sont musulmans On sait ce que cela donne dans les quartiers où « Jupe = Pute ». Sujet à la fois tabou et omniprésent, que le film La journée de la jupe aborde avec une finesse et un courage rares. Boudé par les producteurs, plutôt trouillards, le réalisateur Jean-Paul Lilienfeld a finalement trouvé soutien auprès d’Arte et de la région Ile de France, et su convaincre la fille d’immigrés Isabelle Adjani de se lancer, avec maestria, dans ce plaidoyer époustouflant de la cause des femmes face au nouveau machisme. A voir !
Coline Serreau était l’invitée des Rencontres de l’ Ecologie (REQ) au Quotidien de Die en janvier 2010. Ecologie au Quotidien
DIE, Rhône-Alpes, France
Le Chastel 26150 DIE
Tel : 04 75 21 00 56
Courriel : ecologieauquotidien@gmail.com
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