François Chesnais, rédacteur de la revue Carré rouge, vient de publier un livre important, intitulé Les dettes illégitimes. Quand les banques font main basse sur les politiques publiques (Éditions Raisons d’agir, 2011). Un livre pédagogique dégageant les mécanismes financiers et bancaires à l’origine de la dette dite souveraine. Il indique aussi l’actualité d’une bataille européenne pour l’annulation des dettes illégitimes.
A l’heure où l’affrontement socio-politique en Grèce a atteint un nouveau stade, où la même question se pose au Portugal dans l’immédiat et en perspective en Espagne, la lecture de ce livre de François Chesnais permet de saisir les multiples facettes de la dite « crise de la dette souveraine » et trace les voies d’un mouvement européen et international contre une des machines capitalistes de destruction sociale et environnementale. François Chesnais, dans l’article ci-dessous, met en relief les traits saillants du thème qu’il traite dans son ouvrage. La lecture de cet article ne peut que susciter le besoin de lire son livre. (Rédaction, À l’encontre)
Au printemps de 2010, les grandes banques européennes, au premier chef les banques françaises et allemandes ont convaincu l’Union européenne et la BCE, que le risque de défaut de paiement de la dette publique de la Grèce mettait leur bilan en danger. Elles ont demandé d’être mises à l’abri des conséquences de leur gestion. Les grandes banques européennes ont été fortement aidées à l’automne 2008 au moment où la faillite de la banque Lehman Brothers à New York a porté la crise financière à son paroxysme. Depuis leur sauvetage, elles n’ont pas épuré tous les actifs toxiques de leurs comptes. Elles ont pourtant continué à faire des placements à haut risque. Chez certaines le moindre défaut de paiement signifierait la faillite. En mai 2010, un plan de sauvetage a été monté, avec un volet financier et un volet d’austérité budgétaire drastique et de privatisation accélérée : fortes baisses des dépenses sociales ; diminution de traitements des fonctionnaires et réduction de leur nombre ; nouvelles atteintes aux systèmes des retraites, que ceux-ci soient par capitalisation ou par répartition. Les premiers pays, tels la Grèce et le Portugal, à les avoir appliquées ont été pris dans une spirale infernale dont les couches populaires et les jeunes sont les victimes immédiates. Elle concerne de mois en mois un nombre plus important de pays en Europe occidentale et méditerranéenne, après avoir ravagé les pays baltiques et balkaniques. C’est aux travailleurs, à la jeunesse et aux couches populaires les plus vulnérables qu’on impose le coût du sauvetage du système financier européen et partant du système mondial.
A-t-on besoin des banques dans leur forme actuelle ? Faut-il continuer à les sauver ?
Deux séries d’idées étroitement entremêlées nous sont assénées, à quelques nuances près, par le gouvernement comme par les dirigeants de l’UMP, du Parti socialiste et des partis dits centristes. Les premières concernent la dette publique, les secondes les banques. Les « sacrifices » demandés sur le plan des retraites, du gel du point d’indice dans la fonction publique, les nouvelles coupures drastiques dans le budget de l’enseignement, etc., etc., sont nécessaires, nous dit-on, afin que « la dette de la France soit honorée ». Il faut éviter aussi que la France ne perde pas la note AAA que lui accordent les agences de notation, et qu’elle ne soit pas obligée de payer des intérêts sur la dette publique plus élevés que ceux qu’elle paie actuellement. Pour ce qui est des banques, elles ont des fonctions indispensables qu’elles rempliraient bien, ou en tous les cas suffisamment bien, pour qu’il soit nécessaire et légitime de leur venir au secours chaque fois qu’elles ne le demandent.
L’injonction « d’honorer la dette » comme celle d’aider les banques repose sur l’idée que des sommes représentant le fruit d’une épargne patiemment amassée par un dur labeur, auraient été prêtées. « La plupart des économistes, écrit un spécialiste du crédit travaillant aux Etats-Unis, pensent que les banques sont de simples intermédiaires entre les déposants et les emprunteurs. Une autre façon d’exprimer cette croyance largement partagée est de dire que les banques collectent l’épargne et financent l’investissement. De là, il n’y a qu’un petit pas pour conclure qu’un montant donné d’épargne doit s’être constitué avant qu’un investissement puisse se faire » [1]. La réalité est toute autre. Les banques prêtent sans commune mesure avec le montant des dépôts et de la petite épargne qui leur est confiée. Elles n’ont jamais été de simples intermédiaires. Depuis leur transformation en groupes financiers diversifiés aux opérations transnationales, elles le sont moins que jamais. Les profits bancaires proviennent de leurs opérations de création de crédit. Leur source se trouve dans le flux de richesse (valeur et plus value) venant des activités de production. Le chemin emprunté différera selon l’emprunteur. Dans le cas d’un Etat, il passe par l’impôt et le service des intérêts de la dette publique. Dans celui d’une entreprise, il s’agit d’une fraction du profit. Dans le cas de particuliers et de ménages, c’est une partie de leur salaire ou de leur retraite qui est absorbée par les intérêts qu’ils paient sur leurs crédits hypothécaires ou leurs cartes de crédit. Plus une banque prête, plus ses profits sont élevés. Au cours des deux dernières décennies, elles ont conçu les moyens qui ont semblé leur permettre de le faire. Les « innovations financières » ont donné naissance à un réseau très dense de transactions interbancaires. C’est à partir de ces « innovations » que les banques ont pu actionner ce qui est nommé « l’effet de levier », c’est-à-dire un ratio de prêts à leurs capitaux propres et encaisses disponibles, dont la hauteur (jusqu’à plus de 30%) les met en permanence en situation de grande fragilité. Elles le savent, mais elles comptent sur les gouvernements pour leur assurer en toutes circonstances et quel qu’en soit le coût social un filet de sécurité et en cas extrême la socialisation de leurs pertes.
Le FMI publie tous les six mois à peu près simultanément deux grands rapports, l’un sur les perspectives de l’économie mondiale et l’autre sur l’état du système financier mondial. Le premier attire l’attention de tous les économistes. Le FMI y présente ses projections macroéconomiques. Ils sont donc en terrain familier. Le second n’est lu que par ceux qui accordent, dans le cadre de la mondialisation commerciale et financière, une importance à la finance et aux crises financières. En janvier 2011, FMI estimait déjà que l’une des grandes incertitudes de la situation économique mondiale tenait à ce qu’en Europe « l’interaction entre les risques souverain et bancaire s’intensifie » [2]. Le premier chapitre du nouveau rapport sur la situation du système financier mondial confirme cette appréciation. Il met l’accent sur la vulnérabilité des banques, en particulier des banques européennes[3]. L’appréciation du directeur du département des marchés financiers et monétaires du FMI est la suivante : « Près de quatre ans après le début de la crise financière, la confiance dans la stabilité du système bancaire global doit toujours être entièrement restaurée ». Et de souligner pour ce qui est des banques européennes : « Certaines banques ont toujours un ratio d’effet de levier trop important, ont des capitaux propres insuffisants, compte tenu de l’incertitude sur la qualité de leurs actifs. Ces faibles niveaux de fonds propres rendent certaines banques allemandes, ainsi que les caisses d’épargne italiennes, portugaises et espagnoles en difficulté, vulnérables à de nouveaux chocs. » [4]
Le rôle des banques est de fournir du crédit commercial (l’escompte des effets commerciaux à très court terme) et des prêts à plus long terme aux entreprises pour leurs investissements. Ce rôle est indispensable au fonctionnement du capitalisme. Il le serait aussi pour toute forme d’organisation économique fondée sur des modalités décentralisées de propriété sociale des moyens de production supposant le recours à l’échange. Le bilan de trois décennies de libéralisation financière et de quatre années de crise pose, en tout état de cause, la question de l’utilité économique et sociale des banques dans leur forme actuelle. Devenues des conglomérats financiers, les banques ont-elles droit au soutien des gouvernements et des contribuables chaque fois que leurs bilans sont menacés du fait de leurs propres décisions de gestion ? Beaucoup de gens commencent à en douter. Ils l’expriment parfois, comme l’a fait Eric Cantona [footballeur français qui a eu son heure de gloire en France et en Angleterre, et qui avait appelé à un retrait des dépôts bancaires en décembre 2010], dans des formes que les médias ne peuvent pas ignorer. Non pas détruire les banques, mais les saisir afin qu’elles puissent remplir les fonctions essentielles qui sont en principe les leurs, est la réponse que je donne avec d’autres dont Frédéric Lordon [5].
Vers une définition de l’illégitimité des dettes publiques
La notion de dette odieuse a été appliquée depuis les années 1980 à la dette des pays du Tiers-monde. Son application possible au cas de la dette de la Grèce a été discutée. Il s’agit d’une notion qui remonte à l’entre-deux-guerres. La première définition appartient à Alexander Sack, juriste russe et professeur de droit international à Paris ; « dette contractée par un régime despotique (nous dirions aujourd’hui « dictature » ou « régime autoritaire ») pour des objectifs étrangers aux intérêts de la Nation, aux intérêts des citoyens »[6]. Le Center for International Sustainable Development de l’université McGill de Montréal en a donné au début des années 2000, une définition assez semblable, plus directement en phase avec la financiarisation contemporaine. Les dettes odieuses sont « celles qui ont été contractées contre les intérêts des populations d’un État, sans leur consentement et en toute connaissance de cause du côté des créanciers »[7]. Cette définition s’applique parfaitement à la dette spécifique qui pèse en France même sur des municipalités, des conseils régionaux et même certains hôpitaux, dont les élus ou les directeurs viennent de se constituer en association pour mener des actions judiciaires collectives contre les banques[8]. Ils ont été incités par celles-ci à acheter des « produits structurés », censés faciliter par leur rendement élevé le financement de projets d’investissement lourds dans un contexte de transfert de dépenses par l’Etat vers les régions. Ces titres financiers opaques, devenus des « actifs toxiques » avec la crise de l’automne 2008, grèvent les budgets. Le fait qu’ils aient été achetés, illustre bien entendu le fait que le fétichisme de l’argent n’est pas le propre des seuls traders, puisqu’il emporte le jugement des élus et des administrateurs locaux. Mais les banques savaient parfaitement les risques qu’elles leur faisaient prendre, le jeu de casino dans lequel elles les faisaient entrer. Le supplément d’endettement contracté par les municipalités du fait de l’achat de titres pourris, relève des « dettes odieuses ».
La notion plus large de dette illégitime me paraît correspondre de plus près à la dette des pays capitalistes avancés, notamment ceux d’Europe. C’est la position aussi des militants du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde (CADTM) [9]. Les facteurs qui sont mis en avant le plus fréquemment, concernent les conditions qui ont conduit un pays à accumuler une dette élevée et à se mettre dans les mains des marchés financiers. Ici l’illégitimité trouve sa source dans trois mécanismes : des dépenses élevées ayant le caractère de cadeaux faits au capital ; un niveau bas de la fiscalité directe (impôts sur le revenu, le capital et le profit des entreprises) et sa très faible progressivité ; une évasion fiscale importante. On retrouve ces trois facteurs aussi bien dans le cas de la Grèce que de la France, de même bien entendu de tous les pays attaqués aujourd’hui par les fonds spéculatifs et les banques. S’agissant de la France, la dette est née, à partir de 1982, du cadeau fait au capital financier lors des nationalisations du gouvernement d’Union de la gauche. Sa croissance a épousé ensuite le mouvement de la libéralisation financière, dont la première phase des années 1980 a été marquée par des taux d’intérêts réels très élevés. L’endettement de l’État a sa source dans la faiblesse de la fiscalité directe (impôt sur le revenu et impôt sur les entreprises) et dans l’évasion fiscale. Plutôt que d’affronter les groupes sociaux qui en bénéficient et qui y ont recours, les gouvernements du Parti socialiste comme ceux du RPR-UMP, ont « contourné » le problème de la façon la plus favorable au capital et à la fortune. Ils ont emprunté à ceux qu’ils renonçaient à taxer. L’imposition du capital et des hauts revenus a été diminuée d’abord prudemment, puis sous les gouvernements Jospin (1997-2002), Raffarin (2002-2005) et de Villepin (2005-2007) de façon plus forte avec la multiplication des niches fiscales, avant que Sarkozy ne mette en place, avec le bouclier fiscal [2007, Villepin avait fait un premier pas dans cette direction dans la loi de finance de 2006], des mécanismes restituant aux plus riches une partie de l’impôt. L’analyse des origines de la dette de la France aidera à cerner la notion de dette illégitime et donc à poser la question de son annulation, non seulement d’un point de vue économique, mais comme question politique à fondement éthique.
Mais l’illégitimité repose aussi sur la nature des opérations des « prêts » qu’il faut « honorer », pour lesquels il faut payer des intérêts élevés et assurer le remboursement. L’injonction de payer la dette repose, il faut le répéter, implicitement sur cette idée que des sommes, fruit d’une épargne patiemment amassée par un dur labeur, auraient été prêtées. Cela est peut-être le cas de l’épargne des ménages ou des fonds des systèmes de retraite par capitalisation. Ce n’est pas celui des banques ou des Hedge Funds. Lorsque ceux-ci « prêtent aux Etats » en achetant les bons du Trésor mis en adjudication par les ministères des Finances, il s’agit de sommes fictives dont la mise à disposition repose sur le réseau de relations et de transactions interbancaires. Le transfert de richesse, celle qui naît du travail, a lieu dans l’autre sens. La dette et le service des intérêts sont une composante de la « pompe à phynance », joliment nommée par Frédéric Lordon en hommage à Jarry et à son Père Ubu. La nature économique des sommes prêtées est un facteur de plus qui interroge la légitimité de la dette publique.
L’audit de la dette publique et son annulation
Le CADTM défend depuis toujours la nécessité de l’audit de la dette comme étape vers son annulation. L’audit a pour but d’identifier les facteurs qui permettent de caractériser la dette comme illégitime, ainsi que ceux qui justifient ou même qui exigent néanmoins le remboursement d’une fraction de la dette à certains créanciers. Je n’étais guère convaincu jusqu’à ce que des militants grecs en montrent la portée. Jusqu’ici le seul exemple d’audit est celui réalisé en Équateur en 2007. Il a résulté d’une décision gouvernementale, le président de l’Équateur, Rafael Correa (2007-), voulant connaître des conditions dans lesquelles la dette du pays était née. L’audit a permis au gouvernement de décider de suspendre le remboursement de la dette, constituée de titres de la dette venant à échéance les uns en 2012, les autres en 2030. Il a forcé ainsi les banquiers, surtout nord-américains, détenteurs des titres à négocier. L’Équateur a pu racheter des titres estimés à 3,2 milliards de dollars pour la somme d’un peu moins de 1 milliard de dollars. Un scénario similaire à celui de l’Équateur n’est pas concevable en Europe. La revendication du moratoire immédiat et de l’audit préparatoire à l’annulation, doit évidemment être adressée aux partis politiques au moment de campagnes électorales. Des militants, peut-être même quelques dirigeants, y seront sensibles. Cependant, il n’y a que des comités du type de ceux qui sont nés lors de la campagne de 2005 contre le projet de Traité constitutionnel européen ou, plus récemment, sur la question des retraites, qui puissent porter ces revendications. Il y a un seul pays où un comité national a été créé permettant à des comités locaux de se former : il s’agit de la Grèce où s’est mis en place le Comité grec contre la dette. Voici comment il définit ses objectifs [10].
AUDIT DE LA DETTE ET EXERCICE DES DROITS DÉMOCRATIQUES
« Le premier objectif d’un audit est de clarifier le passé (…). Qu’est devenu l’argent de tel emprunt, à quelles conditions cet emprunt a-t-il été conclu ? Combien d’intérêts ont été payés, à quel taux, quelle part du principal a déjà été remboursée ? Comment la dette a-t-elle enflé sans que cela profite au peuple ? Quels chemins ont suivi les capitaux ? A quoi ont-ils servi ? Quelle part a été détournée, par qui et comment ? Et aussi : Qui a emprunté et au nom de qui ? Qui a prêté et quel a été son rôle ? Comment l’Etat s’est-il trouvé engagé, par quelle décision, prise à quel titre ? Comment des dettes privées sont-elles devenues « publiques » ? Qui a engagé des projets inadaptés, qui a poussé en ce sens, qui en a profité ? Des délits, voire des crimes, ont-ils été commis avec cet argent ? Pourquoi n’établit-on pas les responsabilités civiles, pénales et administratives ?
(…) Un audit de la dette publique n’a rien à voir avec sa caricature qui le réduit à une simple vérification de chiffres faite par des comptables routiniers. Les partisans des audits invoquent toujours deux besoins fondamentaux de la société : la transparence et le contrôle démocratique de l’Etat et des gouvernants par les citoyens. Il s’agit là de besoins qui se réfèrent à des droits démocratiques tout à fait élémentaires, reconnus par le droit international, bien que violés en permanence. Le droit de regard des citoyens sur les actes de ceux qui les gouvernent, de s’informer de tout ce qui concerne leur gestion, leurs objectifs et leurs motivations est intrinsèque à la démocratie elle-même puisqu’il émane du droit fondamental des citoyens d’exercer leur contrôle sur le pouvoir et de participer activement aux affaires communes. (…) Ce besoin permanent de transparence dans les affaires publiques acquiert à l’époque du néolibéralisme le plus sauvage et de la corruption débridée – sans précédent dans l’histoire mondiale – une énorme importance supplémentaire. Il se transforme en un besoin social et politique tout à fait vital. L’exercice des droits démocratiques des citoyens considérés jadis comme « élémentaires » est vu par les gouvernants presque comme une déclaration de guerre à leur système par « ceux d’en bas ». Et naturellement, elle est traitée en conséquence, de manière très répressive (…). L’audit de la dette publique acquiert une dynamique socialement salutaire et politiquement presque subversive. (Son) utilité d’un audit ne peut pas se résumer uniquement à la défense de la transparence et de la démocratisation de la société. Elle va beaucoup plus loin, puisqu’elle ouvre la voie à des processus qui pourraient s’avérer extrêmement dangereux pour le pouvoir établi et potentiellement libérateur pour l’écrasante majorité des citoyens ! En effet, en exigeant d’ouvrir et d’auditer les livres de la dette publique, et encore mieux en ouvrant et en auditant ces livres, le mouvement de l’audit citoyen ose « l’impensable » : il pénètre dans la zone interdite, dans le saint des saints du système capitaliste, là où, par définition, n’est toléré aucun intrus ! » (souligné dans l’original).
Ainsi comprise, la revendication de l’audit de la dette et surtout son début de mise en œuvre par la création de comités, en tant qu’instances populaires où les preuves de l’illégitimité seraient réunies et débattues, constitueraient un formidable outil de « re-démocratisation »[11].
S’agissant des détenteurs de la dette publique, la sauvegarde de la petite épargne est souvent soulevée, comme question importante quand ce n’est pas comme obstacle déterminant. Elle ne poserait aucun problème. Lors des déclarations d’impôt direct, les banques calculent au centime près les montants afférents à différentes formes d’épargne des ménages. Elles leur seraient garanties, car elles ne représentent qu’une minuscule partie des « créances » réclamées. L’annulation des dettes publiques ne peut évidemment pas être une mesure isolée. Ici, on portera d’abord l’accent, très brièvement, sur deux aspects. Le premier est l’appropriation sociale des banques et leur reconfiguration de façon à restaurer leurs fonctions essentielles de création des formes déterminées et limitées de crédit et à les mettre au seul service de l’économie. Le second est la reconfiguration de la fiscalité, qui doit cesser de peser lourdement sur les salariés et les couches populaires. Les syndicats, SNUI (syndicat des impôts) et Sud Trésor, ont des propositions prêtes. Tout aussi important est l’utilisation qui est faite de l’impôt, qu’il soit perçu nationalement ou localement. Le contrôle démocratique de l’usage de l’impôt est devenu purement formel.
Plus largement l’enjeu est celui défini dans ce document grec, à savoir la création d’une dynamique politique dans laquelle celles et ceux qui ont montré, de façon répétée, une forte capacité de mobilisation verraient la campagne pour l’annulation comme une question essentielle qui conditionne l’avenir. En France mais aussi dans toute l’Europe, les salariés sont confrontés aux questions cruciales de l’emploi et de la précarité. Leur solution passe par le contrôle social de l’investissement. Il ne peut pas continuer à dépendre des stratégies de maximisation des profits des grandes entreprises. La satisfaction de besoins sociaux pressants a pour contexte la crise écologique dans toutes ses dimensions. Il est indispensable qu’elle repose sur de profondes transformations dans les modes techniques de production dans l’industrie comme dans l’agriculture. Le financement en serait assuré par l’impôt et le crédit bancaire contrôlé. La « sobriété énergétique » et la dé-marchandisation en seraient les compléments. La libéralisation des échanges, dont le coût écologique est immense, est un socle du capitalisme financiarisé. Le contrôle social de l’investissement permettrait la relocalisation de nombreuses activités et un raccourcissement des chaînes de d’approvisionnement, de production et de commercialisation. L’annulation des dettes dans les pays où les peuples se mobiliseraient pour l’imposer, créerait ainsi les conditions d’une vraie « sortie de crise ».
Saisir l’opportunité d’un combat dans un ensemble de pays
La campagne contre la dette ne peut pas se mener « par procuration ». Le peuple grec ne peut le mener pour d’autres peuples européens. Les agences de notation ne s’acharnent pas encore sur la France ; celle-ci ne subit pas encore des écarts de taux d’intérêt significatifs. L’injonction de « la dette à honorer » n’en pèse pas moins lourdement sur la situation économique et sociale comme sur la vie politique française. Le gouvernement ainsi que les dirigeants de l’UMP et du Parti socialiste comme des partis dits centristes, répètent jour après jour que la décence exige des citoyens qu’ils « acceptent des sacrifices » afin que la France paie ses dettes. Ils ne diffèrent que sur la façon exacte de le faire, sur le meilleur policy mix. La dette obstrue l’avenir, celui des classes populaires bien sûr, mais celui de la société tout entière. Mener campagne pour l’annulation n’est pas au-delà de la capacité du mouvement social français. La mobilisation que des centaines de milliers de gens ont eue à l’automne dernier sur les retraites place les associations, les syndicats et les partis français dans une situation responsabilité particulière. Le refus des travailleurs français de payer la dette serait aussi le soutien internationaliste le plus efficace qu’ils puissent apporter à ceux de Grèce, du Portugal, de l’Irlande. Une campagne populaire menée par des comités pour le moratoire immédiat et l’audit de la dette, préparerait le mouvement social aux nouveaux épisodes de crise financière. Les publicistes et les responsables politiques qui préconisent aujourd’hui la restructuration de la dette de la Grèce et de l’Irlande reconnaissent que les risques que soulignent les adversaires de cette mesure sont réels. La vulnérabilité du système financier européen, mais aussi mondial, rend une nouvelle crise possible. La faillite de pans du système bancaire n’est pas exclue. Dans des pays où le paiement de la dette aura été mis en cause par le mouvement social, les travailleurs et les jeunes tournés de diverses manières vers les questions « politiques » y seront préparés, au moins un peu.
L’un des grands arguments des partisans de la sortie de l’euro, est que ceux qui misent sur un mouvement social européen poursuivent une chimère. L’enjeu est de saisir l’occasion pour le faire naître. Plusieurs pays sont confrontés très durement au problème de la dette. D’autres le seront plus ou moins tard. Tous sont soumis aux politiques économiques et monétaires pro-cycliques. Même la Confédération européenne des syndicats a été obligée de se démarquer de la Commission européenne et de la BCE. L’opportunité est créée de construire, entre les citoyens des pays d’Europe, une véritable union. La solution progressiste n’est pas la sortie de l’euro. Elle est d’aider à la convergence des luttes sociales et politiques menées aujourd’hui de façon dispersée vers un objectif de contrôle social démocratique commun de leurs moyens de production et d’échange, donc aussi de l’euro. « Saisir les banques » ! Oui, dans tous les pays où le mouvement social en aura la force ; oui en incluant la BCE dans leur nombre.
La campagne pour l’annulation des dettes publiques européennes doit s’accompagner, bien entendu, de l’annulation de la dette de pays du Sud détenue par les banques et les fonds de placement européens. Pour les peuples des pays européens cette campagne est un passage obligé et aussi un tremplin. Passage obligé, parce qu’aucune politique tant soit peu progressiste au plan social comme au plan écologique ne peut être menée ni aucun grand investissement fait tant que la saignée du service des intérêts continue. Tremplin, parce que toute victoire arrachée sur ce terrain constituerait un véritable séisme pour le capitalisme mondial. L’annulation des dettes modifierait profondément les rapports de force politiques entre le travail et le capital. Elle libérerait les esprits sur « l’ampleur du possible ». Lorsqu’une occasion comme celle-ci se présente, ne faut-il pas s’en saisir.
Notes
[i] Robert Guttmann, How Credit-Money Shapes the Economy, M.E. Sharpe, Armonk, New York, 1994, page 33.
[ii] FMI, Rapport sur la stabilité financière dans le monde, Note intérimaire, Actualité des marchés, janvier 2011. (www.imf.org/external/french/index.htm)
[iii] FMI, Global Financial Stability Report, avril 2011, chapitre 1, tableau 1.1.
[iv] Propos de José Vinals cités par Martine Orange, Mediapart, 15 avril 2011.
[v] Frédéric Lordon, « Pas détruire les banques, les saisir ! », La pompe à Phynance, blog.mondediplo.net/2010-12-02
[vi] http://www.cadtm.org/Dette-odieuse/
[vii] Voir Global Economic Growth Report, Toronto, July, 2003.
[viii] “Prêts toxiques : les élus s’allient pour attaquer les banques”, Le Monde, 9 mars 2011.
[ix] Voir Eric Toussaint, « Face à la dette du Nord, quelques pistes alternatives », www.cadtm.org/, 19 janvier 2011.
[x] Yorgos Mitralias, « Face à la dette : l’appétit vient en auditant !… » 12 avril 2010 (www.cadtm.org/ ). L’auteur est le principal animateur du Comité grec contre la dette.
[xi] Par opposition à la dé-démocratisation née du néolibéralisme, Voir Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale, trad. de Christine Vivier, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007, ainsi que Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2009, pages 457-468.
APL
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