À propos de « La production de l’idéologie dominante »
De l’idéologie dominante à la domination sans idéologies
Le mode de domination consistant à changer pour conserver en invoquant la nécessité et en prenant appui sur une gouvernance par les experts, dont « La Production » décrit, en 1976, la mise en place, est plus que jamais d’actualité. On ne peut pas pourtant ne pas être frappé par les modifications intervenues depuis lors et qui vont dans le sens d’un durcissement de ce régime politique. On assiste en effet actuellement à un retour du « conservatisme progressiste » dans le giron du « conservatisme déclaré ». Du même coup, on voit bien tout ce que le conservatisme progressiste des années 1960-1970 avait de réactif. Discours de dénégation il devait encore tenir compte, d’une part comme on l’a déjà noté – de la compromission d’une grande partie des porte-parole du conservatisme déclaré avec les régimes fascistes qui avaient dominé l’Europe après les années 1930. Mais il était aussi, d’autre part, encore sous le coup de la révolte de Mai 1968 avec laquelle il lui fallait bien composer. C’est bien, par exemple, la nécessité de composer avec certaines des demandes – sans doute les plus digérables – ayant émergé du mouvement de Mai, qui conduira le management, dans les années 1980, à valoriser l’initiative individuelle des travailleurs et à prôner des formes « d’autonomie » qui se révéleront assez vite destinées à substituer l’autocontrôle (moins coûteux) au contrôle rapproché par l’encadrement de premier niveau, avant d’être rendues obsolètes par la mise au point de techniques de contrôles informatiques à distance, marquant le retour d’une version sophistiquée du taylorisme.
Or les années de la collaboration sont aujourd’hui loin et définitivement renvoyées dans le passé, ce qui laisse l’espace politique ouvert à la droite décomplexée qui s’est forgée dans les clubs des années 1970-1980. Mais surtout, comme n’ont cessé de le répéter les discours politiques délivrés au cours des deux dernières années (depuis la droite, bien sûr, mais parfois aussi, il faut bien le dire, depuis la gauche) c’est sur le projet explicite d’en finir avec Mai 1968 – cet être collectif pourtant déjà vieux de quarante ans mais semble-t-il increvable – accusé de tous les péchés (de la perte d’autorité parentale au déclin de l’Université en passant par l’« arrogance » et les « exigences exorbitantes » des émigrés, des étrangers et, en général, des travailleurs), que les « responsables » actuellement au pouvoir ont bâti leur image de marque. Il ne s’agit plus, comme ce fut le cas du milieu des années 1970 aux années 1990, de récupérer ce qui pouvait sembler bon à prendre dans les mots de Mai. Le progrès, qu’ils évoquent toujours, n’est plus à l’opposé de la réaction.
Il doit au contraire se réaliser par la réaction (à Mai 1968), par la rigueur, par le respect des traditions, par le retour à l’autorité et aux « valeurs ».
Le discours du pouvoir est donc aujourd’hui celui d’une droite qui, considérant qu’elle a gagné sur tous les plans, n’a plus besoin de ménager une opposition vaincue, de se donner des allures progressistes, ni de jouer à la gauche. La droite est de droite.
Ainsi, tandis qu’à l’époque où « La production… » a été écrit, le thème mobilisateur officiel est encore la « réduction des inégalités » (entre classes, entre régions, entre genres, entre établissements scolaires, etc.) en référence à une philosophie politique qui se donne pour idéal la diminution des « handicaps », toutes les « réformes » mises en oeuvre actuellement visent, au contraire, à aider « les meilleurs » à être «encore meilleurs », à constituer « des pôles d’excellence », à faire des «champions » en étendant à tout l’exigence de « compétitivité » qui prévaut dans l’entreprise gérée selon les codes d’une philosophie sociale inspirée de l’économie néo-libérale.
Une seconde différence notable porte sur la part accordée à l’idéologie elle-même dans le travail de domination. Comparée aux années 1970, la période actuelle peut être caractérisée, sous ce rapport, par un affaiblissement considérable en volume et surtout en sophistication du discours idéologique, au moins dans ses modalités les plus générales et se voulant intellectuellement les plus ambitieuses. Tout se passe comme si le discours idéologique – tel qu’il se présentait dans les ouvrages dont le dépouillement a servi de base à « La production… » – avait joué son rôle et n’était plus aussi nécessaire que par le passé pour assurer la conservation de l’ordre établi.
D’une part, comme on vient de le suggérer, parce que les défenseurs de l’ordre ont gagné (ou croient avoir gagné ce qui, pour l’instant, revient au même).
Mais aussi parce que l’approfondissement du nouveau régime de gouvernance fondé sur l’autorité des experts et sur la dépossession / démission des représentants, a simplement rendu l’éloquence idéologique obsolète. En trente ans, les « responsables » qui détiennent le pouvoir ont beaucoup appris et, particulièrement, du néo-management et des techniques de contrôle de gestion, d’abord mises en œuvre dans les entreprises, techniques dont l’application progressive à la gestion de l’État et des entités supra étatiques comme les institutions européennes constitue la grande innovation des vingt dernières années (mise en oeuvre initialement dans les sphères de la production les plus directement articulées aux marchés et dans la conception et l’orientation des politiques sociales, avant de toucher, comme c’est le cas aujourd’hui, le monde de l’Université, de la culture, de la création artistique, de l’édition 1). Et ils ont appris, particulièrement des sciences sociales les plus avancées, que l’on pouvait obtenir le résultat visé – réaliser l’objectif –, de façon efficace et discrète, en faisant l’économie du discours et de la justification, en intervenant directement sur les dispositifs eux-mêmes, et parfois sur des segments de ces dispositifs, apparemment marginaux, dont les audits minutieux réalisés par les gestionnaires ont pourtant dégagé le caractère stratégique. Ce qui pouvait paraître une anticipation hasardeuse
en 1976 c’est donc réalisé : l’idéologie s’est vraiment faite chose intervenant sur les choses.
On peut en effet caractériser le nouveau mode de domination par le rôle principal qu’il fait jouer au « gouvernement par les normes 2 ». Il prend appui sur la fixation d’objectifs traduits dans des formats comptables 3, insérés dans des cadres juridictionnels complexes, et contrôlés par des dispositifs d’évaluation adossés à des palmarès (benchmarking 4). Des experts s’efforcent de trouver les moyens optimums de réaliser l’objectif au moindre coût, c’est-à-dire en évitant la formation de mouvements d’opposition prenant une forme collective. Au lieu de restructurer d’un coup l’ensemble d’un secteur, d’une administration ou d’un domaine, ils interviennent par l’intermédiaire d’outils 5 sur des points de détail, en modifiant des éléments comptables ou des règles de fonctionnement qui, tout en ayant, pris à leur valeur faciale, un caractère technique et une portée limitée, jouent un rôle central dans le fonctionnement de dispositifs d’ensemble. Ces opérations permettent de les réorienter ou de les démanteler sans passer par des mesures générales qui, présentées dans un discours public, exigeraient d’être justifiées et, chaque fois que cela est possible, sans passer par la loi, soumise à débat au parlement, ce qui l’expose publiquement.
La Réforme Générale des Politiques Publiques (rgpp) constitue actuellement un cas exemplaire de mise en oeuvre de ce nouveau mode de domination 6 dans lequel des mesures parcellaires et techniques, difficiles à interpréter par des non spécialistes, éparses mais néanmoins coordonnées, sont réalisées discrètement sans faire appel à d’amples discours idéologiques dans l’espace public avec, pour seule référence, au niveau local, l’invocation de la rationalisation, de l’efficacité, des économies de moyens et de la qualité, au sens de la qualité des « produits » (ce qui réduit tout accomplissement à n’être qu’un produit marchand et rien d’autre). Cette façon d’opérer, empruntée au néo-management et formalisée dans un cadre microéconomique néo-classique 7, a pour caractéristique de se présenter, chaque fois que cela est possible, sur le mode libéral de l’incitation, assortie d’avantages pour ceux qui s’y conformeront, c’est-à-dire aussi, de fait, de sanctions pour ceux qui se montreraient réfractaires. À la différence de l’injonction brutale exprimée de façon publique et s’adressant uniformément à tous, à laquelle il est possible de répondre par la mobilisation, le principal avantage de l’incitation est de diminuer les ressources collectivement disponibles tout en laissant les intéressés décider par eux-mêmes, entre eux, qui doit survivre et qui doit disparaître (comme on le voit, par exemple actuellement dans le monde de la culture ou dans celui de la recherche) ce qui a pour effet de maximiser l’attention aux petites différences et d’accroître les conflits internes, de mettre chacun en concurrence avec tous les autres et, par là, de fragmenter des univers dont la seule ressource défensive serait pourtant l’union. Cela même sans chercher désormais à stimuler par des discours enthousiastes l’ardeur des personnes concernées, comme le faisait encore autrefois le management d’entreprise, la menace du chômage étant censée remplacer les stimulations (coûteuses) jugées jusque-là nécessaires pour mettre les gens au travail (n’est-ce pas déjà un privilège que d’avoir un emploi ?).
De telles opérations n’ont, il faut le souligner, rien de secrètes. Elles ne relèvent pas du complot.
Mais elles sont néanmoins opaques du fait précisément de leur caractère parcellaire et technique qui les rend très difficiles à décrire, et donc à critiquer, d’une façon à la fois claire, précise et susceptible de retenir l’attention d’un lecteur, surtout quand ses intérêts personnels immédiats ne lui semblent pas immédiatement touchés par la mesure adoptée.
Quel journaliste se risquerait, par exemple, à prendre le temps de comprendre jusqu’au bout des mesures, toutes de détail, portant sur les modalités de l’indemnisation du chômage, sur le régime des intermittents du spectacle, sur la réforme des dispositifs de recherche, sur les règles régissant le cumul des emplois par les fonctionnaires, sur les effets de la « Loi organique relative aux lois de finances » (lolf), qui modifie profondément la gestion publique, sans parler des multiples changements, pratiquement passés sous silence, apportés récemment au droit du travail, et à les exposer dans un journal destiné à un large public ? Ainsi, la « fin des idéologies », prophétisée depuis cinquante ans, est bien devenue une réalité, mais pas de la façon annoncée.
Non parce que le bon peuple (les personnes ordinaires, comme dit la sociologie), devenu enfin rationnel, aurait abandonné ses vaines croyances dans les utopies qui nourrissaient ses révoltes, mais parce que les puissances auxquels il s’opposait semblent s’être évanouies perdant non seulement tout visage humain, mais s’exilant aussi du discours.
C’est sur ce fond d’actions mutiques qu’il faut comprendre le développement du storytelling 8 : une technique venue elle aussi du management, et qui, se substituant à l’idéologie, absente parce que désormais inutile, produit, particulièrement à l’intention des médias, qui ne peuvent quand même pas ne rien dire, des histoires racontables (par opposition aux mesures inracontables qui modifient la réalité), associant, dans une trame anecdotique, des entités abstraites (une marque, une administration d’État, une région, etc.) à des personnes bien concrètes, des êtres de chair et d’os – de préférence des « victimes », dont « l’expérience vécue » est largement mise à contribution – selon des schèmes dont la structure est empruntée au registre éternel du conte, comportant malheureux, bienfaiteurs, méchants, suspense, punition, récompenses, vengeances, pardons, etc.
C’est dire aussi que, contrairement à ce qui a pu être interprété, en début de processus, comme un « retrait de l’État », cette nouvelle forme de domination, ne passe pas par moins d’État mais par une réorientation des modalités d’action de l’État de façon à lui permettre de servir les intérêts d’un capitalisme lui-même profondément modifié. Le capitalisme changeant « d’esprit », l’État a dû changer aussi le sien. Par rapport à l’époque où notre papier a été écrit, ce changement a été marqué notamment par une transformation de la culture de référence.
À la culture alors exigée des grands serviteurs de l’État (et, par l’intermédiaire du pantouflage, des dirigeants des grandes entreprises capitalistes) faites d’un mélange de sciences de l’ingénieur, d’histoire et aussi de culture littéraire (de façon à être en mesure de rédiger des discours éloquents aux accents « gaulliens ») s’est substituée la culture du management, enseignée dans les business schools, qui présente l’avantage, à une époque où une grande partie des profits se font en se déplaçant sur des terrains d’opération disséminés aux quatre coins du monde, d’être plus facilement transportable. Elle fournit un langage, des outils, conceptuels, juridiques (le droit international des affaires) et comptables, et propose des objectifs immédiatement compréhensibles par des « responsables » venus d’horizons très divers et encore dépendants, dans le cadre de leur vie privée ou de leur intimité affective, d’attachements transmis par l’éducation familiale, solidaires de cultures et de traditions historiques différentes. Cet idiome commun permet, au-delà des différences et des concurrences, l’établissement de modes de solidarité qui contribuent à la formation d’une classe dominante mondiale. S’il reste aujourd’hui une classe consciente d’elle-même c’est, plus que tout autre, la classe dominante.
De cette nouvelle culture, on peut dégager un point central qui concerne la relation à la règle. Les nouveaux « responsables » ont appris du management à prendre leur distance par rapport aux règles, ce que savaient bien sûr faire les anciennes « élites » formées dans le creuset des cultures étatiques, mais toujours avec une certaine mauvaise conscience due au respect de la Loi qui leur avait été inculquée dans les Grandes Écoles publiques où ils avaient été formés. Sur la pratique des affaires des nouvelles élites, le management a eu un effet libérateur un peu comparable à celui que la diffusion de la psychanalyse a pu exercer sur leurs pratiques sexuelles.
Même si les Lois étaient forgées, pour l’essentiel, dans le creuset de la classe dominante, il n’en restait pas moins que chaque acteur, pris individuellement, pouvait se faire croire à lui-même que son action était contrainte par des règles impersonnelles et, en quelque sorte, transcendantes. Or l’apprentissage et l’exercice du management, surtout dans ses modalités nouvelles qui fait une large place à une grande diversité d’instances non étatiques de production de normes, ont ouvert les yeux des « responsables » en ne leur permettant plus d’ignorer qu’ils étaient les fabricants des règles qu’ils imposaient aux autres, c’est-à-dire à ceux qui, dépouillés de la possibilité d’agir sur la construction et le changement des règles, n’ont d’autre option que de leur obéir. Cette prise de conscience de la plasticité de la règle et de la liberté qu’elle donne, et donc du caractère tout à fait acceptable des multiples jeux avec la règle, selon les intérêts du moment, a en outre été très certainement renforcée par des formations menées de plus en plus souvent dans des écoles internationales et par les premières expériences de la vie professionnelle acquises dans des pays étrangers comportant par exemple un autre droit du travail (ou pas de droit du travail du tout) – expériences qui sont le lot commun de la plupart des cadres dirigeants 9.
Que les règles auxquelles, en principe, tous doivent se plier, ne sont que des « conventions », résultant de compromis entre des intérêts, au fond arbitraires, et par conséquent adaptables et modifiables sans scrupule selon les circonstances, est au coeur de la compétence exigée aujourd’hui d’un « responsable ». Ce que savent, dans leur intimité, les « responsables », c’est que celui qui se contente de suivre les règles sans les contourner, les adapter ou les modifier n’aboutit à rien. Il est toujours en retard, largué, incapable d’innover. Mais ce savoir d’initié ne peut être rendu public. Car se poserait alors, dans un monde social où l’égalité formelle constitue encore la valeur de référence, la question de savoir pour quelles raisons la même liberté n’est pas donnée à tous et pourquoi certains, le plus grand nombre, doivent considérer les règles comme quasiment sacrées, les respecter, sous peine de sanctions, et cela bien qu’elles soient constamment modifiées sans que l’on comprenne bien pourquoi (ou pour qui), tandis que d’autres peuvent au contraire les ajuster au gré d’intérêts qu’il est toujours loisible de présenter, lorsque des « responsables » ayant été un peu loin se trouvent pris sur le fait, comme orientés malgré tout vers le bien commun.
Luc Boltanski
© Éditions Demopolis, 2008
24, rue du Champ-de-l’Alouette
75013 Paris
Les premières recherches de Luc Boltanski sont menées dans le cadre du Centre de sociologie européenne, dirigé par Raymond Aron puis Pierre Bourdieu. Ses premiers travaux sont orientés par l'influence du cadre théorique bourdieusien. Boltanski est donc dans sa jeunesse inséré dans le « groupe de jeunes que Bourdieu avait réunis autour de lui ».
Au début des années 1970, Boltanski devient maître-assistant à l'École des hautes études en sciences sociales. Il participe à la fondation de la revue Actes de la recherche en sciences sociales. Au milieu des années 1980, Boltanski se désengage des Actes et se désinvestit de l'équipe encadrée par Bourdieu. Parallèlement à son travail en sciences sociales, Luc Boltanski écrit et publie des ouvrages de poésie et, plus récemment, des pièces de théâtre. Nuits, ouvrage édité à ENS Editions, regroupe les deux pièces La Nuit de Montagnac et La Nuit de Bellelande qui furent créées en mai 2008 au Théâtre Kantor de Lyon dans une mise en scène de Guillaume Pfister.
Le nouvel esprit du capitalisme, avec Ève Chiapello, Paris, Gallimard, 1999.
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