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samedi 27 août 2011

Die 26150 : Sans les animaux , le monde ne serait pas humain...


Boris Cyrulnik
Sans les animaux, le monde ne serait pas humain. Écologie au Quotidien de Die propose une fascinante découverte de nous-mêmes.
Boris Cyrulnik est l’un des pionniers de l’éthologie française. Il est aussi neuropsychiatre, psychanalyste, psychologue, auteur de nombreux ouvrages. Ancien maître-nageur et rugbyman, voyageur infatigable et poète, il fait partie de ces hommes qu’une enfance instable et sans famille n’ont pas rendu amer mais au contraire curieux de l’univers du vivant. De ce manque d’identité et de références, il a fait un tremplin qui l’a obligé, pour survivre, à se poser des questions constructives sur la nature humaine et à se chercher dans toutes sortes de milieux sociaux. C’est ainsi qu’il s’est construit ce qu’il appelle un "père synthétique fait de rugby, de science, de débrouillardise et de pamphlet politique", dont chaque morceau lui a apporté une vision différente de l’homme. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Boris Cyrulnik est âgé de sept ans. Un soir à Bordeaux, à l’heure de la Libération, il est par hasard le témoin impuissant de l’assassinat d’un milicien par les libérateurs. Etrange : ceux-ci tiennent le même langage que les occupants de la veille, justifiant leur crime au nom d’une vérité qu’ils disent cohérente. Que se cache-t-il donc derrière les belles paroles des hommes ? Première attitude éthologique. Une envie puissante de décoder le monde qu’il habite envahit Boris Cyrulnik. A douze ans, il se promène avec un livre de psychologie animale dans la poche, s’émerveille devant l’organisation d’une fourmilière, s’intéresse aux naturalistes et se frotte aux adultes qui remettent en cause les croyances antérieures, dénoncent les frontières entre les disciplines scientifiques. Sous l’impulsion de son ami Hubert Montagné, aujourd’hui psycho-physio-éthologue, il découvre dans les années soixante, au terme de ses études de médecine, une toute nouvelle discipline, considérée alors comme scandaleuse : l’éthologie humaine. En plein questionnement, préférant à l’analyse la synthèse, il se lance dans cette science novatrice en complément de la psychiatrie, de la psychologie sociale, de la clinique, rejetant avec force l’idée de se spécialiser. Pour lui, le mélange des genres, l’approche conjointe du corps et de l’esprit, de la parole et de la molécule, de l’homme et de l’animal est un parcours indispensable pour mener à une compréhension globale de la dimension humaine. Une démarche d’homme libre. Une fois sur cette piste, il ne s’arrète plus, accumule une foule de documents, travaille sur la biologie de l’affect, le pouvoir du langage, les signes du corps, applique à l’homme des méthodes d’études réservées jusqu’ici au milieu animal - ce qui lui vaut immédiatement de solides ennemis chez ses confrères psychanalystes et neurobiologistes -, parcourt le monde et créé un groupe transdisciplinaire de recherche en éthologie clinique à l’hôpital de Toulon-La-Seyne. Objectif : étudier le développement humain, la complexité des systèmes relationnels, l’influence du verbe, de l’inconscient et des signes de communication non verbaux sur la biologie et la construction psychologique d’un individu. Très vaste programme, qu’il embrasse pourtant avec aisance, humour, générosité.
REQ : Cet entretien pourrait partir de notre alliance avec le chien. Les éthologues cliniciens et les vétérinaires ont fait le constat que la pensée du propriétaire pouvait façonner le comportement et le développement biologique du chien. Certaines personnes attendent, par exemple, de leur chien qu’ils défendent la maison. Ils développent une peur relative de l’environnement qui va être perceptible par l’animal. Face à cette émotion enregistrée par différents canaux, le chien va alors adopter une attitude menaçante que les propriétaires vont analyser comme un comportement de défense de la maison.
Boris Cyrulnik : Ce n’est pas de la transmission de pensée, je dirais que c’est de la matérialisation de pensée. Dans certaines pathologies comme les maladies maniaco-dépressives, où les gens sont tantôt euphoriques tantôt mélancoliques, jusqu’à se sentir responsables de toutes les plaies du monde, on voit que le chien s’adapte impeccablement à l’humeur du propriétaire. Quand le propriétaire est gai, il va se mettre à aboyer, gambader, quand il est triste, le chien ne bouge pas, il se met à trembler. J’avais un patient qui faisait des bouffées délirantes à répétition. Selon l’accueil que me faisait son chien, je savais dans quel état il se trouvait où allait se trouver.
Le chien qui vit dans un monde de sympathie est hypersensible au moindre indice émis par le corps du propriétaire adoré. C’est donc bien une matérialisation de la pensée humaine transmise au chien qui façonne ce dernier. Les vétérinaires avec lesquels je travaille montrent, chez des chiens, des troubles d’hypertension, de diabète, d’ulcères hémorragiques gastriques, des dermatoses suppurantes... de graves maladies dont le point de départ se situe dans la pensée du propriétaire. On rencontre souvent le cas d’un chien choisi pour remplacer le chien précédent décédé. De même couleur, de même race, on lui attribue la même place à la maison, parfois un nom identique. Que se passe- t-il ? L’animal souffre de la comparaison affective de son propriétaire avec le disparu au point d’en tomber malade. Comment peut-il en effet se sentir valorisé ? Quoi qu’il fasse, il est moins beau que l’absent, moins performant, sans cesse comparé au disparu idéalisé. Il est bien connu que seuls les morts ne commettent aucune faute. L’histoire du propriétaire et la représentation mentale qu’il a de son chien transmet à l’animal des signaux contradictoires, incohérents. Il devient impossible pour lui de trouver et d’utiliser un code clair de comportement avec son maître. Ces émotions vont fabriquer des troubles métaboliques et, à long terme, des maladies organiques ou des comportements altérés. Un symptôme est une proposition de communication. Le chien se lèche la patte jusqu’au sang, se réfugie derrière un meuble, présente des troubles sphinctériens, des gastrites, une hypervigilance avec tremblements, etc. La guérison du chien passe pas une restructuration de l’imaginaire du propriétaire qui doit faire le deuil du premier chien et envisager le second comme un être différent.
Pour mener un raisonnement comme celui-là, il ne faut pas être un neurobiologiste ou un psychanalyste, il faut être transversal. Il faut être capable de parler avec un propriétaire, un vétérinaire de se donner une formation de psychiatre et de psychologue et de pouvoir communiquer avec un chien. Faire se rencontrer un psychologue et un vétérinaire, il fallait oser !
REQ : Vidons d’emblée le sac de l’éthologie : étudier l’animal permet-il de mieux comprendre la génétique du comportement de l’homme ?
B. C. : C’est exactement ça. Le fait d’étudier la phylogenèse, qui est la comparaison entre les espèces, permet de mieux comprendre l’ontogenèse et la place de l’homme. On comprend mieux aussi la fonction et l’importance de la parole dans le monde humain. Il existe une première gestualité universelle, fondée sur le biologique, proche de l’animalité.
Dès que le langage apparaît, une deuxième gestualité imprégnée de modèles culturels prend place. Là, la première gestuelle s’enfouit, les sécrétions d’hormones dans le cerveau changent. Donc, on comprend mieux comment le langage se prépare, comment le choix des mots pour raconter un fait révèle l’interprétation qu’on peut en faire, comment la parole peut changer la biologie en changeant les émotions.
REQ : L’éthologie est une démarche naturaliste. Quel genre de naturalisme ?
B. C. : Rien à voir avec le naturalisme de Jean- Jacques Rousseau. C’est une démarche naturaliste parce qu’elle appréhende l’homme dans sa globalité, dans son environnement.
Les vétérinaires avec qui je travaille font des observations naturalistes, c’est-à-dire là où notre culture les fait travailler, parce que la condition naturelle de l’homme, c’est sa culture. Ils demandent l’autorisation aux clients de mettre une caméra pendant la consultation et là, on voit des choses étonnantes. Par exemple, un couple amène un chien malade en consultation. Quand le vétérinaire pose une question, l’homme et la femme rentrent en compétition parce que chacun veut parler, le ton monte et le chien se met à gémir, ça finit par devenir une cacophonie. Le chien aboie, la femme parle plus fort que l’homme, le vétérinaire regarde la femme, lui donne donc la parole, l’homme furieux se tourne alors vers le chien et lui ordonne bruyamment de se taire. Il fait taire le chien parce qu’il ne peut pas faire taire sa femme.
Dans ce cas, le chien est devenu le symptôme de la compétition relationnelle existant dans le couple.
REQ : Le comportement du chien révèle donc sans coup férir le soi intime de ses propriétaires ?
B. C. : Cela va encore plus loin. Dans l’acte même de choisir son chien, il y a révélation de soi. Le chien élu devient un délégué narcissique. J’opte pour ce chien parce qu’il est rustique, sportif ou de caractère solitaire ou combatif revient à dire : j’aime qu’il me ressemble ou j’aime ce qui est rustique, sportif... La mode des chiens miniatures ou molossoides sont aussi des symptômes de notre culture, ils font office de discours social. On préfère aujourd’hui la puissance des animaux à la vulnérabilité des petits que portaient autrefois les femmes entretenues et assistées. De la même façon, des lévriers racés ne se développeront pas dans les mêmes milieux que les bergers allemands ou les setters. L’amateur d’afghan est plutôt silencieux, solitaire, intellectuel, alors que celui qui montre une préférence pour le boxer aime bavarder, faire du sport, s’agiter.
REQ : Nos odeurs, regards, gestes et paroles parlent aux animaux ?
B. C. : Lorsqu’un bébé humain pleure, cela nous trouble profondément. Si l’on enregistre ces cris et qu’on les fait écouter à des animaux domestiques, on assiste à des réactions intéressantes : les chiennes gémissent aussitôt, couchent leurs oreilles. Elles manifestent des comportements d’inquiétude, orientés vers le magnétophone. Les chattes, elles, se dressent, explorent la pièce et poussent des miaulements d’appel en se dirigeant alternativement vers la source sonore et les humains. Il semble exister un langage universel entre toutes les espèces, une sorte de bande passante sensorielle qui nous associe aux bêtes. Dès qu’il s’agit de captiver l’animal, le sens du toucher devient aussi un instrument efficace. Chez l’homme, le toucher est un canal de communication très charpenté parce que c’est le premier à entrer en fonction, dès la septième semaine de la vie utérine. Cela dit, l’absence de toucher et au contraire l’approche neutre donne aussi des résultats. Il y a quelques années, j’ai amené des enfants dans l’enclos des biches du parc zoologique de Toulon. Parmi eux, des psychotiques. A notre grande surprise, nous avons vu une petite fille trisomique, élevée en milieu psychiatrique, se serrer contre une biche, qui l’avait laissée venir à elle sans bouger le moins du monde.
La même biche sursautait lorsqu’elle approchait un enfant non handicapé, en s’enfuyant à vive allure, dès qu’il se retrouvait à trois mètres d’elle. Nous avons filmé et analysé ces séquences. Les enfants psychotiques, perdus en eux-mêmes, évitent le regard, marchent de côté et doucement. Les autres enfants regardent les animaux en face, sourient et montrent les dents, ils lèvent la main pour caresser l’animal et se précipitent vers lui. Autant d’actions interprétées comme des agressions.
REQ : Selon vous, les animaux nous obligent-ils à remettre en cause beaucoup de nos certitudes ?
B. C. : Première certitude à abandonner : les animaux ne sont pas des machines. J’insiste beaucoup là-dessus : le jour où l’on comprendra qu’une pensée sans langage existe chez les animaux, nous mourrons de honte de les avoir enfermés dans des zoos et de les avoir humiliés par nos rires. Nous avons peut-être une âme, mais le fait d’habiter le monde du sens et des mots ne nous empêche pas d’habiter le monde des sens. Il faut habiter les deux si l’on veut être un être humain à part entière. Il n’y a pas l’âme d’un côté et de l’autre la machine. C’est là tout le problème de la coupure. Il y a aussi la représentation qu’on se fait de l’animal et qui lui donne un statut particulier, et cela explique un grand nombre de nos comportements. Les chats ont été divinisés dans la Haute-Egypte et satanisés au Moyen âge chrétien.
Les feux de la Saint-Jean sont issus de la diabolisation des chats. On avait rapporté les chats des croisades, ils représentaient les Arabes, alors on les brulait. Considérant le chien comme un outil, si le chien est cassé, on le jette. Quand j’ai fait mes études de médecine, on nous apprenait que l’animal ne souffrait pas et on nous faisait faire des opérations sans anesthésie. L’animal criait, et lorsqu’on s’élevait contre ça, on nous répondait qu’il s’agissait d’un réflexe ! Le bénéfice de l’esprit cartésien, c’est l’analyse, qui nous a donné le pouvoir. Le maléfice du cartésianisme, c’est aussi l’analyse : on a coupé l’homme de la nature, on a fait des animaux des choses, on a dit qu’un animal ne possédant pas l’organe de la parole ne souffrait pas, et là-dessus, on en a déduit qu’un aphasique n’était pas un humain, qu’un enfant qui ne parlait pas ne devait pas non plus éprouver de douleur.
Les animaux ne sont pas des machines, ils vivent dans un monde d’émotions, de représentations sensorielles, sont capables d’affection et de souffrances, mais ce ne sont pas pour autant des hommes. Le paradoxe, c’est qu’ils nous enseignent l’origine de nos propres comportements, l’animalité qui reste en nous... En observant les animaux, j’ai compris à quel point le langage, la symbolique, le social nous permettent de fonctionner ensemble. Pourtant, je constate à quel point nous avons encore honte de nos origines animales. Lorsque j’ai commencé l’éthologie humaine, on me conseillait de publier mes travaux sans faire référence à l’éthologie animale. La même chose m’est arrivée encore récemment. Choisir entre l’homme et l’animal, entre celui qui parle et celui qui ne parle pas, celui qui a une âme et celui qui n’en possède pas, celui qu’on peut baptiser et celui que l’on peut cuisiner. A cette métaphore tragique, qui a permis l’esclavage et l’extermination de peuples entiers, a succédé l’avatar de la hiérarchie, où l’homme au sommet de l’échelle du vivant se permet de détruire, de manger ou d’exclure de la planète les autres terriens, animaux et humains, dont la présence l’indispose. La violence qui me heurte le plus vient justement de la non-représentation du monde des autres, du manque d’ouverture, de tolérance, de curiosité de l’autre.
REQ : Un monde de sangsue n’est pas un monde de chien...
B. C. : Lequel n’est pas un monde humain. Plus on cherche à découvrir l’autre, à comprendre son univers, plus on le considère. Dès l’instant où l’on ne tente pas cette aventure, on peut commettre des actes de violence sans en avoir conscience. Mais la violence se déguise sous de multiples formes, et nos désaccords à son sujet viennent très souvent de définitions non communicables, parce qu’il existe d’énormes différences de point de vue.
À lire :
- Les vilains petits canards, de Boris Cyrulnik, éd. Odile Jacob.
- La plus belle histoire des animaux, collectif. éd. Le Seuil.
- La fabuleuse aventure des hommes et des animaux, collectif.
Sans les animaux, le monde ne serait pas humain, Karine Lou Matignon, éd. Albin Michel.
Boris Cyrulnik est intervenu aux Rencontres de l’ Ecologie au Quotidien de Die (REQ).
Ecologie au Quotidien
DIE, Rhône-Alpes, France
Le Chastel 26150 DIE
Tel : 04 75 21 00 56       



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