Nucléaire : la catastrophe sanitaire
Le peuple japonais vit l'un des pires accidents industriels de l'histoire du capitalisme. A l'occasion du 20e anniversaire de Tchernobyl, Sveltana Alexievitch, auteur biélorusse d'un livre de témoignages des victimes de Tchernobyl, avait eu cette pensée prémonitoire : "Tchernobyl : notre passé ou notre avenir ?" (Le Monde, 25 avril 2006). Hélas, en ce 25e anniversaire de Tchernobyl, le cauchemar de Fukushima renoue, au Japon, avec cette expérience terrible de l'accident nucléaire.
Tant l'exploitant japonais Tepco et les autorités japonaises que leurs homologues français n'ont admis la gravité de ce qui se passait à Fukushima qu'à reculons, au compte-gouttes, cherchant à protéger le plus longtemps possible l'industrie nucléaire elle-même des conséquences économiques et symboliques de ce désastre, plutôt que ses victimes. Les uns et les autres ont sans cesse parlé d'une catastrophe à venir, alors qu'elle est là depuis le premier panache de fumée radioactive. Les dirigeants d'Areva l'ont compris dès le vendredi 11 mars, jour du tremblement de terre, eux qui ont immédiatement fait évacuer leurs salariés allemands intervenant dans la maintenance du site de la centrale de Fukushima.
Cet accident dramatique s'inscrit en continuité d'une autre catastrophe, insidieuse et niée, celle des conséquences sanitaires - tenues délibérément invisibles - de la contamination et de l'irradiation de faible intensité, liées au développement de la filière nucléaire, au Japon comme ailleurs. Mais revenons tout d'abord sur ce qui se passe à Fukushima.
Fukushima : la contamination radioactive et ses victimes
Engagés dans une lutte acharnée contre le pire - l'explosion nucléaire, aux abords de Tokyo, ville de 35 millions d'habitants -, des travailleurs subissent depuis une semaine de très fortes expositions à la radioactivité au sein des installations détériorées. Mardi 15 mars, après l'explosion du bâtiment qui abrite le réacteur n° 2, explosion ayant entraîné une perte de confinement, les autorités japonaises ont publié des niveaux d'exposition externe excessivement élevés, de 30 à 400 milliSieverts (mSv) par heure, autour des différents réacteurs.
Selon le communiqué de la Criirad du 16 mars, avec des valeurs aussi élevées (1 million de fois et plus le bruit de fond naturel), des effets directs (dits "déterministes") sur l'organisme humain se produisent rapidement (en quelques heures, quelques jours, quelques semaines). Il s'agit d'une destruction massive des cellules, en particulier celles de la moelle osseuse, de la muqueuse intestinale, ainsi que les cellules basales de la peau.
Cette destruction cellulaire peut altérer le fonctionnement de certains organes, voire engager le pronostic vital. Plus le nombre de cellules détruites est important, plus les effets sont graves. Les travailleurs exposés à ces très fortes doses de rayonnements ont-ils été "désignés volontaires" ? Qui sont-ils ? Aucun témoignage direct n'a été recueilli auprès d'eux. Comme les "liquidateurs" de Tchernobyl, ils sont sacrifiés pour tenter d'empêcher l'apocalypse.
Depuis samedi matin 12 mars, et la première explosion sur le réacteur n° 1, l'échappement de vapeurs radioactives dans l'atmosphère est continu. Les populations vivant sous le vent de ces vapeurs radiotoxiques subissent une exposition à la radioactivité, sous forme de particules présentes dans l'air contaminé. A faible et très faible dose, les effets de l'exposition à la radioactivité sont différés dans le temps. Il s'agit, entre autres, des cancers et des atteintes à la reproduction.
La radioactivité entraîne des mutations cellulaires, à l'origine de la prolifération de cellules cancéreuses. Les cancers d'enfants peuvent être associés non seulement à une exposition aux rayonnements ionisants de l'enfant lui-même, mais aussi à une exposition in utero lors de la grossesse de sa mère ou à une mutation cellulaire de l'ADN du père du fait de sa propre exposition aux rayonnements ionisants. Des altérations génétiques provoquées par la radioactivité portent atteinte à la fonction reproductive, conduisant à la stérilité ou à des malformations graves chez les nouveau-nés.
Enfin, des effets de la contamination radioactive chronique à faible dose, mal étudiés, ont aussi été décelés, notamment chez les enfants biélorusses, à la suite de l'accident de Tchernobyl, provoquant notamment des pathologies cardiaques précoces. Les conséquences des expositions à faible dose se manifesteront, de façon aléatoire, dans dix ans, vingt ans, trente ans, voire plus.
L'absence de recensement rigoureux de ces atteintes, au fur et à mesure de leur apparition, comme dans le cas des essais nucléaires ou des catastrophes précédentes (en particulier Tchernobyl) empêchera de faire le terrible bilan de cette catastrophe. Quel est donc le retour d'expérience dont parlent les autorités gouvernementales françaises ?
En France, irradiation et contamination à bas bruit
La France n'a pas connu d'accident majeur, mais une contamination radioactive insidieuse s'est installée en continu à partir de différentes sources, à commencer par les déchets miniers de sites désormais fermés. Chaque année, l'Autorité de sûreté nucléaire recense sur le parc nucléaire plusieurs centaines d'"incidents", dont certains s'accompagnent de rejets radioactifs dans l'environnement.
Des autorisations de rejets radioactifs sont régulièrement octroyées aux différents sites nucléaires, entraînant une pollution radioactive de l'air et des rivières. La gestion des déchets nucléaires et le démantèlement des réacteurs en fin de vie supposent une pollution radioactive chronique, tandis qu'un arrêté ministériel du 5 mai 2009 prévoit la dérogation possible du code de la santé publique pour l'ajout de substances radioactives dans les biens de consommation (www.criirad.org). Il s'agit d'une augmentation lente et pernicieuse du niveau de radioactivité dite "naturelle".
Une longue enquête auprès des travailleurs intervenant en sous-traitance de la maintenance des installations nucléaires en France m'a permis d'approcher l'envers de l'industrie nucléaire. Les 58 réacteurs nucléaires français supposent la réalisation annuelle d'arrêt de certains réacteurs pour maintenance. Entre 25 000 et 35 000 travailleurs de la maintenance (robinetiers, décontamineurs, décalorifugeurs, mécaniciens, électriciens, agents de contrôle) interviennent en zones dites "contrôlées" (c'est-à-dire radioactives) pour effectuer les vérifications, réparations, modifications nécessaires au bon fonctionnement des réacteurs et des circuits de refroidissement.
Plus une centrale vieillit, plus la contamination radioactive est intense et plus l'intervention est "coûteuse en dose". C'est ainsi que les exploitants français du nucléaire ont été amenés à sous-traiter ces tâches dangereuses et à mettre en place un système de gestion de l'emploi par la dose.
Sur une intervention à fort débit de dose, plusieurs ouvriers vont se succéder très rapidement afin de rester dans la limite de dose autorisée. Le récit de ces activités permet de lever le voile sur cet envers incontournable, mais invisible, de l'industrie nucléaire. C'est ce que montre l'histoire de Pierre, atteint à 52 ans d'un cancer professionnel reconnu radio induit par l'assurance-maladie.
Directement affecté aux travaux sous rayonnement (DATR)
Pierre est DATR. Cela signifie qu'il a reçu une formation de quelques jours en radioprotection et que le médecin du travail a signé pour lui un certificat médical de "non-inaptitude à l'exposition aux rayonnements ionisants". Salarié d'une entreprise sous-traitante, il intervient en zone irradiée des centrales, par exemple pour la pose de protections aux "points chauds" (débit de dose : 50 à 60 mSv/heure).
Pour permettre la réalisation d'opérations de maintenance par d'autres travailleurs (robinetier, tuyauteur), il faut ramener le débit de dose en dessous de 2 mSv/heure. Pour cela, Pierre doit entourer la tuyauterie radioactive d'un matelas de plomb en le maintenant avec une sangle. C'est une opération pour laquelle les intervenants se relaient à plusieurs toutes les quinze minutes.
Une autre activité habituelle de Pierre est la décontamination des parois de la piscine dans laquelle le combustible a été entreposé lors des arrêts de tranche. Le travail se fait au chiffon, à genoux. L'ouvrier est protégé de la contamination radioactive par une tenue vinyle - dite "Mururoa" - et un appareil de respiration assisté. Mais cet équipement ne le protège pas de l'irradiation externe.
Se déplaçant de centrale en centrale, Pierre a accompli ce travail pendant vingt-huit ans avant de tomber malade. La reconstitution de son exposition aux rayonnements ionisants montre une dose cumulée tout au long de sa carrière de 316 mSv. La dose carrière moyenne sur trente ans d'un agent EDF est de 19 mSv, soit 15 fois moins. Or, une enquête épidémiologique internationale chez les travailleurs statutaires du nucléaire de 15 pays montre une surmortalité par cancer dans cette population exposée, en moyenne sur la durée de la vie professionnelle, à 19 mSv.
Les travailleurs sous-traitants reçoivent plus de 80 % de la dose collective annuelle subie sur les sites. Parmi ces travailleurs, certains sont aujourd'hui atteints de cancer, mais rien n'est fait pour relier précisément leur cancer à leur parcours professionnel dans l'industrie nucléaire.
Ils auraient dû ou devraient bénéficier d'un suivi médical gratuit permettant d'enregistrer au fil du temps, dans cette population fortement exposée, la survenue des cancers et d'étudier l'incidence du cancer en référence aux caractéristiques de leur exposition. L'enregistrement systématique de leur dosimétrie l'aurait permis. Le choix des autorités a été de ne pas s'engager dans cette voie. Ces travailleurs demeurent invisibles et leurs cancers se "diluent" dans l'ensemble des cas de cancer.
Un fléau comparable à l'amiante
Tricastin, Paluel ou Fessenheim, Tchernobyl et Fukushima, tous ces sites nucléaires participent d'une même catastrophe sanitaire d'une ampleur comparable à celle de l'amiante, qu'il s'agisse de la contamination radioactive à bas bruit dans la routine des parcs nucléaires, ou d'une pollution de grande ampleur provoquée par les accidents tels que ceux de Tchernobyl et de Fukushima.
Partout dans le monde, à longueur d'année, pour assurer la maintenance des installations nucléaires, des travailleurs, le plus souvent précaires, subissent des conditions de travail et de vie incompatibles avec la dignité humaine. Les maintenir dans l'invisibilité est le moyen choisi par le lobby nucléaire pour sauvegarder l'image, aujourd'hui brisée, d'une industrie sans risques.
La catastrophe de Fukushima révèle au monde cet autre scandale de santé publique. Puisse cet article contribuer à la reconnaissance de l'engagement des travailleurs de Fukushima qui, aujourd'hui, sacrifient leur vie pour tenter d'éviter l'apocalypse.
Annie Thébaud-Mony, sociologue, directrice de recherche honoraire à l'Inserm (Le grand débat)
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