Information Participative

Médias Citoyens Diois continu !

Retrouvez-nous sur notre nouveau site :

http://mediascitoyens-diois.info

jeudi 24 mars 2011

Penser la déraison du monde....

Penser la déraison du monde
De Fukushima à Benghazi, il est rare que le cours des événements fasse autant écho à une théorie. C'est incontestablement le cas d'une curieuse encyclopédie qui décilla les yeux de nombreux individus il y a quelques décennies. De 1984 à 1992, en effet, L'Encyclopédie des nuisances, revue dirigée par Jaime Semprun (1947-2010), prenait acte d'une humanité dévastée par la raison instrumentale. Intoxication idéologique et utopie néotechnologique : l'idée consistait à relever toutes les nuisances contemporaines au sein d'un "Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences et les métiers". Une manière de saluer une époque irrémédiablement révolue, celle où Diderot, D'Alembert ou Condorcet pouvaient encore croire à l'alliance de la science et du progrès.
Car Tchernobyl et le dévoiement de la révolution, cela faisait beaucoup pour une génération très marquée par les conseils ouvriers. A l'heure de la séparation de l'homme avec son propre univers dont il contemple l'effondrement comme un spectacle sidérant, les rédacteurs de ces quinze fascicules auxquels contribua notamment Guy Debord (1931-1994), le fondateur de l'Internationale situationniste, ont joué un rôle central dans la critique sociale. Exaspérés par les paysages de landes marchandes qui s'étendent le long de nos pays sages, les auteurs de L'Encyclopédie des nuisances l'ont largement tournée vers la critique anti-industrielle. Animés par l'envie de retrouver "un peu d'air frais", pour reprendre le mot de George Orwell, dont ils ont édité les Lettres, articles et essais (2001), les encyclopédistes ont, depuis, transformé leur revue en maison d'édition.
Plumes acérées et livres composés sur linotype avec des caractères en plomb, L'Encyclopédie des nuisances a notamment cherché à débusquer la novlangue de notre temps, les signes et les sigles de ce que Michel Leiris appelait la "merdonitié", des OGM au TGV. Jaime Semprun, mort le 3 août 2010 d'une hémorragie cérébrale, a donné le ton de la maison, fait de critique corrosive et d'humour cinglant, de radicalité désespérée et d'appel à l'émancipation. Implacable, il pratiquait avec cruauté et ravissement l'art du retournement : "Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : "Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?", il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : "A quels enfants allons-nous laisser le monde ?"", écrivait-il dans L'abîme se repeuple (1997). Adversaire de la "nucléarisation du monde", Jaime Semprun bataillait toutefois contre le prêt-à-penser écologique. Et notamment contre ce "catastrophisme d'Etat" qui envahit les discours politiques et les salles de cinéma (Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, avec René Riesel, 2008).
Un catastrophisme qui aurait pour effet de préparer les consciences à la "gestion citoyenne de la poubelle planétaire" et à "l'administration du désastre" qui affecte aussi bien la nature que la culture. Mais il n'oubliait pas d'autres combats. Comme celui des Algériens qui commença au printemps 2001 (Apologie pour l'insurrection algérienne, 2001) et dont il notait qu'elle était une leçon de "dignité" face à "l'apathie" de nos démocraties. Outre le Discours préliminaire qui lança la revue, L'Encyclopédie des nuisances a récemment réédité quelques fragments retrouvés après sa mort (Andromaque, je pense à vous !, 27 pages, 7 euros). Une belle occasion de retrouver celui dont l'oeuvre permettra à certains de penser à la fois Fukushima et Benghazi.
Nicolas Truong
Encyclopédie des nuisances, "Discours préliminaire",(novembre 1984), Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 47 pages, 6 €

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire