Eloge de Claude Lévi-Strauss
Etait-il donc tellement, et naturellement en quelque sorte, hors du commun ? Pourquoi cette aura de déférence, cet espace infranchissable établi entre lui et les autres ? Cela ne tenait pas seulement à son savoir intimidant et à sa célébrité. D'autres que lui les avaient également, qui se trouvaient cependant dans un rapport d'immédiate camaraderie ou de proximité, même avec leurs jeunes collègues, tel son ami Jean-Pierre Vernant. A quoi tenait donc cette distance dont il me semblait qu'elle n'était pas voulue de sa part ? Etaient-ce les autres - nous tous - qui le plaçaient, à la faveur d'impressions intimes, dans cette position d'extraterritorialité ?
Faut-il un autre exemple de cette complicité objective dans la construction de la distance ? Lévi-Strauss était soucieux de son apparence physique et de sa vêture. Il a longtemps porté, en guise de cravate, un cordon noué autour du col de sa chemise, signe d'une extravagance certes limitée, mais revendiquée. Un jour, lors d'une des assemblées d'enseignants, à la pause, un de nos collègues, coopté depuis quelques années seulement, assis dans le fond de la salle, a la surprise de voir Lévi-Strauss venir directement vers lui. Un rapide coup d'oeil alentour permet de s'en convaincre : c'était bien vers lui qu'il venait, mais dans quel but ? A sa grande surprise, il venait tout simplement lui demander l'adresse d'Hollington, le tailleur pour hommes de la rue Racine, dont il aimait lui aussi le style des vêtements, le col rond autour du cou, la coupe ample, les multiples poches. Ainsi donc, Lévi-Strauss se voulait élégant, comme nous pouvons tous le désirer, et il souhaitait en parler tout simplement. C'est la surprise de son interlocuteur, de même nature que la mienne, qui me fait penser que c'est beaucoup du fait des autres, et pas seulement du sien, que s'est établie autour de lui une sorte de frange de sécurité, si l'on peut dire. S'il ouvrait la bouche, ce ne pouvait être que pour dire quelque chose de fondamental !
Personne n'usait de familiarité avec lui. On ne lui touchait pas l'épaule, on ne le prenait pas par le bras (à l'exception d'Eva, sa secrétaire). On ne le tutoyait pas, ou du moins je ne connaissais pas ceux qui ont pu avoir le privilège ancien de le tutoyer. J'ai eu l'occasion de le voir avec Germaine Dieterlen ou Denise Paulme, qui avaient le même âge que lui. Ils s'appelaient par leur prénom, sans tutoiement. Au laboratoire, nous l'appelions tous "monsieur". Il appelait en retour les hommes par leur nom de famille le plus souvent, et les femmes par leur prénom ou employait le générique "madame".
Comme il avait un sens aigu des convenances dues aux rapports hiérarchiques, il est venu me trouver quand je suis entrée en fonction, en 1982, comme professeure et comme directrice du laboratoire pour me demander de l'appeler désormais Claude. J'ai mis longtemps avant d'y parvenir, usant de tous les stratagèmes possibles pour esquiver cette obligation. Dans le même souci des formes, il tenait à ce que ce soit lui qui se déplace désormais pour venir dans mon bureau quand nous avions à parler pour une raison ou une autre. Il est certain que ce souci des convenances et de la politesse, doublé du peu de goût qui était le sien pour la routine du quotidien, allait dans le sens de l'écart institué par les autres ; mais sans doute n'en sont-ils pas la cause, non plus qu'une misanthropie essentielle, comme c'est pourtant si souvent dit.
Il s'est beaucoup expliqué, dans Tristes Tropiques surtout et dans des interviews, sur son rapport à l'humanité dévastatrice. Mais il avait pour les individus qu'il fréquentait les attentions les plus grandes. Il avait déjà cette simple politesse, qui est marque de grand respect, qui consiste à répondre à tous les envois de livres et à tous les courriers. Mais il faisait bien plus. Il a permis à Marc Augé et à moi-même de rencontrer le professeur Jean Bernard dans les vingt-quatre heures, quand nous en avons eu cruellement besoin. D'autres exemples précis me concernant et me prouvant cette touchante et discrète attention me viennent à l'esprit et je suis certaine que bien de mes collègues en ont, eux aussi, bénéficié. Il était proche des individus, s'il n'aimait pas l'humanité, et ses actes privés en témoignaient.
La distinction qu'il établissait entre l'humanité et les individus de son entourage comme celle entre le rejet de l'activité destructrice de la globalisation d'une part et le respect des rites sociaux ou des obligations professionnelles d'autre part sont des marqueurs importants au confluent de son existence personnelle et de sa pensée savante. Il s'est ainsi fait un point d'honneur de ne jamais signer la moindre pétition, refusant tout engagement qui aurait empiété sur cette démarcation. Ce refus de toute implication mondaine, qu'il considérait comme un usage dévoyé des titres et fonctions, a eu certainement aussi un fort impact dans l'établissement de la distance avec les autres. Mais, au total, il y a sans doute méprise. Son entourage a fait autant, sinon plus que lui-même, pour le sacraliser.
Cette opération mentale de séparation quasi rituelle réalisée sans concertation par tout un chacun s'est bien sûr appuyée sur les traits et marqueurs dont je viens de faire état. Il convient d'en ajouter deux autres. Lévi-Strauss se mettait, c'est vrai, volontiers en retrait. On dira qu'il préférait faire cavalier seul, et il n'a pas cherché à faire école. Mais c'est peut-être aussi que le cours des choses l'ennuyait vite et prodigieusement, qu'il n'avait de réel bien-être qu'en tête à tête avec sa propre pensée et la construction de son oeuvre, ou avec le monde extérieur anonyme de la rue.
On sait qu'il travaillait quotidiennement à l'écriture de ses livres avec la régularité d'un métronome. Il venait au laboratoire presque chaque jour pendant son temps d'activité (jusqu'à 73 ans, puis au moins un après-midi par semaine), pour lire et rencontrer des visiteurs, donner des interviews, déléguant le travail de direction à Isac Chiva, le directeur adjoint. Il s'absentait des assemblées générales (qui avaient lieu deux fois par an) avant la fin. Il s'ennuyait ferme aux soutenances de thèse et même parfois pendant les séminaires, heureux de trouver dans l'assistance des collègues à qui passer la parole.
J'ai souvenir de l'avoir observé lorsque j'étais assise à ses côtés à l'occasion d'un jury de thèse. Il griffonnait sans arrêt, mais il ne s'agissait pas de notes, comme pouvait le penser le public. Il dessinait des chats, encore des chats. J'aurais dû garder quelques-uns de ceux qu'il laissait libéralement sur la table en s'en allant. Plusieurs de ces innombrables chats figurent dans l'ouvrage de L'Herne (2004, sous la direction de Michel Izard) qui lui a été consacré. Peut-être avait-il besoin de cet automatisme de la main pour écouter et mieux retenir ce qui se disait ? ; peut-être au contraire sa pensée s'évadait-elle vers des mondes mystérieux. Mais je pense fermement qu'une partie du chemin sur la sacralisation a été faite grâce à l'ennui métaphysique qu'il éprouvait et qui était si sensible. Il fonctionnait un peu comme un surdoué qui s'ennuie en classe. Et il pouvait être méprisant et féroce avec ses contempteurs et ceux qui le comprenaient mal, quand il n'était pas indifférent aux critiques, ce qu'il est peu ou prou devenu avec le temps.
On observait le conflit en sa personne entre des tendances étrangement conservatrices, où parlait l'émotion, et d'autres, tout aussi étrangement libertaires, où parlait l'excitation intellectuelle. Il pouvait me dire que la place naturelle des femmes était au foyer tout en permettant à celles qui travaillaient avec lui de le faire à égalité avec les hommes, et qu'il fallait considérer toutes les expérimentations sociales contemporaines comme autant d'exemples du génie humain à innover. Ces traits appartiennent à son idiosyncrasie : ils allaient à la rencontre du désir des autres de le mettre à part.
Avec l'âge, Claude Lévi-Strauss avait un peu baissé la garde. S'il était toujours intellectuellement vigilant sur les lectures qui pouvaient être faites de son oeuvre, son abord était devenu plus simple, plus affectueux. Il acceptait d'entrer dans des manifestations d'émotions. Il se laissait embrasser par son entourage féminin. Il appréciait les hommages publics qui lui étaient offerts par son laboratoire. Il goûtait les marques de chaleur humaine.
Un élément de sa vie me touche profondément et je lui confère une valeur décisive. Je le tiens de Monique Lévi-Strauss elle-même. Chaque jour, il lui remettait en lecture son ouvrage. Il n'a pas écrit une seule ligne qu'elle n'ait lue et commentée. Et il se remettait à la tâche si le sens avait paru obscur à sa femme, ou l'expression inadéquate. Ce travail en commun, car c'est d'un travail qu'il s'agit, au-delà de la confiance mutuelle que cet accord implique, révèle un élément central de la personnalité de Claude Lévi-Strauss : loin d'être pris dans des certitudes et cet orgueil absolu qu'on lui prête, il fut jusqu'au bout l'homme du doute et c'est aussi cela qui me le rend très cher. Car il faut bien le reconnaître : au-delà de la vénération que je lui portais, et comme sans doute bien d'autres avec moi malgré (ou peut-être à cause de) la difficulté qu'il y avait à l'approcher et encore plus à le lui dire, Lévi-Strauss est un homme que j'ai beaucoup aimé.
Françoise Héritier est professeure honoraire au Collège de France. Née en 1933, elle a succédé à Claude Lévi-Strauss au Collège de France, où elle a développé ses recherches sur la parenté au sein du laboratoire d'anthropologie sociale. Elle a notamment publié chez Odile Jacob "Masculin-féminin" (1996 et 2002), "Une pensée en mouvement" (2009) et, aux Editions Galilée, "Retour aux sources" (2010).
A lire l'intégralité de ce texte inédit dans le hors-série du Monde "Une vie, une oeuvre", intitulé "Claude Lévi-Strauss, l'esprit des mythes", 122 p., 6,50 euros
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