Retraites : le ratio qu’on vous cache
Sur la grande question du moment, il y a un chiffre qu’on vous cache, ou alors il faut aller le chercher dans les coins, ou mieux dans l’excellent livre de Pierre Concialdi « Retraites, en finir avec le catastrophisme » (juin 2010). Il est pourtant essentiel, même si un seul chiffre ne peut suffire à raisonner sur un problème complexe.
Pratiquement tous les argumentaires du COR (Conseil d’Orientation des Retraites) mais aussi des économistes de gauche hostiles à la réforme se fondent sur l’évolution d’un chiffre qui est le « ratio de dépendance vieillesse », défini comme le rapport entre le nombre de personnes âgées et la population en emploi. C’est proche du ratio retraités/cotisants, usuel dans les caisses de retraites. Et lorsqu’on ne regarde que ce chiffre, il fait apparaître une hausse très forte entre 2010 et 2050 (selon des prévisions qui sont loin d’être parfaites) : il passerait de 0,54 à 0,81, soit une progression de 50 %. Dur, dur ! Chaque actif aurait « sur le dos » le financement de 0,81 retraités contre seulement 0,54 aujourd’hui.
Avec un tel « poids », on comprend que beaucoup se réfugient dans les promesses de la croissance du gâteau comme seule issue : avec un « gâteau par actif » plus gros d’au moins 50 %, on s’en sortirait ! Et au-delà de 50 %, on s’en sortirait encore mieux, on connaît la chanson.
Or comme d’habitude, les conclusions dépendent fortement des hypothèses et du cadre. Pour sortir de ce cadre, il faut élargir un peu le regard. Suivons pour cela Pierre Concialdi, en acceptant de rester dans une analyse économique traditionnelle, mais nettement enrichie. Ce qui suit est une citation.
« Cependant, cela [l’augmentation de 50 % du ratio de dépendance vieillesse] ne signifie pas que la charge économique qui va peser sur les actifs va s’accélérer à ce rythme, loin de là. Car les retraités ne sont pas les seules personnes économiquement « dépendantes » des personnes en emploi. Les richesses produites par les actifs occupés sont aussi partagées avec les autres inactifs (jeunes ou moins jeunes) ainsi que les chômeurs. Le ratio de dépendance économique (personnes sans emploi/ personnes en emploi) permet de mesurer la charge globale qui pèsera sur les travailleurs de demain.
Son évolution est bien moins forte – quatre fois moins précisément - que celle du ratio de dépendance vieillesse : + 13,5 % en 40 ans. Tout simplement parce que l’augmentation de la proportion de personnes âgées sera, en partie, compensée par la diminution de la proportion de jeunes. Et, contrairement à une idée reçue, le coût « d’entretien » des personnes âgées n’est pas plus élevé que celui des jeunes.
On retrouve le même décalage dans tous les pays. D’après les statistiques de la Commission européenne, le taux de dépendance vieillesse devrait augmenter de 84 % dans l’Union européenne (UE) à 27 et de 69 % dans l’UE à 15 %. Pour le ratio de dépendance économique, ces variations sont respectivement de +20 % et + 17 %.
Source : Projections démographiques de l’INSEE.
Autrement dit, pour accompagner les changements socio-démographiques qui se profilent pour les quatre décennies à venir et préserver le niveau de vie de tous, la croissance nécessaire est de moins de 14 % sur l’ensemble de ces 40 années, soit seulement 0,3 % par an. Avec les œillères des retraites, on a donc un miroir déformant et fortement grossissant de la « charge » qui pèsera demain sur les travailleurs. Tous les gains de productivité supérieurs à ce minimum de 0,3 % permettent d’envisager une croissance du niveau de vie ou bien, comme on le verra, de favoriser un autre modèle de développement, à rebours du consumérisme outrancier qui continue de ravager les ressources de la planète et, aussi, d’épuiser les salariés. »
Merci à Pierre Concialdi, merci aux rares analystes qui mentionnent cet argument (présent dans le livre d’Attac sur les retraites et dans l’article de Nicolas Postel dans « Projets » de mai 2010…). Merci aussi à Christiane Marty, celle qui va le plus loin dans le « halte au catastrophisme » avec de très bons arguments : voir mon billet du 25 avril 2010.
Reste un point, pour plus tard. Le raisonnement précédent se fonde encore pour partie sur les concepts de croissance, gains de productivité et niveaux de vie quantitatifs ou « en volumes », dont j’ai dit et redit qu’ils apparaîtront vite comme dépassés par la « grande bifurcation » qualitative nécessaire vers une société soutenable sur tous les plans.
Mais pour aujourd’hui, peu importe : chaque actif n’a pas à se préparer à « porter un sac à dos » plus lourd de 50 % pour les « non actifs », mais seulement de 13,5 %, et cela change fondamentalement la perspective. Le catastrophisme n’est vraiment pas de mise dans ces conditions.
Deux remarques auxquelles je tiens :
1) Le chiffre de 13,5 % est selon moi, et selon d’autres, très « conservateur », notamment parce que les prévisions socio-démographiques d’activité des femmes y sont très pessimistes et maintiennent une énorme inégalité avec l’activité des hommes. Dans son texte, Christiane Marty montre fort bien que des politiques d’égalité professionnelles vigoureuses pourraient aboutir à ce qu’il n’y ait AUCUNE PROGRESSION DU TAUX DE DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE dans les prochaines décennies !
2) Le choix des mots sur de telles questions n’est vraiment pas neutre. On avait déjà les « charges » sociales pour parler des cotisations sociales. On avait déjà les « prélèvements obligatoires » pour désigner ce que partout ailleurs dans le monde on appelle les recettes fiscales. On a inventé pour nous des ratios de « dépendance », histoire de bien nous faire comprendre que les retraités, les vieux, les personnes sans emploi et les jeunes sont un poids, une charge, un fardeau, qu’ils ne produisent aucune richesse, etc. Mais l’économie marchande et monétaire tout entière s’écroulerait en un jour si le travail domestique « non économique » n’était pas assuré, elle « dépend » elle aussi fortement de toutes les activités non rémunérées, de tous les liens sociaux qui l’entourent, de toutes les richesses autres que celles qui se vendent ou qui ont un coût en monnaie. Parlons de ratios socio-démographiques n’induisant pas de telles représentations alors qu’il est question de solidarité et d’interdépendance.
Jean Gadrey
Jean Gadrey, 66 ans, est Professeur émérite d'économie à l'Université Lille. Ses domaines de recherche sont la « Socio-économie des services » et les « Nouveaux indicateurs de richesse », titres de deux livres récents publiés à La Découverte, coll. Repères. S'y ajoute le thème des inégalités, objet d'un essai "En finir avec les inégalités" (Mango, 2006). Il est membre du CNIS (Conseil National de l'Information Statistique).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire