Ikea démonté pièce par pièce
La multinationale du meuble Ikea a ouvert une enseigne à Saint-Martin d’Hères. Les médias locaux, obnubilés par les espaces publicitaires qu’ils vont pouvoir vendre au magasin, en ont oublié de faire leur travail. Le Torchon rétablit la vérité et révèle la face cachée d’Ikea.
Le 17 octobre 2007, Ikea, un magasin de meubles et d’équipements pour la maison, ouvre à Saint-Martin d’Hères. Pour les médias, c’est un « sacré événement » : « On l’espérait, on l’attendait, le voilà », se réjouit-on dans le Dauphiné Libéré du 27 septembre, sous la plume d’Olivier Pentier. Le journaliste a eu le privilège d’être invité par Ikea « en avant-première » pour visiter le magasin. Il en a tiré une page complète d’éloges, usant de sa plus belle plume dans un papier lyrique annoncé en première page du quotidien. S’asseyant sur toutes les règles du journalisme, le Dauphiné Libéré va servir de support publicitaire à Ikea en multipliant les articles dithyrambiques.
Quelques jours plus tôt, le 20 septembre, Olivier Pentier s’était déjà essayé avec brio au publi-rédactionnel (« Celui-là, il est incapable d’écrire un article sans cirer des pompes », s’est exclamé un ancien journaliste du DL alors que nous évoquions l’affaire…). Ne reculant devant rien pour offrir la vérité aux lecteurs, il est allé jusqu’en Suède pour visiter le siège de l’entreprise d’ameublement. Le voyage tous frais payés a certainement été offert par Ikea aux journalistes du Dauphiné Libéré et de France Bleu Isère. Ce petit cadeau permet à l’entreprise de s’assurer la collaboration future des médias locaux, qui passeront sous silence tous les aspects sombres de la multinationale du meuble.
Voyage au bout du monde
Olivier Pentier nous explique qu’en Suède, dans la province du Smaland, à deux pas de l’endroit où a été ouvert le premier magasin Ikea, se trouvent « des usines de conditionnement et de fabrication ». Tous les produits que l’on peut acheter chez Ikea portent en effet la mention « Product of sweden ». Mais Ikea aurait aussi bien pu envoyer Olivier Pentier et ses camarades journalistes de l’autre côté du globe. Car le continent asiatique produit près de 30% des articles d’Ikea, dont 18% pour la Chine qui est le premier producteur. Seul 7% des produits sont fabriqués en Suède.
Le continent asiatique n’est pas le paradis des travailleurs. Dans les années 90, plusieurs reportages montrèrent des enfants en train de travailler pour des sous-traitants d’Ikea en Inde, au Pakistan, au Vietnâm et aux Philippines. Pour redorer son blason, Ikea crée en 2000 un code de conduite imposé à ses sous-traitants, l’Iway. Il a pour but d’assurer de bonnes conditions de travail aux salariés. Mais l’Iway, s’il a permis à Ikea de se refaire une bonne image, ne sert pas à grand chose : il impose seulement aux entreprises de respecter la loi en vigueur dans le pays où elles se trouvent… Dans des pays où les lois sociales sont aussi minces qu’un papier de cigarette, ce code n’a pas beaucoup d’intérêt. Ikea n’emploie certainement plus d’enfants aujourd’hui (même si, comme n’oublie pas de le noter l’Iway, certaines législations nationales permettent le travail dès 12 ans…). La société emploie des adultes, consentants. Le Dauphiné Libéré et France Bleu Isère n’ont pas jugé utile d’envoyer leurs journalistes rencontrer ces personnes, ni même de leur faire passer un coup de fil à des gens qui ont pris la peine d’y aller. L’association belge Oxfam-Magasin du monde a enquêté sur la multinationale. Des militants et des journalistes sont allés à la rencontre des petites mains d’Ikea en Asie. Ils en ont tiré un livre, « Ikea, un modèle à démonter ». Les journalistes ont eu beaucoup de mal à obtenir des témoignages, les gens ayant peur de perdre leur emploi. Ils ont quand même pu se rendre compte que les conditions de travail étaient plutôt bonnes pour les pays en question. Sauf que les syndicats n’existent pas, que les heures supplémentaires sont légion et pas toujours payées et que les conditions de vie des ouvriers sont misérables. Au Bangladesh, on gagne entre 11 et 70€ par mois pour 15 heures de travail par jour. En voilà, des bonnes conditions de travail.
Une entreprise anti-capitaliste ?
« Une des originalités de la société Ikea, c’est qu’elle n’est pas cotée en bourse, elle appartient à une fondation familiale des descendants d’Ingvar Kamprad », explique-t-on sur France Bleu Isère, qui essaye presque de faire passer le groupe mondial pour une PME familiale. Pierre Déris, directeur de la communication d’Ikea France, explique au micro de la radio que ce choix permet d’éviter les demandes de bénéfices à court terme d’actionnaires gourmands : « Une sécurité contre les grand vents capitalistes », renchérit le Dauphiné Libéré pour montrer à quel point Ikea est une société parfaite. Ce choix permet avant tout au groupe de rester totalement opaque et d’empêcher tout observateur extérieur de jeter un œil dans le système.
Le groupe Ikea est en effet constitué d’un imbroglio de plusieurs sociétés aux Pays Bas, au Danemark et en Suisse, qui appartiennent elles-mêmes à plusieurs fondations et sociétés offshore dont certaines auraient leur siège dans divers paradis fiscaux. Seuls les plus hauts responsables de l’entreprise comprennent le montage juridique des sociétés Ikea. Autrement dit, personne ne sait où va l’argent.
Pas vu, pas pris
Toujours dans le même article, Olivier Pentier nous apprend que « Très tôt, Invar Kamprad se montre doué pour les affaires […] dans l’entreprise qu’il lance, en 1943, à 17 ans ! ». Il aurait pu choisir une autre anecdote sur la jeunesse du fondateur d’Ikea, quatrième fortune mondiale : ses amitiés à l’intérieur du parti suédois pro-nazi pendant les années 40, révélées en 1994. Invar Kamprad s’était alors fendu d’un livre et d’une interview télévisée sur le sujet lors de laquelle, larme à l’œil, il regrettait ses errements de jeunesse.
Ce modèle de défense sera utilisé à chaque fois qu’une affaire sera révélée : lorsqu’un scandale éclate, Ikea s’excuse immédiatement, puis s’engouffre dans la brèche pour se faire passer pour une entreprise modèle. Le Dauphiné Libéré nous dit qu’ « Ikea insiste aussi sur le développement durable, la préservation des forêts et des ressources, l’utilisation de bois locaux ». Le journal ne dit pas que c’est à chaque fois suite à des scandales qu’Ikea s’est orientée dans cette direction : lorsque on découvre que certains sous-traitants emploient des enfants, Ikea, arrêtant sa collaboration avec eux, s’associe avec des ONG luttant contre le travail des enfants. Quand on découvre des produits toxiques dans certains meubles, ou quand des associations écologistes questionnent la provenance du bois utilisé, Ikea répond immédiatement par un mea-culpa et se rapproche de plusieurs ONG environnementales. Si un problème est mis sur le devant de la scène, il risque de ternir l’image d’Ikea et donc de lui faire perdre des clients. Ikea le résout et en profite pour se faire de la pub. Tant qu’on ne dit rien… pas vu, pas pris !
L’événement de l’année
Le Dauphiné Libéré ne s’embarrasse pas de toutes ces considérations. En moins d’un mois, du 27 septembre au 21 octobre, Ikea fera six fois la une du quotidien régional. Le sujet occupera trois fois une pleine page dans la rubrique « Grenoble et sa région », place réservée au sujet le plus important du jour. La veille de l’ouverture, un supplément publicitaire de quatre pages est distribué avec le journal, et le jour J, le Dauphiné Libéré est carrément vendu emballé dans un papier aux couleurs d’Ikea. Le tout nouveau supplément « Week-end plus » a aussi apporté sa pierre à l’édifice publicitaire en y consacrant une page. On y apprend notamment que le shopping à Ikea est un « loisir », et que le seul point négatif du magasin, c’est qu’on ne peut faire garder ses enfants que deux heures à l’entrée, ce qui ne laisse pas le temps de faire vraiment le tour des 19900 m² de la surface de vente. Une critique acerbe ! Sept articles en moins d’un mois pour l’ouverture d’un magasin : les 323 licenciés de Sanmina/Hewlet-Packard en procès contre leurs ex-employeurs et les 188 futurs sans-emplois d’Ascométal n’ont, même réunis, pas eu droit à une telle considération. L’évènement était aussi le sujet principal du journal de France 3 le jour de l’ouverture. Difficile de savoir si les articles élogieux que le Dauphiné Libéré a consacré à Ikea rentrent dans le cadre d’un accord publicitaire, ou si le journal a fait ça gratuitement, espérant amadouer l’entreprise afin qu’elle lui achète des pages de pubs par la suite. Dans les deux cas, le journalisme ne sort pas grandi de ces articles publi-rédactionnels.
Vivement la rocade nord !
Le public a bien retenu la leçon donnée par les médias, puisque 68000 personnes sont venues s’entasser dans le magasin durant les quatre premiers jours. Sur la rocade sud, les panneaux lumineux indiquent depuis plusieurs semaines des perturbations à prévoir « du 17 au 20 ». La DDE, sur le pied de guerre une semaine avant l’ouverture, a placé des barrières pour que les gens ne se garent pas n’importe où, et des gendarmes ont été réquisitionnés pour faire la circulation autour du temple consumériste. Djamel Méziani, le directeur du magasin, avait prévenu : il faut « inciter les personnes qui ne se rendront pas à Ikea à prendre des itinéraires de délestage ». Autrement dit, si vous avez des choses moins importantes à faire qu’aller à Ikea, passez ailleurs, et n’ennuyez pas les gens qui veulent absolument assister à l’inauguration. Les samedis suivants, la rocade sud était complètement bouchée, et la sortie menant à Ikea fermée.
Ikea attendu comme le messie...
Le jour de l’inauguration, René Proby, le maire communiste de Saint-Martin d’Hères, a scié la « bûche inaugurale » avec Djamel Méziani, le directeur du magasin. Car l’installation d’Ikea dans la banlieue grenobloise est aussi une histoire politique. En 2001, le site martinérois, anciennement occupé par l’usine Elf, est proposé pour la construction du stade d’agglomération. Le stade est finalement construit à Grenoble. Mais René Proby dénoncera des arrangements avec les critères de notation sur lesquels s’est basée la Metro (la communauté d’agglomération) pour décider de construire le stade à Grenoble. La suite lui donnera raison. Pour compenser, la Metro prend la décision de réhabiliter le site Elf et d’en faire une zone d’activité commerciale. La Métro a d’ailleurs financé à hauteur de 10 millions d’euros l’acquisition et l’aménagement de la zone. Une généreuse subvention déguisée pour Ikea, petite entreprise dans le besoin.
En octobre 2003, le conseil municipal de Saint-Martin d’Hères adopte à l’unanimité l’implantation d’Ikea sur l’ancien site Elf.
... Mais non
Toutes les municipalités n’ont pas accueilli Ikea à bras ouverts. C’est une tout autre histoire qui s’est déroulée à Mougins, dans les Alpes Maritimes : devant la mobilisation des élus et de la population, Ikea a renoncé à poser son énorme enseigne jaune et bleue dans le sud. La mairie de Mougins, ville huppée du sud de la France qui compte parmi ses maisons une des résidences du couple Hollande-Royal, est un des promoteurs du projet. Ikea devait s’installer sur une friche, située aux abords de Mougins, mais à quelques mètres seulement du centre de Mouans-Sartoux.
Nous avons rencontré Patrick Pellen, vice-président de l’association de défense du cadre de vie à Mougins, de passage à Grenoble : « Je n’avais pas le profil d’un anti-Ikea, au début, c’était juste que je ne voulais pas de ce magasin et de toute la circulation qu’il allait amener à côté de chez moi », explique t-il. « Le moteur de la contestation, c’est André Aschieri, le maire écologiste de Mouans-Sartoux, une figure locale. Ca fait plus de trente ans qu’il se bat contre une Côte-d’azur faite de béton ».
André Aschieri va sonner l’alarme et mobiliser contre le géant du meuble qui nuirait aux petits commerces du centre-ville. La population répond présente et se montre en majorité hostile au projet. Même le maire UMP de La Roquette, un autre village voisin, rejoint les opposants. Au final, l’association représentante des consommateurs, la chambre des métiers et d’artisanat et la mairie de Nice s’abstiennent lors du vote qui doit autoriser la construction d’Ikea à la chambre départementale des équipements commerciaux, instance habilitée à décider de l’implantation de nouveaux magasins. Un recours est déposé devant la chambre nationale, qui confirme la première décision (dans ses conclusions, la « commission Attali » du gouvernement visant à « rétablir la croissance » suggère de supprimer ces instances, seuls remparts contre l’installation sauvage de grandes surfaces). Le projet est abandonné, et une grande fête de village est organisée à Mouans-Sartoux. A Grenoble, l’implantation d’Ikea n’a pas suscité une once de protestation dans une ville qui en a pourtant l’habitude. La construction du stade d’agglomération, évoquée plus haut, avait été le théâtre d’une grosse opposition. Pour Ikea, il n’y avait pas de détonateur, pas d’André Aschieri local, pas d’arbre remarquable à défendre. Le contexte a laissé la multinationale tranquille.
Des bulles pour se faire mousser
Il n’y a pas que les journaux qui ont offert une tribune à Ikea. L’entreprise avait évidemment colonisé tous les espaces publicitaires du département et même plus loin. Presque chaque arrêt de bus, chaque panneau 4 par 3 était aux couleurs d’Ikea. La ville de Grenoble s’est également mise au jaune et bleu. Deux immenses boules à neige ont été placées place Grenette et place Félix Poulat, en plein centre-ville. Des boules à neige illuminées toute la nuit, surveillées par un vigile, en plein cœur des rues piétonnes. Pire encore, les bulles de Grenoble, le téléphérique qui monte à la Bastille, symbole de la ville, a affiché pendant une semaine le logo Ikea, une lettre sur chaque bulle. Et l’opération n’a pas coûté excessivement cher à l’entreprise, qui a acheté 2000 billets de téléphérique en échange de l’énorme publicité.
Du boulot pour les jeunes
Face à toutes ces critiques, un argument revient éternellement, comme une évidence : ça crée de l’emploi. Ikea Saint-Martin d’Hères a en effet donné du travail à 297 personnes. Et c’est plutôt bien, nous explique une jeune embauchée qui a obtenu un CDI. Les employés travaillent entre 24 et 41 heures dans la semaine, sur la base des 35 heures. Ils font 10h-20h ou 12h-22h les soirs de « nocturnes ». Et comme dans toutes les grandes surfaces, ils travaillent souvent les jours fériés, comme le montre une publicité du Dauphiné Libéré annonçant que le magasin est ouvert le 1er novembre. Côté ambiance de travail, c’est bien aussi, mais c’est spécial : « On a l’impression d’être une grande famille, c’est bizarre, raconte une employée. On s’appelle « la secte des poussins jaunes », parce qu’on est tous habillés pareil… On doit tous se tutoyer, même avec la hiérarchie, mais on n’y arrive pas avec le directeur ». Bienvenue dans la famille Ikea.
297 emplois créés dans l’agglomération, nous dit-on. En creusant un peu, ce n’est pas si évident. En Belgique, le Syndicat Neutre pour Indépendants, un syndicat belge de petites entreprises, artisans et profession libérales, annonçait en 2005 que « plus de 25% des entreprises situées aux alentours du nouveau magasin Ikea d’Anderlecht avait vu leur chiffre d’affaires baisser de 10,6% depuis l’ouverture du magasin ». Avant l’ouverture, d’autres organisations similaires redoutaient la disparition de plus de 200 emplois dans le secteur du commerce traditionnel de meubles, pour 360 emplois créés par Ikea. Certaines études affirment d’ailleurs que pour un emploi créé dans la grande distribution, ce sont de deux à cinq emplois qui disparaissent ailleurs.
Nous avons quand même demandé son avis à un artisan fabricant de meubles, pas forcément hostile au magasin suédois : « On ne fait pas la même chose. Ikea, c’est bon pour les gens qui veulent souvent renouveler leur mobilier, c’est parfait pour durer trois ou quatre ans. Les meubles que je vends, ça dure à vie. C’est pas la même fabrication, on fait un assemblage artisanal, en bois massif, et c’est personnalisé à la demande du client. Evidemment ça coûte plus cher, mais c’est pas du tout la même chose. Je prend les mesures, mon gars fait le meuble, et c’est fini, y’a pas d’intermédiaires ». Ikea, comme toutes les autres grandes surfaces du meuble, ne seraient pas vraiment des concurrents… Elles participent toutefois à l’avancée constante de notre société de consommation, qui fait que lorsqu’on veut acheter un meuble, on ne se pose pas de question, et on file sans réfléchir vers une de ces grandes enseignes (les autres ne sont certainement ni meilleures ni pires qu’Ikea, et étaient déjà légion dans l’agglomération où l’on n’avait pas franchement besoin d’un magasin supplémentaire si on désirait se meubler pour pas cher…). On est prêt à acheter un téléviseur écran plat à 1000 €, mais on ne met pas plus de 150€ dans la table sur laquelle on mange tous les jours…
Quoi qu’il en soit, le secteur du meuble en France n’est pas florissant. Les produits français sont concurrencés par les importations, dont le nombre a encore augmenté l’année dernière. Le journal Le Monde du 25 janvier dernier nous apprend que l’artisanat du meuble emploie 78700 personnes, et a déjà perdu 5000 emplois en deux ans. Le secteur devrait voir disparaître 20% de ses entreprises d’ici à 2009, pour la majorité des PME et des petites entreprises familiales. Ces fermetures entraîneraient de 15000 à 20000 suppressions d’emplois.
Mais qu’importe, ces chiffres et ces analyses à long terme n’intéressent personne, puisque comme l’affirme René Proby au Dauphiné Libéré, « la présence d’Ikea marque le renouveau et confirme le dynamisme de la ville de Saint-Martin d’Hères ». C’est bien le principal.
De nombreuses informations de cet article sont tirées du livre « Ikea, un modèle à démonter », écrit par Olivier Bailly, Jean-Marc Caudron et Denis Lambert.
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