La Notion de Lieu Chez Édouard Glissant
"Le lieu s'agrandit de son centre irréductible, tout autant que de ses bordures incalculables."(Glissant, 1997,p.60)
La notion de "lieu" chez Glissant s'oppose à celle de territoire. Celui-ci présuppose l'idée de racine unique, de filiation, de communauté de sang. Cette idée de territoire implique aussi par ailleurs la possession de la terre, c'est-à-dire, le droit du sol, et cette possession de la terre sont légitimées par les Mythes fondadeurs de communauté. Ces Mythes racontent l'enracinement des hommes sur "leur" terre et ce faisant transforment la relation que les membres de la communauté ont avec la terre où ils vivent : celle-ci devient pour eux le territoire, ou plutôt, "leur" territoire. Et à partir du moment où une communauté a "justifié" et acquis la légitimité sur "son" territoire, sa tendance sera de vouloir répandre ce qu'elle considère comme sa propre légitimité à l' "Autre". La "mission civilisatrice" de l'Occident, par exemple, a constitué l'une des formes perverses de cette légitimité : elle s’est octroyé le droit d'apporter à l' "Autre" les valeurs de sa culture particulière, ou des cultures particulières européennes, érigées en valeurs universelles.
Selon Glissant, dans notre contemporanéité, une question difficile et en même temps nécessaire se pose à nous tous: comment concevoir la Totalité-Monde comme une totalité concrète, et non plus comme une valeur sublimée à partir des valeurs particulières érigées comme valeurs universelles?
La notion de territoire est une notion exclusive et elle produit donc de l'intolérance.
Elle présuppose des frontières à l'intérieur desquelles peuvent demeurer seulement ceux qui ont acquis le droit d'y être, soit à travers la filiation (le droit du sang), soit à travers le droit du sol, c'est-à-dire, le droit sur le territoire.
Or, la Relation, c'est-à-dire, la confluence des cultures dans la Totalité-Monde, que Glissant considère comme une donnée inéluctable de notre planète aujourd'hui, a métamorphosé l'Être en Étant, et du même coup a dilué le "droit du sang" et le "droit du sol". Seul le "lieu" détermine désormais notre identité et maintient notre spécificité.
"Pourquoi cette angoisse devant la réalité du chaos-monde dont il semble qu'il soit l'objet le plus haut de la littérature aujourd'hui? Parce que nous voyons bien que la conscience non naïve de cette totalité ne peut plus être excluante, ne peut plus passer par cette sécurisation que procurait, dans l'Iliade ou l'Ancien Testament, la certitude de la communauté élue s'établissant sur une terre élue qui ainsi devient territoire. Car à la conscience non naïve de cette communauté nouvelle et totale se pose la question : comment être soi sans se fermer à l'autre et comment consentir à l'autre, à tous les autres sans renoncer à soi? C'est la question qui agite le poète et qu'il a à débattre quand il est en phase avec la communauté qu'il doit soutenir le plus souvent, parce que c'est une communauté menacée aujourd'hui dans le monde. Mais il doit défendre sa communauté non plus par le rêve d'une totalité-monde qui serait universellement acquise (comme au temps où cette totalité-monde était encore du domaine du rêve), il doit défendre sa communauté dans la réalité d'un chaos-monde qui ne consent plus à l'universel généralisant...Le lieu n'est pas un territoire; on accepte de partager le lieu, on le conçoit et le vit dans une pensée de l'errance, alors même qu'on le défend contre toute dénaturation".(Glissant, 1995,p.30.78)
Nous assistons aujourd'hui à toute sorte d’intolérance : religieuse, ethnique, raciale, et aussi à l'émergence de nationalismes et de régionalismes exclusifs, tous encore fondés sur l'idée de territoire, d'identité et de racine unique.
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Docteur ès lettres, Edouard Glissant « l'un des plus grands écrivains contemporains de l'universel » (Jacques Cellard, Le Monde) est né à Sainte-Marie (Martinique) le 21 septembre 1928. Formé au lycée Schoelcher de Fort-de-France, il poursuit des études de philosophie à la Sorbonne et d'ethnologie au Musée de l'Homme.
Ses premiers poèmes (Un champ d'îles, La terre inquiète et Les Indes) lui valent de figurer dans l'Anthologie de la poésie nouvelle de Jean Paris. Il joue un rôle de premier plan dans la renaissance culturelle négro-africaine (congrès des écrivains et des artistes noirs de Paris en 1956 et de Rome en 1959) et collabore à la revue Les Lettres nouvelles. Le prix Renaudot, remporté en 1958 pour son premier roman, La Lézarde, consacre sa renommée. Cofondateur avec Paul Niger en 1959 du Front antillo-guyanais et proche des milieux intellectuels algériens, il est expulsé de la Guadeloupe et assigné à résidence en France. Il publie en 1961 une pièce de théâtre, Monsieur Toussaint, et en 1964, un second roman, Le Quatrième Siècle.
Rentré en Martinique en 1965, il fonde un établissement de recherche et d'enseignement, l'Institut martiniquais d'études, et une revue de sciences humaines, Acoma. Son oeuvre ne cesse de croître en ampleur et en diversité : une poursuite du cycle romanesque avec Malemort, La Case du commandeur et Mahagony ; un renouvellement de la poétique avec Boises, Pays rêvé, pays réel et Fastes ; et un épanouissement de la pensée avec trois essais majeurs, L'Intention poétique, Le Discours antillais et Poétique de la relation.
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