Simone de Beauvoir : l'aventure d'être soi
Une oeuvre et une vie indissociables. Une vie dont elle a fait une oeuvre, une leçon de liberté, de rigueur intellectuelle et de lucidité. Simone de Beauvoir (1908-1986) n'a voulu être ni chef ni mère symbolique. Mais une femme qui, vingt-cinq ans après sa mort, peut encore aider les autres femmes à penser leur condition.
A l'occasion de cet anniversaire, Le Monde publie un hors-série qui lui est consacré et a organisé, mercredi 2 mars, dans l'auditorium du journal, en partenariat avec la Fnac, une rencontre animée par Josyane Savigneau, réunissant Julia Kristeva, universitaire, linguiste, psychanalyste et romancière ; Liliane Kandel, sociologue, féministe, membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes ; Wassyla Tamzali, avocate algérienne, essayiste ; et Caroline Fourest, journaliste, essayiste, animatrice avec Fiammetta Venner de la revue ProChoix. Nous publions ici quelques extraits de cette rencontre.
Wassyla Tamzali
"Il y a très longtemps, j'ai été très frappée par une phrase de Beauvoir - qui m'a d'ailleurs engagée dans une voie que je n'ai jamais quittée depuis. Dans Pour une morale de l'ambiguïté, elle dit que "se vouloir libre, c'est vouloir les autres libres". C'est une chose que j'ai très bien comprise dans le milieu où j'évoluais et où j'aurais pu me contenter d'une liberté singulière. Or, je me rendais bien compte que je ne pouvais pas être libre toute seule ; qu'il fallait que les autres soient aussi libres que moi. C'est sans doute là le départ de mon engagement dans le féminisme.
Aujourd'hui, je rends grâce à Beauvoir dans la mesure où, pendant tous ces moments difficiles de la période de l'islamisation - dont nous ne sommes pas encore sortis -, mais aussi cette période où nous avons eu des difficultés à faire reconnaître notre désir de liberté et d'égalité en Europe, y compris auprès de certains intellectuels, elle m'a permis de construire et de maintenir ce discours féministe par rapport à l'Algérie.
J'ai compris que l'une des manières de s'opposer à ce mur d'islamisation qui était en train de se dresser entre nous et la liberté, c'était de maintenir vivant et de construire ce discours en renouant avec le sens de l'histoire et en le transmettant aux jeunes.
A titre d'exemple, lorsque les jeunes filles étudiantes que j'ai rencontrées à Constantine m'ont dit "on veut faire quelque chose pour les femmes", je leur ai dit : "Mais faites quelque chose pour vous. Lisez Simone de Beauvoir !" Nous avons eu par la suite des échanges formidables sur la manière dont elles lisaient Simone de Beauvoir à Constantine, ville perdue derrière des montagnes de traditions et de violence pour les jeunes filles."
Julia Kristeva
"Peut-être que l'une des raisons pour lesquelles les calomnies se déchaînent encore contre Sartre et Beauvoir est qu'ils ont créé un couple très bizarre, scandaleux, parce qu'il n'était pas conforme. Chacun avait sa liberté sexuelle. Pendant une période de leur vie, ils ont eu une grande complicité, à la fois sexuelle et intellectuelle. Par la suite, ils ont eu une sorte d'entente qui consiste à construire le couple non comme une relation dominant-dominé mais comme un lieu de débat. Et faire d'un couple le lieu d'un débat entre un homme et une femme, où l'on respecte le corps de l'autre et la pensée de l'autre, c'est quelque chose qui va à l'encontre des deux schémas que nous avons. L'un est celui que l'on appelle sadomasochiste - Beauvoir a, du reste, cherché à approfondir cette question de la domination et du sadomasochisme dans son essai Faut-il brûler Sade ? -, l'autre celui du couple romantique. C'est ce modèle du couple idéal que nous propose la société du spectacle, une forme moderne de la religion. La religiosité croit dur comme fer que le paradis existe, et ce paradis ne peut être que le couple qui s'entend de manière idéale. Sartre et Beauvoir ont déconstruit cette idée du couple. Le couple peut être un lieu de conflit, de cruauté, mais avant tout de respect. C'est ce que j'appelle l'athéisme. La forme moderne de l'athéisme est peut-être aussi de maintenir le couple et son entente, ni sous la forme dominant-dominé ni sous la forme de l'idéalisation. Et Sartre a une idée sur l'athéisme. Il dit : "C'est une affaire cruelle et de longue haleine." Déconstruire la religiosité jusqu'à sa racine, qui suppose que papa et maman sont au paradis, que tout va bien entre eux et que je peux être comme eux, voilà quelque chose qu'ils ont su faire. Evidemment, il ne s'agit pas d'imiter Sartre et Beauvoir. Mais c'est une invitation, pour chacun de nous, à innover dans la création du couple de manière à ce qu'il ne devienne pas le refuge de la religion mais se vive dans une lucidité permanente. L'athéisme, qui fait partie de l'humanisme, va dans ce sens, mais c'est un combat de longue haleine. Voilà ce qui explique peut-être que Sartre et Beauvoir soient encore aujourd'hui victimes de la calomnie."
Caroline Fourest
"Beauvoir est d'abord l'exemple d'une intellectuelle et féministe qui prend à bras-le-corps la question du féminisme et celle de l'anticolonialisme en même temps. Et c'est encore totalement d'actualité. Ce qui départage aujourd'hui deux prismes intellectuels par rapport à toutes les questions qui nous agitent, que ce soit la question de la dictature ou celle de l'intégrisme.
On sait qu'il y a deux tentations : celle de tout regarder à travers le prisme de l'anticolonialisme et celle de tout regarder à travers celui de l'antitotalitarisme. Au milieu, il y a quelque chose qui permet de définir une certaine ligne de conduite, c'est le féminisme et la question des femmes. Simone de Beauvoir incarne un début de chemin pour pouvoir penser les choses à partir d'elle, même si, aujourd'hui, on pense essentiellement à partir des situations qui sont face à nous et qui se modifient chaque semaine.
Adolescente, j'ai surtout dévoré Sartre. Et lorsque j'ai abordé Beauvoir, j'étais déjà devenue ultra-féministe. Je crois que Le Deuxième Sexe n'est pas du tout daté dans son message, ni pour la France ni pour le reste du monde, mais sa lecture l'était par rapport à mon itinéraire personnel, parce que j'avais déjà passé plusieurs étapes. En même temps j'ai réalisé que je n'avais pas eu besoin de lire Le Deuxième Sexe pour devenir féministe parce que j'avais été "biberonnée" par des proches de Simone de Beauvoir, qui l'avaient lu et pour qui il avait compté - et je salue là Liliane Kandel et Nadja Ringart, mes deux marraines en féminisme (...).
Il est particulièrement juste de dire que l'on ne peut dissocier la vie de Beauvoir de son oeuvre. Certains intellectuels écrivent sur de grandes causes en restant à l'extérieur de leur sujet. Pour une féministe, ce n'est pas possible. Car il s'agit d'abord d'une révolution intime. Beauvoir a réalisé une révolution anthropologique où le social est métamorphosé à partir de l'intime. Tout ce que nous vivons aujourd'hui, notamment en termes de "retour de bâton" n'est que la conséquence de ce tremblement de terre qu'a été la révolution du féminisme."
Liliane Kandel
"Il est vrai que certaines jeunes féministes d'aujourd'hui me stupéfient par leur capacité à ignorer tout ce qui les a précédées. Mais quand nous étions de jeunes féministes, nous n'avons pas fait exception. Le premier numéro de revue issu du premier cercle de ce qui allait devenir le MLF s'appelait glorieusement Libération des femmes, année zéro. C'était en 1970 ! Cela nous préserve d'être trop revendicatives envers les jeunes générations qui pourtant, de temps en temps, se trouvent bizarrement partagées entre le reniement - à savoir que le féminisme, c'est ringard, et que maintenant la libération passe par le port de talons de quinze centimètres de haut - et, ce qui n'est pas mieux, une sorte de "statufication" du Mouvement et la répétition à l'infini de ce que nous avions dit dans les années 1970 et qu'un grand nombre d'entre nous n'ont plus du tout envie de redire aujourd'hui, compte tenu que le monde n'est plus tel que nous l'avons connu.
Nous étions quatre ou cinq jeunes femmes qui avons demandé à Simone de Beauvoir de nous accorder la place pour quelques articles dans Les Temps modernes. Elle nous a passé commande d'un numéro spécial que nous avons concocté en six mois, baptisé "Les femmes s'entêtent". Et elle nous a proposé une chronique régulière dans la revue. Nous avons travaillé comme des folles tout l'été et avons recueilli des tonnes de documents sexistes, plus innommables les uns que les autres - nous aussi, nous étions très indignées à l'époque ! - et c'est ce qui a donné matière, chaque mois, aux "Chroniques du sexisme ordinaire". Nous avons beaucoup ri. Je dois dire que le MLF est, à ma connaissance, l'un des mouvements sociaux où le rire a tenu une place prépondérante.
Nous avons continué ainsi pendant dix ans à débusquer les manifestations du sexisme. Simone de Beauvoir nous soutenait et nous encourageait aussi en dehors des Temps modernes, lors de nos premières tentatives d'études féministes."
Valérie Cadet
Simone de Beauvoir. Une femme libre. Hors-série "Le Monde" disponible en kiosques. 122 p., 7,90 €.
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