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vendredi 21 mai 2010

La journée de la Femme c'est tous les jours

Etty Hillesum, une vie bouleversante
Vivant dans une joie miraculeuse et charismatique l’une des pages les plus noires de l’Histoire, une jeune juive hollandaise de vingt-neuf ans s’apprête à être déportée avec une liberté d’esprit surprenante face aux événements et face à elle-même. Jour après jour, dans un combat lumineux et singulier pour rencontrer la vérité et la réalité telle qu’elle est, elle confie à son journal son cheminement mystique et son inébranlable parti pris d’espérance : la vie est “belle et pleine de sens” à chaque instant.
- L’attention portée à la vie brève et féconde d’Etty Hillesum dépasse de loin le cercle des initiés. Son itinéraire est celui d’une femme sensuelle et “banalement moderne” qui, en se laissant transformer par l’amour des hommes et les événements du monde, est devenue un être éminemment libre. Le feu intérieur de cette jeune femme juive, qui se proposait d’“aider Dieu” au sein de l’enfer des camps, a quelque chose à nous dire de la liberté et de la bonté qui habitent ceux qui consentent à dire “oui” à la vie, quelle qu’elle soit, à dire “oui” malgré tout.
Elle œuvra pendant plus d’un an dans le camp de détention de Westerbork comme assistante sociale volontaire auprès des réfugiés juifs (elle s’y sent plus “utile” qu’ailleurs). Déportée anonyme avec ses parents et l’un de ses frères, Misha, elle est embarquée le 7 septembre 1943 dans un convoi de 987 personnes et meurt à Auschwitz le 30 novembre 1943. Elle laisse derrière elle onze petits cahiers à spirale, confiés à une amie, et des centaines de lettres écrites, qui sont devenus, quarante après sa mort, son inoubliable et unique ouvrage posthume, "Une vie bouleversée".
Le nom d’Etty Hillesum restera pour toujours associé, et à juste titre, à celui de l’homme qui l’initia à elle-même, Julius Spier, “l’accoucheur de mon âme”, confie-t-elle. Ce juif allemand, héritier de la psychologie de Carl-Gustav Jung, s’était spécialisé dans la chirologie (établissement de diagnostics à partir de la morphologie et des lignes de la main). La faculté qu’il possédait de percer les secrets de la vie par l’observation de la paume de la main, un “second visage” pour lui, semble avoir été troublante.
Le 3 février 1941, Etty tira pour la première fois, timidement, la sonnette de son cabinet du 27, Courbetstraat, pour entreprendre une thérapie. Elle s’embrasa immédiatement pour cet homme aux yeux “vieux comme le monde.” Des relations complexes se tissèrent entre la jeune femme et le psychologue quinquagénaire : elle fut à la fois sa cliente, son élève, sa secrétaire et son amie de cœur, et ils ne cessèrent de se défier pour se faire grandir mutuellement. Douze mois plus tard, elle écrit “je suis venue au monde un 3 février” et fête ses un an et la “plus belle année” de sa vie avec joie.
Un désir inextinguible “Ce que je trouvais beau, je le désirais de façon beaucoup trop physique, je voulais l’avoir. Aussi, j’avais toujours cette sensation pénible de désir inextinguible.”
La courte vie d’Etty Hillesum est jalonnée de relations amoureuses “avides” avec des hommes beaucoup plus âgés qu’elle. À vingt-sept ans, son amant en titre, Han Wegerif, est un comptable de soixante-deux ans. Sa vie sexuelle, libre et désordonnée, a longtemps masqué son besoin de tout prendre et de tout donner, son besoin de vivre incarnée. Femme à l’insatiable curiosité érotique, elle a besoin de goûter, de se “gaver” de l’autre, de tous les autres. Elle communique par son corps. Pourtant, sans le savoir, sa “fichue” sensualité dissimule les prémisses de son désir d’absolu : elle constate en elle “un lent mais constant déplacement du physique au spirituel [...]. Je sais que les possibilités du corporel atteignent bientôt leurs limites.” Dans la fréquentation quasi-quotidienne de S., comme elle le nomme dans son journal, elle comprend peu à peu qu’elle a en elle trop d’amour pour un seul être.
Apprivoisant progressivement le tempérament impétueux - tant physiquement qu’intellectuellement - d’Etty, Julius Spier l’éduquera à un “amour plus large que celui qui se concentre sur une seule personne” et la guidera, jusqu’à son dernier souffle, dans le chemin pour se trouver et aller vers l’autre. Julius, fiancé à une femme à Londres, pose et impose sa fidélité à la volcanique Etty qui accepte le “défi”. L’homme lui échappe à moitié, mais le désir qui la déchire pendant des mois sera fécond : c’est de l’amour qui flambe entre eux qu’est né sa force spirituelle d’Etty. Derrière son amour pour lui, elle découvre, un amour impersonnel, démultiplié, pour tous les autres et pour Dieu. L’avancée inéluctable de la menace qui pèse sur les juifs d’Europe et la frustration de cet amour sans retour charnel expliquent sa vertigineuse conversion du cœur.
S’expliquer avec soi-même
Un matin de printemps, le 8 mars 1941, sous le choc de sa rencontre avec Spier, elle commence à écrire un journal pour “voir clair”. Menant un travail d’introspection systématique, tour à tour lucide, exaltée ou drôle pour lutter contre l’angoisse, elle se découvre et se transforme, tandis qu’autour d’elle l’irréparable de la Shoah se commet.
En trois ans, son évolution spirituelle est fulgurante, grâce à son effort inlassable pour ordonner sa vie : “je dois me replonger sans cesse dans la réalité, m’expliquer avec tout ce que je rencontre sur mon chemin, accueillir le monde extérieur dans mon monde intérieur et l’y nourrir - et inversement”.
On assiste, en direct, à l’éclosion d’une personnalité, “à l’immense élan d’une force nue, toujours plus nue, plus libre, insoumise aux puissances du mal qui sévissent alors”, comme l’écrit Sylvie Germain dans la biographie qu’elle lui a consacrée. Son retour à soi n’est pas un retour sur soi, elle va vers plus grand qu’elle. Pour Etty, le maître mot c’est comprendre, comprendre la réalité. Elle ne se laisse pas faire et cherche à entendre ce que les événements ont à lui dire.
“Je connais l’air traqué des gens, l’accumulation de la souffrance humaine, je connais les persécutions, l’oppression, l’arbitraire, la haine impuissante et tout ce sadisme. Je connais tout cela et je continue de regarder au fond des yeux le moindre fragment de réalité qui s’impose à moi.” Elle apprend, ni plus ni moins, à aimer sans compter : “À la fin de la journée, j’éprouvais toujours le même sentiment, l’amour de mes semblables. Je ne ressentais aucune amertume devant les souffrances qu’on leur infligeait, seulement de l’amour pour eux, pour leur façon de les endurer, si peu préparés qu’ils fussent à endurer quoi que ce fût...” Lentement, elle prend conscience de son identité profonde, au-delà de ses conditionnements familiaux et des événements historiques douloureux.
Cet espace intérieur qu’elle découvre et creuse patiemment lui permet de “tenir le coup” au camp de transit de Westerbork, au nord du pays, dans un paysage de lande déserte. L’étau se resserre. Elle pressent qu’elle sera happée par la “fatalité de masse”, elle ne la fuit pas. Elle oriente sa nouvelle force intérieure (ce qu’elle appelle ses forces créatrices) vers le secours à porter à tous, sans se cantonner à elle et à ses proches.
“Le Seigneur est ma chambre haute”
Au fur et à mesure qu’Etty s’engage sur ce chemin de la vie intérieure, elle se rapproche non seulement d’une contemplation de la bonté et de la beauté de la vie, mais aussi d’un sentiment de proximité avec Dieu. Sa fréquentation des Évangiles, en particulier celui de Matthieu, va grandissant. Sous son influence, elle découvre et partage les lectures de Maître Eckhart, Thomas a Kempis, Rilke ou encore saint Augustin.
Ne sachant que faire de son désir fou de Julius Spier, elle prie et entre dans l’acceptation. Il a fallu du temps pour qu’Etty, qui se qualifiait elle-même de “jeune fille qui ne savait pas s’agenouiller”, apprenne à se tourner vers l’intérieur .
Le 9 mars 1941, le journal d’Etty fait mention pour la première fois du nom de l’Innommable : “Le monde surgit comme une mélodie de la main de Dieu : toute la journée, ces mots de Verevey ont résonné dans ma tête. Moi aussi je voudrais être comme une mélodie qui surgit de la main de Dieu.” Elle sent que “Dieu écoute au plus profond ” d’elle et leur relation se personnalise chaque jour davantage. Son journal devient presque une lettre à Dieu.
Dans cette intimité nouvelle, dans cet espace intérieur, elle apprend à accueillir l’autre, à le “laisser s’épanouir”, à lui “ménager une place où il puisse grandir et déployer ses virtualités”. “Chaque jour je suis [...] sur les champs de bataille ou, peut-on dire, les champs de massacre. Parfois s’impose à moi comme une vision des champs de bataille de la couleur verte d’un poison, je suis auprès des affamés, des torturés, des moribonds, chaque jour ; mais je suis aussi proche du jasmin et du morceau de ciel derrière ma fenêtre. Dans une vie, il y a place pour tout. Pour une foi en Dieu et pour une mort misérable.” La vie, dont elle a rassemblé et réorienté en elle les forces, se met à déborder.
En tant que “fonctionnaire” du camp, elle a un temps encore le droit de sortir en ville. Les promenades en bicyclette dans les rues d’Amsterdam qu’elle aime tant sont interdites aux juifs ? “Autrefois, dans le désert, nous nous sommes très bien débrouillés sans vélo, et pendant quarante ans”, relève-t-elle.
Comme juive encore, il lui est interdit de prendre le tramway, d’entrer dans les magasins, les squares et les jardins ? L’angoisse l’opprime ? Elle se détache des événements et bâtit, par la prière, “un mur protecteur plein d’ombre propice”. Le ciel qui se déploie au-dessus de sa petite rue sombre suffit alors à la ravir. Et un pur bonheur d’“être là” jaillit, s’impose et revêt le chaos d’une lumière surabondante.
Julius Spier tombe malade au cours de l’été 1942 et meurt le 15 septembre, d’un cancer du poumon, à la veille d’être déporté. Ce matin-là, Etty est auprès de son grand amour. “C’est toi qui a libéré en moi ces forces dont je dispose. [...] Tu as servi de médiateur mais maintenant, toi le médiateur, tu t’es retiré et mon chemin mène désormais directement à Dieu.
Je servirai moi-même de médiatrice pour tous ceux que je pourrai atteindre”, note-t-elle ce jour-là dans son journal. Il meurt, mais elle ne le perd pas ; elle le porte en elle, comme elle porte tout. La vie va alors s’accélérer et sa fin, qu’elle pressent prochaine, se rapproche.
Les premiers trains pour les camps d’extermination ont commencé à quitter Westerbork : chaque mardi à 11 heures, plus de mille personnes partent pour “aller travailler en Pologne”. Son nom ne saurait tarder à être sur la liste. Elle regarde la souffrance dans les yeux jusqu’au bout. Certains amis lui proposent de la cacher. Sa famille vient d’être internée. Elle choisit de ne pas se “soustraire au sort imposé à tant d’autres” et décide de rester au camp. Volontaire pour accompagner Dieu dans les camps jusqu’au bout, elle ne se dérobe pas : “Chacun veut encore tenter de se sauver tout en sachant très bien que s’il ne part pas, un autre le remplacera.
Que ce soit moi ou un autre qui parte, qu’importe, ce qui compte, c’est que tant de milliers de gens doivent partir.” Si le journal s’achève en 1942 - ses derniers cahiers, tenus jusqu’à son départ, n’ont pas été retrouvés -, il nous reste toutes les lettres qu’elle écrivit jusqu’au bout, à ses amis.
Ne plus haïr personne
Etty Hillsemum a payé le prix pour être médiatrice, montrer une route : entre 1941 et 1943, en deux ans, de façon extrêmement concentrée, elle a prouvé qu’en tenant tête au mal, en rassemblant des forces dispersées et en s’approchant du silence intérieur, on se rapproche d’une force vive, imprenable. La libido mal maîtrisée et possessive de ses jeunes années n’était qu’un appel de la vie au don de soi, Etty peut désormais se laisser toucher par tout. “Je ne hais personne. Je ne suis pas aigrie. Une fois que cet amour de l’humanité a commencé à s’épanouir en vous, il croît à l’infini.” Sur la carte postale qu’elle griffonna avant d’être embarquée dans une bétaillère et qui fut retrouvée par des paysans, elle écrit ces derniers mots : “J’ouvre la Bible au hasard et trouve ceci : le Seigneur est ma chambre haute.” Elle et les siens seraient partis en chantant.
Etty a su “s’expliquer”, même avec la barbarie : “La saloperie des autres est aussi en nous. Et je ne vois pas d’autre solution que de rentrer en soi-même et d’extirper de son âme tout cette pourriture. Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur, que nous n’ayons d’abord corrigé en nous. L’unique leçon de cette guerre est de nous avoir appris à chercher en nous-mêmes et pas ailleurs.”
Anne Ducrocq
Bibliographie :

- Une vie bouleversée, éd. du Seuil, 1985 et Lettres de Westerbork : les deux textes réunis sont disponibles dans la collection “Points-Seuil”, 1995.
- Etty Hillesum, de Sylvie Germain, éditions Pygmalion/Gérard Watelet, 1999.
- Portrait d’Etty Hillesum, de Ingmar Granstedt, éd. Desclée de Brouwer, 2001.
- Etty Hillesum, un itinéraire spirituel, du jésuite Paul Lebeau, éditions Albin Michel, coll. “Spiritualités vivantes”, 2001.

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