Le sport : Une aliénation planétaire
Depuis la fin des années soixante-dix et le début de la mondialisation capitaliste, le sport-spectacle de compétition est devenu une gigantesque pieuvre multinationale aux innombrables ramifications institutionnelles, économiques, politiques et idéologiques. Toutes les grandes manifestations sportives (Jeux olympiques, Championnats du monde, Coupes d’Europe, Traversées transatlantiques, Tours du monde à la voile, Tournois de tennis et de rugby, Courses et Rallyes automobiles, Tours de France, d’Italie et d’Espagne, etc.) organisées par la World Compagny sportive ont eu pour résultat de distiller le même opium du peuple sur l’ensemble de la planète. La sportivisation totale et totalitaire de l’espace public est donc en marche. Ses effets idéologiques sont délétères : union sacrée, idolâtrie des champions, crétinisation des supporters, massification populiste, nationalisme, racisme, sexisme. Sa logique est mafieuse : violences physiques et verbales, dopages, manipulations biologiques intensives, corruptions, trafics, combines et arrangements en tous genres.
Au-delà de la mise en œuvre par les États-nations d’une compétition sportive permanente sur leur territoire, le développement du sport a pris une forme mondiale mais inégale et combinée dans les différentes disciplines qui la structurent : le football, par exemple, est quasi inexistant aux États-Unis, inexistant en Inde ; le base-ball est inexistant en Europe ; le tennis se pratique sur tous les continents mais très peu en Asie où le badminton est sport national. La logique compétitive sportive se manifeste pourtant partout sur la planète en tant que puissance, active à un triple niveau d’intervention : unifier, homogénéiser et concentrer. La logique de la compétition sportive est unique et radicale dans la mise en œuvre de la captation et de l’insertion de toutes les formes d’emprise et de déploiement du corps à travers les jeux et les pratiques encore vernaculaires qui lui échappaient. Le sport de compétition obéit directement à la logique d’une force centripète qui absorbe tout ce qui lui est étranger et l’uniformise à son image.
De fait, le sport mondialement organisé a engendré un nouveau rapport, original, inédit et inconnu entre les hommes, et entre ceux-ci et leurs institutions. Il est la grande centrifugeuse de notre époque car il malaxe une grande quantité d’idéologies venues de tous les pays sur toute la planète pour en extraire un jus idéologique nouveau. Il est devenu le mode même de la mondialisation en cours, et mieux qu’un modèle, un projet.
Le sport est donc mondialisé par le truchement de ses structures institutionnelles, supranationales, son administration tentaculaire, les formes de compétition qu’il se donne. En retour, le sport « mondialise », à savoir qu’il rend mondial le moindre événement qui lui est lié de près ou de loin (la cuisse endolorie d’un footballeur, la fatigue ou la déprime d’un athlète…). Les médias du monde ne sont pas au service du sport ; le sport est le plus puissant média du monde !
Un premier lien repérable entre le sport et la politique s’est vite transformé en un amalgame compact puis en une véritable osmose entre le sport et la société tout entière. L’ancienne intégration du sport à la politique, tout en conservant une forme de transmission ou de transfusion de l’un à l’autre, s’est modifiée en une progressive assimilation organique entre le sport et la société. Les institutions supranationales comme l’ONU ne suffisent plus à endiguer les conflits mondiaux naissants. Elles sont relayées par le CIO, la FIFA ou encore l’UEFA, institutions récentes et circonscrites, localisées, repérables, et dont la volonté est de s’imposer dans tous les secteurs de l’économie, de la politique et des idéologies « nouvelles ». Autrement dit, si les nations sont toujours représentées en tant que telles dans les grandes compétitions, à l’instar des Jeux olympiques (autour des stades, les drapeaux nationaux claquent au vent, les médaillés pleurent au son de leur hymne national…), le capital financier sportif — moins visible — est derrière, tapi, engrangeant des dividendes devenus en quelques dizaines d’années un pourcentage non négligeable de l’économie du monde. Le sport constitue ainsi un empire avec ses territoires sans démocratie, sa gouvernance hyper-centralisée, sa bureaucratie céleste, ses sujets infinis. Lorsque nous affirmons que le sport est impérialiste, nous ne désignons pas les seules colonisations de territoires ou destructions des cultures des peuples. L’Empire-sport se stabilise comme un territoire mobile d’affrontements, une plaque tournante d’échanges, l’ensemble étant organisé dans un projet de société intégré au monde, voire un projet de sport comme monde futur. En effet, le sport intègre le monde dans son projet en tant que le monde tend à s’identifier au projet sportif. Nombre de sportifs deviennent des éminences grises, des édiles politiques ; nombre de politiques ne jurent que par le sport ou ne font de la politique que comme éminences du sport. Le jeu politique traditionnel, les thèmes politiques, les projets politiques sont envahis, contaminés, transformés par le sport au sens où il est ce mode de production et de reproduction sociales : tout vire au sport, le monde prend la couleur du sport… Le sport n’est donc plus seulement politique, et il n’est déjà plus une politique d’État ; le sport est dorénavant la forme que prend la politique dans nos sociétés comme celles-ci sont remises en perspective par la puissance décisive du sport : un match de football retransmis mondialement à la télévision suscite un intérêt unique ; si le football est mondialisé, il est davantage encore la forme de la mondialisation qui passe désormais par lui. La puissance du sport est de tout raboter sur son passage et de remplacer les éléments encore vivants par ses propres productions. Le sport se présente ainsi comme le substitut idéal de toutes les structures sociales anciennes, de tous les imaginaires, de l’art lui-même.
La lutte est ainsi frontalement engagée entre ceux — la cohorte bigarrée des « amis du sport » — qui déplorent les « abus », « excès », « déviations » et « dénaturations » du sport de compétition et ceux — dont nous sommes — qui ont compris qu’il ne peut être ni « redressé », ni « sauvé », ni même « humanisé ». Et qu’il doit donc être radicalement contesté.
Les deux conférences exploratoires du Spectre, réunies à Nantes puis à Montaigu, ont décidé de coordonner les différents mouvements critiques qui existent déjà un peu partout dans le monde et de créer la Critique internationale du sport. Sa Section française — le Spectre, avec son « missile théorique » Quel Sport ? — entend désormais se placer dans la continuité de la critique radicale du sport marquée par une succession de revues « historiques » (Partisans : Sport, culture et répression, Le Chrono enrayé, Quel Corps ?) et de campagnes militantes signifiantes — Comités anti-olympiques en 1968 et 1976, Boycott du Mundial en 1978 (COBA), Boycott des Jeux de Moscou en 1980 (COBOM), Boycott du Paris-Dakar, Boycott du Mondial de football en 1998 (COBOF), Campagne contre la candidature de Paris aux J. O. de 2012 (CAJO), etc. — initiatives qui ont permis de porter la critique du sport sur la place publique.
Le Spectre se fixe pour tâche de dénoncer tous les tenants et aboutissants qui ont fait du sport-spectacle de compétition la pointe avancée du capitalisme financier multinational :
1) L’abrutissement des consciences par le show sportif — direct ou télévisé — est devenu le contenu idéologique principal de la propagande capitaliste. La mondialisation spectaculaire du sport est d’abord la globalisation publicitaire du Capital qui déferle dans tous les médias sans exception. « Pour qu’un message publicitaire soit perçu, expliquait en 2004 Patrick Le Lay, patron de TF1, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité » (Le Monde, 24 mai 2004). Avec la prolifération galopante de l’idéologie sportive, le matraquage publicitaire est à présent devenu une véritable industrie de la crétinisation des esprits. La lobotomisation des cerveaux, alias « disponibilité », suit comme une ombre portée les ruissellements de sueur et les « larmes de bonheur » des champions, golden boys and girls sponsorisés, infantilisés, médicalement assistés ou « gonflés » et politiquement alignés sur les pouvoirs dominants.
2) L’affairisme sportif n’est qu’un cas particulier — et particulièrement nauséabond — de l’affairisme capitaliste et de sa « vénalité universelle » (Marx). L’immense usine à fric qu’est aujourd’hui le sport — par ailleurs coffre-fort opaque pour tant d’opérations mafieuses de prévarications, de corruptions, de détournements et de blanchiments — est à l’image du capitalisme mondial, de ses scandales boursiers, de sa course aux profits spéculatifs et de sa logique monétaire destructrice. Aux naïfs de tous bords qui déplorent « l’intrusion de l’argent dans le sport », nous rappellerons que la marchandisation sportive n’est que la conséquence inévitable de l’accumulation du capital.
3) Les prétendues « valeurs du sport » sont d’abord les valeurs qui renforcent l’ordre bourgeois : la soumission d’un côté, l’autoritarisme de l’autre, la répression sexuelle, la hiérarchie physique, la compétition de tous contre tous, le productivisme et le principe de rendement, le culte de la force, le mépris des faibles, la misogynie, le chauvinisme, la xénophobie.
4) La violence sportive — contre soi-même, contre les autres, contre la nature — est consubstantielle à la compétition. Les affrontements sportifs produisent hooliganisme, coups et blessures, exactions et morts d’homme comme la nuée produit l’orage. Non seulement le sport ne « canalise pas la violence sociale » comme se l’imaginent les doux rêveurs qui croient encore aux « vertus éducatives du sport », mais il la génère, l’entretient et l’amplifie. La dénonciation des multiples violences du sport et dans le sport est aujourd’hui une tâche politique prioritaire.
5) Le dopage — alias préparation biologique intensive, rééquilibrage hormonal, compléments alimentaires, enrichissement nutritionnel, suivi médical, etc. — qui gangrène massivement le sport de compétition, et en priorité les grands sports professionnels — cyclisme, football, athlétisme, natation, tennis — n’est pas seulement une question d’« éthique sportive », mais un problème de santé publique. Le Spectre entend rendre cette honte encore plus honteuse en la dévoilant sans concessions.
6) L’ainsi dite « culture sportive », avec ses soi-disant vertus d’intégration républicaine, son supposé « fair play » et ses prétentions « esthétiques » est une pure mascarade pour demeurés. Qualifier un geste de « génial » ou considérer tel champion comme un « artiste » est un abus de langage qui en dit long sur la « culture » du milieu sportif et de ses hauts-parleurs médiatiques. Le Spectre déconstruira impitoyablement ces pitreries qui cherchent à donner une légitimité « philosophique » au sport.
7) L’institution sportive (CIO, FIFA, Fédérations internationales, etc.) s’est toujours gravement compromise avec les systèmes totalitaires, les dictatures militaires ou les États policiers. Le Spectre ne se privera pas de dénoncer ces sinistres collaborations de la « Charte olympique » et de l’« éthique sportive » avec des régimes qui non seulement ne respectent pas les droits de l’homme et les libertés démocratiques, mais qui utilisent sciemment le sport comme une arme de propagande à l’extérieur, d’encadrement et d’endoctrinement à l’intérieur. Berlin 1936, Argentine 1978, Moscou 1980, Pékin 2008, la liste est longue des collusions qui forment un sinistre cortège de mensonges, de manipulations et de répressions.
Albert Idelon
idelonalbert.vercors@laposte.net
26420 La Chapelle en Vercors
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