L'ethnologue français Georges Condominas, grand spécialiste de l'Asie du Sud-est, est décédé le 17 juillet à Paris.
Ce « Proust de l’ethnologie », comme l’avait appelé Claude Lévi-Strauss, avait écrit un livre à partir de cette expérience, qu’il faut lire (ou relire) : Nous avons mangé la forêt de la Pierre-Génie Gôo. Livre qui avait marqué plusieurs générations d’ethnologues. Beaucoup l'avaient (re)découvert à l’occasion de l’exposition « Nous avons mangé la forêt » que le musée du Quai Branly, tout juste ouvert, avait consacré à Georges Condominas, chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.
Retour sur un interview : La contestation ethnologique
Entretien de Yves Goudineau (1) avec Georges CONDOMINAS (2)
Yves Goudineau - Est-ce plus facile, OU plus d@‘cile, d’être ethnologue aujourd’hui qu’il y a quarante-cinq ans ?
Georges CONDOMINAS - La recherche en ethnologie, la bonne en tout cas, est un métier qui a ses risques, partout et toujours. A moins d’être complaisante, c’est-à-dire inutile, elle doit aller souvent à l’encontre des idées toutes faites, ou peut heurter des intérêts politiques, économiques... C’est ce qui en fait aussi le prix : elle s’efforce d’offrir sur des groupes humains, envers et contre tout, des données objectives. Jadis, quand j’ai débuté, les administrations coloniales étaient tentées d’interférer dans notre travail, mais généralement elles laissaient une marge de manoeuvre assez importante et étaient même à l’occasion secourables; aujourd’hui certains responsables nationaux ont peut être tendance à reproduire, en les accentuant comme font toujours les épigones, certains des travers interventionnistes coloniaux. C’est un problème auquel on se heurte, mais on ne peut pas généraliser.
Yves Goudineau - Cependant, en Asie du Sud-est, votre aire de prédilection, de nombreux terrains sont devenus inaccessibles...
Georges CONDOMINAS - C’est vrai, et c’est regrettable. Mais il y a eu la guerre, et les traumatismes qui en ont découlé. La situation change actuellement : je pense, j’espère que vous pourrez en donner la preuve, que le Laos devient accessible, peut-être le Vietnam, bientôt le Cambodge. Demain, on peut rêver, la Birmanie ? Les politiques, après une longue période de méfiance, commencent à comprendre l’intérêt d’études rigoureuses sur les minorités s’ils veulent conduire une politique intelligente de développement. Pour l’ethnologie également il est essentiel de repartir sur ces terrains si l’on veut rétablir une continuité scientifique avant qu’il ne soit trop tard. De toute façon, ce sont des terrains difficiles; déjà quand j’enquêtais chez les montagnards du Darlac, au Vietnam, les conditions étaient rudes.
(1) Ethnologue. Orstom.
Trente ans (1963- 1992)
Yves Goudineau - Dans quelles circonstances êtes-vous parti ?
Georges CONDOMINAS - Je suis parti comme chercheur stagiaire de I’ORSC (Office de la recherche scientifique coloniale), devenu depuis I’Orstom. J’y avais été recruté en 1946 sur la recommandation d’André Leroi-Gourhan dont j’ai été l’élève au Centre de formation aux recherches ethnologiques. C’était le tout début des sciences humaines à I’Orstom. Recrutés dans les mêmes conditions, Georges Balandier et Paul Mercier avaient été envoyés l’année précédente en Afrique occidentale. Dans ma promotion, Jean Guiart, élève de Maurice Leenhardt, venait d’être affecté en Nouvelle-Calédonie; et Paul Rivet, qui présidait le comité scientifique, avait alors pensé que, pour compléter l’horizon de l’Office, il serait bon d’avoir aussi quelqu’un en Indochine. C’est ainsi que je suis parti, ou plutôt reparti puisque le Vietnam était ma terre natale, au Darlac. Je raconte dans L’exotique est quotidien comment j’ai ensuite abouti
à Sar Luk chez les Mnong Gar. Je disposais de peu de moyens : pas de véhicule, un appareil photo prêté sur place par le directeur de l’Éducation, et, pour le reste, mes seuls carnets de notes... Tout cela en pleine brousse, avec la guerre tout autour.
Yves Goudineau - Ensuite, il y a eu d’autres terrains...
Georges CONDOMINAS - Oui, le Togo, Madagascar, le Laos... toujours pour I’Orstom, d’ailleurs, qui m’a permis, durant plus de treize ans, jusqu’à ma nomination à I’EHESS en 1960. de faire mes principaux terrains. Mais j’ai été, durant cette période, aussi plusieurs fois « prêté » : à 1’Ecole française d’Extrême-Orient, au BPDA (Bureau pour le développement de la production agricole outremer)...
- Pourquoi le Topo, alors que vous étiez en passe de devenir l’un des meilleurs spécialistes de l’Indochine ?
- Allez comprendre ! La décision fut prise en moins d’un mois. On réclamait un sociologue pour initier une enquête de nutrition au Togo. J’étais rentré malade du Vietnam, une crise de paralysie et finissais ma convalescence au Val-de-Grâce : considéré disponible, on m’y expédia illico sans que j’aie le temps d’émettre un avis. Les méchantes langues disaient qu’il fallait surtout un locataire, quel qu’il fût, pour occuper le nouveau centre de Lomé, encore vide. En fait, on raisonnait en se disant que puisqu’on pouvait bien envoyer, sans transition, en Asie un botaniste ayant travaillé en Afrique, pourquoi pas un ethnologue dans le sens inverse ? La considération qu’il faut du temps pour bien préparer un terrain en sciences humaines n’effleurait pas l’esprit de la direction à l’époque. Personnellement, j’avais déjà dans l’idée de repartir au Vietnam : ayant travaillé avec des Austro-asiatiques, je souhaitais aller chez des Austronésiens, les Rhadés sans doute, puis chez des riziculteurs. Ce fut le Togo ! À défaut d’austronésien, je me mis à apprendre le gengbe (ou
mina), et à m’intéresser au vaudou à travers l’étude du système religieux.
local. Il y avait là-bas avec moi un pédologue et un pharmacien nutritionniste, tous deux remarquables, qui ont aussi contribué à faire de ce séjour un peu forcé une expérience intéressante, laquelle fut malheureusement interrompue par une rechute dans la maladie.
- Puis ce fut Madagascar : là, au moins, vous vous rapprochiez un peu des
Awtronésiens...
- J’y suis allé en 1955 à la demande d’Hubert Deschamps, qui avait une vraie passion pour ce pays, où il avait été administrateur avant d’en devenir l’érudit que l’on sait. La situation y était très tendue à l’époque, il y avait eu les mouvements de 1947 et la très sanglante répression qui y avait mis fin, et les communautés vivaient encore dans une défiance réciproque permanente.
On voulait remettre sur pied une politique de développement cohérente et
Deschamps pensait qu’il fallait commencer par étudier en profondeur le cadre du développement : la société réelle, les institutions traditionnelles. Les autorités coloniales locales avaient peu de sympathie pour ses vues, et je fus accueilli très fraîchement, pour ne pas dire avec hostilité. Je me suis immédiatement enfermé sur le terrain pour éviter les ennuis avec mes compatriotes. Cela dit, me faire admettre dans les villages, compte tenu du contexte, n’était pas non plus évident. Alors, d’emblée je me suis mis à perfectionner ma prononciation du malgache, dont je n’avais qu’une connaissance livresque, et surtout j’ai appris par coeur une multitude de
ohabolana, les proverbes malgaches; cela m’a valu la confiance des gens qui voyaient que je m’intéressais vraiment à leur culture. Du coup, ils m’ont dit ce qu’ils avaient sur le coeur et j’ai pu noter leurs plaintes profondes, parfois bien éloignées de ce que l’administration croyait. Celle-ci a, d’ailleurs, fini par reconnaître l’intérêt de ma démarche ; j’ai même plus tard eu l’honneur rare d’une invitation à dîner chez le directeur de l’Institut de recherches de Madagascar, qui avait tout fait auparavant pour bloquer ma venue !
Yves Goudineau - C’est lors de ce séjour que vous avez étudié le fokon’olona en Imerina ?
Georges CONDOMINAS - Oui. Dès le départ, j’ai été frappé par les règles d’endogamie des pseudo-castes merina et j’ai décidé d’en faire l’angle sous lequel attaquer une véritable enquête ethnographique. Les juristes, tout préoccupés d’assimilation qu’ils étaient, voyaient dans lefokon’lona la base d’une division de type administratif, la forme traditionnelle d’une prétendue « commune malgache », ou d’un « quartier », qui leur semblait pouvoir justifier la mise en oeuvre d’un travail communal obligatoire. Pour moi, au contraire, c’est l’aspect « groupe social », avec une base résidentielle, qui était frappant et j’ai voulu voir ce qu’il y avait derrière, quelles étaient les règles qui régissaient son organisation. J’ai ainsi découvert combien restait vivace alors le système hiérarchique complexe des ordres malgaches. Et je me suis lancé dans une enquête historique pour mieux comprendre la formation de ce système traditionnel, très éloigné de la vision étroitement juridique à laquelle on l’avait réduit.
Yves Goudineau - Vous avez étudié aussi les formes traditionnelles de l’entraide...
Georges CONDOMINAS - C’était essentiel si l’on voulait mettre en place une économie adaptée. J’ai aussi, à côté du fokon’lona, tenté d’analyser une autre composante fondamentale de la vie sociale, qui était la « logique des paroisses », ou plutôt les logiques, selon que l’on avait affaire aux églises catholiques ou aux temples protestants. Ainsi, après avoir étudié les logiques « animistes » chez les Austro-asiatiques, les racines du vaudou au Togo, je me suis retrouvé confronté au christianisme vivant à Madagascar. L’anthropologie religieuse est souvent décisive pour qui veut comprendre comment est structurée la vie sociale, et, partant, conduire une politique raisonnée de développement.
Yves Goudineau - A ce propos, comment pensez-vous que l’on peut concilier ethnologie et développement ?
Georges CONDOMINAS - Je crois que l’ethnologue doit se battre pour faire admettre la nécessité d’une recherche fondamentale en amont de tout projet de développement.
Dans une première étape, il convient de faire une recherche de type monographique pour comprendre comment les différentes activités sociales s’imbriquent les unes dans les autres, saisir une « totalité » comme disait Mauss. C’est seulement quand on a conduit une investigation en profondeur, une ethnographie en fait, même si aujourd’hui la notion d’ethnographie n’a plus les égards de la mode, que l’on peut penser le développement. Mais trop souvent on procède à l’inverse, on met la charrue avant les boeufs, et l’on fait n’importe quoi. D’où des opérations de développement absurdes qui sont la négation de toute l’organisation sociale d’une population et l’appel à l’ethnologue en catastrophe pour qu’il explique pourquoi cela ne marche pas.
C’était le cas à Madagascar, où l’on m’a fait venir avec le pressentiment que les collectivités artificiellement créées à grands frais battaient de l’aile. Il faut avoir le courage d’affronter les vues à court terme des technocrates, savoir s’opposer aussi à des projets grandioses et inadaptés. Lors de mon séjour au Laos je me souviens m’être opposé à des opérations de prestige, ou à des projets qui servaient trop évidemment certains intérêts particuliers, en mettant toujours en avant la considération des populations, de leurs traditions. de leur culture et en préconisant des petits projets précisément adaptés. On ne m’a pas toujours écouté, mais l’important est de tenir bon, de ne pas se laisser compromettre.
Yves Goudineau - Est-ce que l’ethnologue a WI intérêt au développement ?
Georges CONDOMINAS - C’est une question délicate. Disons que les sociétés, de toute façon, évoluent.
Elles se développent, sous certains aspects elles régressent parfois, mais elles ne sont jamais immobiles. Donc cette dimension du changement social fait partie de ce que l’ethnologue doit étudier. Il n’y a pas d’enfermement dans le temps d’une population. Il n’y a pas non plus d’enfermement dans l’espace. L’ethnologue doit étudier des emboîtements d’espaces : l’espace social du petit groupe, lié aux espaces sociaux voisins, et l’ensemble replacé sur le plan régional. Il y a des interactions entre ces espaces, des rétroactions, des actions contre, etc. Une fois qu’il a compris cela, l’ethnologue a pour mission de faire en sorte que les changements qui interviennent, provoqués de l’extérieur, ne soient pas nuisibles aux populations. C’est comme cela que je conçois la recherche en développement pour un ethnologue : éviter dès le départ, par une information rigoureuse, les dérapages des politiques de développement. Il doit être une garantie contre toute opération irréfléchie. Ensuite, il est important aussi de suivre dans le temps un groupe que l’on a ethnographié et d’être prêt à dénoncer toute atteinte qui lui serait portée. J’ai ainsi forgé le terme « ethnocide » quand j’ai vu le sort réservé aux montagnards que j’avais étudiés au Vietnam. L’intérêt de l’ethnologue, en la matière, c’est donc un intérêt de vigilance.
Yves Goudineau - Les partenaires, dans les PED, peuvent-ils admettre ce genre d’attitude qui frise l’ingérence dans des questions internes ?
Georges CONDOMINAS - Là encore vous m’entraînez sur un terrain difficile ! C’est vrai que l’on doit faire attention et que l’on rencontre souvent des butoirs. Mais il faut tenir, coûte que coûte, un discours de vérité. Quand celle-ci déplaît, la parade habituelle est d’accuser l’ethnologie d’être une figure du colonialisme, ou d’être un discours archaïsant, et on lui oppose la sociologie qui s’attacherait à des réalités plus contemporaines. On ne doit pas céder à ce genre d’attaque : pensez qu’Evans-Pritchard a aussi été dénoncé comme agent du colonialisme. Son oeuvre suffit pour ridiculiser ses détracteurs. J’ai autrefois écrit des pages pessimistes sur l’avenir des enquêtes ethnographiques que je voyais entravées un peu partout par des obstacles politiques. Je pensais alors que faute de pouvoir analyser librement la dimension sociale on devrait se concentrer sur la littérature orale, l’esthétique... C’est ce qui s’est produit dans de nombreux PED, sauf que le résultat, même dans ce domaine, est souvent navrant : une folklorisation, un pot-pourri de traditions ! La faute n’en incombe pas aux chercheurs locaux : les conditions dans lesquelles ils exercent leurs recherches sont difficiles ; ils ont moins de moyens et surtout ils sont beaucoup plus vulnérables aux pressions, aux demandes particulières, que nous. D’où le devoir pour nous qui institutionnellement sommes dans une position plus confortable, chaque fois que cela est possible, de faire de la recherche fondamentale sur ces pays. C’est à partir de tels travaux que la recherche locale peut repartir et c’est ce qu’attendent de nous les vrais scientifiques dans les PED. C’est cette demande de recherche authentique que nous devons retenir, c’est elle qui est cruciale pour l’avenir et non pas les demandes contingentes des politiques ou des développeurs pressés.
Yves Goudineau - Ceux-ci ne sont-ils pas, d’ailleurs, plus préoccupés d’intégration que de respect de cultures locales ?
Georges CONDOMINAS - Les bureaucraties politiques dans les PED, rappelant d’ailleurs à cet égard la tradition jacobine française, sont souvent soucieuses, c’est vrai, d’intégration plus ou moins forcée. A nous de leur montrer l’absurdité qu’il y a à vouloir changer brusquement un mode de vie ou briser une culture. On ne peut, par exemple, espérer fixer durablement une population fondamentalement nomade, à moins d’en détruire l’essence sociale. On ne peut non plus modifier radicalement l’économie d’un village de façon autoritaire : je connais des villages où les femmes traditionnellement faisaient du tissage, c’était la richesse de la région. On a voulu, un beau jour, les associer collectivement à un vaste projet agricole : elles n’ont plus tissé et la région est en train de mourir économiquement ! C’est idiot ! Comme ethnologue, on doit donc tâcher de préserver une distance maximale vis-à-vis de demandes trop orientées et défendre l’objectivité de la recherche. On doit garder notre liberté de jugement et se défier des technocrates qui veulent des enquêtes qui peuvent bien être bâclées du moment qu’elles vont dans leur sens !
Yves Goudineau - Toutes les vérités sont homes à dire...
Georges CONDOMINAS - Si elles sont bien dites, oui. Être scientifique, c’est dire ce que l’on observe, même si cela doit être désagréable à certains. Vous connaissez ma notion du « pré-terrain ». Quand je suis rentré du Vietnam, à la demande de Leroi-Gourhan, j’ai fait une conférence sur ce thème. J’ai raconté comment lorsque l’on débarquait sur le terrain on était pris en charge par le milieu expatrié, colonial à l’époque. En même temps qu’on vous gâte on vous assène des vérités sur les indigènes du cru : ils sont paresseux, lubriques, ivrognes... Tout cela dit, ajoutais-je, en sirotant un alcool autrement plus fort qu’aucune boisson locale, entrecoupé de discussions passionnées sur les coucheries des uns et des autres dans la communauté européenne et venant de gens dont le rythme de travail ne leur faisait courir aucun risque d’exténuation. Mon propos a fait scandale ! C’est allé jusqu’à Madagascar où je devais être affecté et mon départ a été ajourné. Le directeur général de l’Orstom m’a convoqué pour me morigéner, en me faisant valoir justement que toutes les vérités n’étaient pas bonnes à dire. Ce que j’ai contesté, évidemment.
Yves Goudineau - C’est ingrat, ou bien plutôt amusant, d’être en position fréquente de contestation ?
Georges CONDOMINAS - Cela s’apprend. Cela fait partie du métier.
APL (Agence Presse Libertad)
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