En attendant Gaïa, ou comment l’homme a changé la Terre
Conscients des effets de l’action humaine sur l’ensemble de la biosphère, il paraît que les géologues se préparent à nommer «anthropocène» l’actuelle période de l’histoire de la Terre. Reconnaissons d’abord la beauté de ce paradoxe : au moment même où l’on se désespère de la fin des humanités et des faiblesses de l’humanisme, au moment même où l’on croit pouvoir parler d’une époque «posthumaine», ce sont les blouses blanches qui reconnaissent aux pauvres humains un rôle tellement important dans la machinerie terrestre - comme si nous étions tous collectivement devenus la plus grande des forces géologiques. Nous serions plus forts et plus influents que les volcans ? Aussi puissants que la tectonique des plaques ? Cela paraît invraisemblable. Et pourtant, aux yeux des géologues, l’humanité est devenue cette espèce d’Atlas sur les épaules duquel reposent désormais l’assiette et l’assise de la planète.
Avec ce rôle indéfiniment étendu de l’humain, l’humanisme est peut-être de retour, mais il faut reconnaître qu’il a une drôle de tête puisqu’il mêle la morale à la géologie et qu’il confond dans le même terme les sciences dites «sociales» et celles dites «naturelles». Comme un anneau de Moebius, cette Terre qui semblait nous contenir, nous la contenons à notre tour par l’étendue même de nos actions. «Gaïa» est le nom que certains savants donnent à ce ruban ou plutôt à ce nœud coulant qui nous étranglera avant que nous ne l’étranglions.
Mais le paradoxe est aussi politique. Vous vous souvenez de ce slogan des socialistes, il y a trente ans : «Changer la vie» ? Nous savons maintenant qu’il n’a pas été qu’une périlleuse utopie. Les humains modernisés semblent être parvenus à «changer la vie» de presque tous les organismes dont ils ont croisé le chemin - volontairement ou non. Et pas seulement celle des baleines ou des ours polaires. Il faut qu’un vivant soit vraiment bien dissimulé, plutôt coriace ou très menu pour avoir échappé à leur activisme. Qu’on ne se plaigne pas de l’échec des actions révolutionnaires : leur réussite a été telle au contraire qu’il faut maintenant une autre révolution pour réparer les effets de la première. Quel sera le slogan de ces nouvelles actions qu’il faut bien appeler contre ou mieux alter-révolutionnaires ? «Changer la façon de changer la vie» ? Une chose est sûre, il n’y a pas encore de politique qui soit adaptée aux tâches de l’anthropocène.
Qu’il faille modifier notre trajectoire, tout le monde commence à en être d’accord. Sauf ceux qui voudraient continuer comme avant, du temps de la modernisation - mais ceux-là vivent sur une autre Terre quatre à cinq fois plus grande que la nôtre, la seule pourtant que nous ayons en partage. D’autres nous demandent de décroître, en tout cas de nous faire plus petits, plus discrets, ce qui reviendrait à plier notre taille de géant pour devenir une sorte d’Atlas modeste et frugal. Ce qui revient à nous demander d’abandonner nos ambitions, nos espoirs de conquête, notre goût pour l’artifice et l’innovation, sans oublier cette volonté qui fut si belle de nous émanciper enfin de toutes nos chaînes. Qui nous dira comment continuer à nous libérer tout en prenant sur nos épaules l’écrasant fardeau de cet Atlas tectonique ?
On se souvient peut-être que, dans le roman de Mary Shelley, le Dr Victor Frankenstein s’accusait d’un péché - celui d’avoir été un apprenti sorcier -, pour en dissimuler un autre, infiniment plus grave, celui d’avoir fui horrifié devant sa créature laquelle n’est devenue un monstre que parce que son auteur l’avait abandonnée. Au lieu de s’écrier, «Victor, arrêtez d’innover, de croire, de croître et de créer», il me semblerait plus fécond de lui dire enfin : «Dr Frankenstein, retournez dans votre laboratoire et donnez enfin un visage à votre ébauche d’avorton.» Mais comment saurons-nous rentrer dans les laboratoires pour reprendre à nouveaux frais chaque détail de notre existence matérielle ? Ce paradoxe-là n’est pas le moindre : une révolution des détails qui exige de combiner l’innovation la plus échevelée avec les précautions les plus attentives au sort des milliards de commensaux dont nous dépendons et qui dépendent de nous.
Et dans cet apprentissage impossible il faut entrer vite, car on assure que Gaïa ne nous laissera pas beaucoup de temps. Certains affirment même qu’elle nous ferait la guerre. Les guerres nous connaissons, mais comment croire qu’on peut gagner celle-là ? Si nous gagnons contre elle, nous perdons et si nous perdons nous perdons encore ! Drôle de guerre vraiment. C’est que la ligne de front dessine une relation à la fois plus menaçante et plus inventive, plus exigeante aussi, pour laquelle nous n’avons ni les bonnes passions, ni les bonnes intelligences.
Devant ce faisceau de paradoxes, on comprend que beaucoup préfèrent nier les avertissements et douter des sciences mêmes qui nous ont révélé le nom de notre période. Cet «anthropocène» ils le trouvent marqué par un anthropomorphisme de mauvais aloi. Ils voudraient que la nature continue comme avant à servir de décor au théâtre des seules passions humaines. C’est pourquoi ils accusent volontiers les Cassandres de tenir des discours «catastrophistes» ou même «apocalyptiques». On leur donnerait volontiers raison puisque les apocalypses annoncées ne surviennent jamais, pas plus celle de saint Jean que de l’hiver nucléaire. C’est que les annonces de fin du monde ne visent pas la seule dissolution matérielle mais plutôt la révélation et surtout la conversion. On ne doit pas les prendre tout à fait littéralement. Quand Dürer dessine les planches de sa géniale Apocalypse, il est convaincu à la fois que le monde va disparaître en 1500 et qu’il va gagner beaucoup d’argent en les imprimant… Mais on aurait tort de croire qu’il en est encore ainsi des discours qui annoncent l’irruption de Gaïa dans notre vie - ou plutôt l’irruption de notre vie dans ses boucles de rétroaction. Après tout, les géologues ne sont pas connus pour leur goût des métaphores, si bien que la fin de la nature indifférente et extérieure pourrait être infiniment plus littérale que celle de Dieu. Contrairement à Godot, Gaïa risque, hélas, de ne pas décevoir notre attente…
BRUNO LATOUR Sciences-Po Paris
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