La beauté, pour résister
Décroître pour embellir
« Il n’y a pas une place pour la beauté, toute la place est pour la beauté » René Char
A priori, il peut sembler étrange de considérer une notion aussi vague et subjective que la beauté comme un outil permettant de résister politiquement au modèle dominant.
L’esthétique, qui est, dans son sens premier, « la faculté de sentir », ne porte-t-elle pas un lourd héritage politique ?
Comment dépasser l’esthétisation du politique propre au fascisme et la politisation de l’esthétique qui a sévi sous le stalinisme ?
« L’esprit de décroissance » permet ce dépassement dans la mesure où on a compris qu’il « décolonise notre imaginaire ». Non seulement dans le domaine de l’économie, mais également dans tous les registres qualitatifs de notre présence au monde. Comment ?
Lorsque l’on tend, par exemple et sans dogmatisme, à refuser dans sa propre vie quotidienne les objets, les attitudes et les actes qui nous encombrent dans notre relation à nous-mêmes, aux autres, au monde et à la nature, on peut se rendre compte que ce nettoyage de l’inutile ou du superflu oriente notre être vers une subtile sensation d’harmonie qu’il est nécessaire d’approfondir. Cette sensation n’est pas sans relation avec ce qui, en fin de compte, définirait l’être humain comme « être pour la joie ».
Mais l’esprit de décroissance offre également, à celle ou celui qui s’y engage, une grille de lecture nettoyée des a priori d’interprétation et des conditionnements qui faussent une libre appréciation de la réalité. En particulier pour juger de la valeur esthétique de ce qui nous entoure, de ce que nous choisissons ou refusons. Mais cet esprit de décroissance doit pouvoir se déconnecter de la valeur monétaire que la société du moment attribue à tel ou tel objet, bien, service ou catégorie particulière de liens avec le réel.
À la valeur d’usage et d’échange, il permet de rajouter un troisième terme que j’appellerais volontiers « valeur d’émancipation » ou « valeur de partage » accueillant le champ esthétique dans toutes ses dimensions.
Avant l’extension mondiale de la civilisation industrielle, tous les objets et les outils servant aux « peuples premiers » comme aux sociétés préindustrielles, qu’ils soient strictement d’usage matériel (sans êtres utilitaristes) ou immatériels (symboliques) sont beaux. Pourquoi ? Parce qu’ils sont chargés d’un potentiel de relations multiples que la modernité progressiste a égaré en chemin au profit d’une efficacité niveleuse de toutes les singularités, y compris les plus ténues. Ce qui fait, qu’inconsciemment, l’on peut sentir que l’on est davantage relié à un objet artisanal singulier, imparfait, mais que l’on peut s’approprier, plutôt qu’à un objet industriel de consommation dont la finalité se réduit au profit escompté par sa reproduction à l’identique et illimitée.
On objectera que la sensation de beauté peut être ressenti dans des objets fabriqués industriellement. Certes, le Concorde fut un « bel avion ». Sa forme à la fois fonctionnelle et largement empruntée au monde vivant (l’oiseau et le squale) fut une « réussite », mais une réussite « schizophrénique », c’est-à-dire séparée, divisée et divisant. Un « en soi » esthétique et technique qui ne tenait pas compte d’une série de facteurs de relations qui ont précipité son abandon. La beauté « en soi » n’a pas de sens.
Retour à quelques définitions de base pour y voir plus clair
Nous sommes des êtres de relations : relations à nous-mêmes, aux autres, au monde et à la nature. Par commodité de classement, on peut considérer que les relations, aux autres et au monde, relèvent de la sphère politique, tandis que les relations à nous-mêmes et à la nature appartiennent au domaine poétique de la subjectivité créative. Mais, en réalité, ces deux domaines ne sont pas séparés. Ils interagissent l’un avec l’autre et l’un sur l’autre et il n’est pas facile d’en démêler les fils d’interactions multiples. Ainsi, par exemple, n’importe quel débat politique public est autant déterminé par la qualité esthétique du lieu où il se déroule que par le contenu et la forme des discours entendus et prononcés.
À la base de tout il y a ce que j’appelle les relations à nous-mêmes : la perception, la sensation et l’émotion, dans cet ordre croissant d’importance. Le champ émotionnel de l’affect peut, par exemple, totalement parasiter notre perception et en fausser le libre déploiement. Les relations à nous-mêmes sont déterminées par des constantes et des variables.
Les constantes appartiennent à l’anthropologie physique et les variables à l’anthropologie culturelle. C’est du moins ce que permet une classification grossière. En réalité, c’est beaucoup moins simple que cela.
Dans le registre des sensations comme le chaud et le froid, ou comme la douleur et le bien-être, chaque être humain est doté d’un outil d’évaluation propre qui le différentie et le singularise. On pourrait dire, par exemple, que la perception du froid peut être largement partagé ; que la sensation de froid l’est beaucoup moins et dépend du degré de frilosité des individus ; quant à l’émotion, comprise comme un mouvement affectant un individu et provoquant un trouble psychique ou physiologique, quoi de plus intime, du moins a priori.
A priori en effet, car l’émotion collective existe aussi. C’est, par exemple, l’émeute (même étymologie qu’émotion), précédée généralement d’une indignation collective dont la portée politique est évidente, pour autant que la collectivité concernée ne soit pas anesthésiée et qu’elle possède encore la faculté de sentir. Faculté de sentir qui est le sens premier du mot esthétique. La beauté est l’objet d’étude de l’esthétique, comprise comme faculté de sentir. La boucle est bouclée. Nous pouvons désormais envisager la beauté comme un outil de résistance politique au modèle dominant.
Des pistes pour agir en beauté
On vient de le voir, la première des pistes pour agir revient à lutter efficacement contre le processus d’anesthésie qui précède et accompagne la soumission au modèle dominant. Je n’insiste pas sur ce modèle déterminé par « le funeste credo de croître », selon l’éclairante définition d’Alain Gras. S’il n’existe pas de canon unique et univoque de la beauté, à moins de déchoir dans un des totalitarismes évoqués plus haut, on peut affirmer, par contre, l’existence d’une définition universelle de la laideur dans laquelle l’esthétique rejoint l’éthique : c’est tout ce qui nivelle, dégrade, mutile ou interdit la faculté humaine d’élévation en humanité.
Cette notion « d’élévation en humanité » ne va pas de soi. Elle suppose une réflexion esthétique non séparée d’une réflexion politique. Comme la notion de décroissance, dès lors que l’esthétique devient une fin en soi et non pas outil pour grandir en humanité, c’est-à-dire en partage, elle peut contenir et entraîner les pires aberrations.
La possession de beaux objets, et leur contemplation, y compris sincère, ne sert à rien si elle ne nous met pas en relation avec leur origine et avec celles et ceux qui les ont façonnés dans l’intimité de leur nécessité symbolique. Ne pas construire cette relation effective entre les vivants et les morts, à travers les œuvres qu’ils nous ont léguées, c’est nier la dimension historique et existentielle de leur apparition.
C’est nier le politique et reléguer l’esthétique au rang d’une distraction hédoniste. Qui peut oublier cette scène terrible de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, où, extrait d’un document d’époque filmé par les nazis, on voit et l’on entend un orchestre de déportés juifs, accueillir avec des Arias de Mozart, sur le quai de la gare de Birkenau d’autres déportés promis à la chambre à gaz ? S’interroger sur l’espace existant entre la plus haute culture et la barbarie la plus rationnelle revient à éprouver le malaise vertigineux provenant de l’observation à la loupe d’objets antagonistes mais trop rapprochés.
La culture, et l’esthétique en particulier, qui ne sert pas à tenter de rendre le monde où nous vivons moins inhumain ne sont que privilèges de nantis et obstacles à notre accomplissement commun. Il ne sert à rien de s’extasier devant telle ou telle offrande de la nature, ou en écoutant « L’offrande musicale » de Bach si cela ne change pas immédiatement notre façon concrète d’être au monde.
Je suis frappé, par exemple, par le clonage récurrent qui affecte, dans le mobilier, les objets d’usage, le décor, la disposition des lieux et des fonctions, la plupart des « intérieurs » de mes contemporains. Ceci est particulièrement vrai dans le milieu enseignant, volontairement « guidé » par l’incontournable catalogue de la CAMIF et par la médiocrité moutonnière de la « classe moyenne » à laquelle il revendique d’appartenir.
Si l’on commence par prendre conscience du pourquoi on dit qu’une personne, une attitude, une situation ou une chose sont belles ou laides, au lieu de répéter comme un disque rayé le stupide adage qui renvoie le jugement esthétique dans le « no man’s land » du « à chacun son goût et ses couleurs », on fait un premier pas « politique » vers une compréhension capitale.
Cette compréhension demande du temps et un apprentissage. C’est une progressive libération d’invisibles entraves à notre humanisation. Je recommanderais volontiers, quant à moi, de commencer par un inventaire du laid. Le laid menace le beau. Le beau ne menace rien. Mais Il peut nous troubler, nous déstabiliser. On connaît le fameux syndrome, dit de Stendhal, qui peut se manifester dans le cas d’une relation contemplative mais excessive en nombre et en durée avec des chef-d’œuvres de l’art, tel que lui-même l’éprouva au cours de sa première visite dans les grands musées d’Italie.
Si le laid menace le beau, résistons individuellement et collectivement contre lui. Cette résistance commence en nous-mêmes, mais elle peut rejoindre les autres et des actions communes dès lors que nous lui attribuons une valeur de transformation politique. Lutter contre la laideur et contre l’enlaidissement du monde sont des actes de justice sociale. C’est faire un pas décisif vers une décroissance harmonique. Je dis bien « harmonique » et non pas « harmonieuse ». Il n’y a d’harmonie que conflictuelle.
Jean-Claude Besson-Girard
L’auteur : Jean-Claude Besson-Girard a écrit Decrescendo Cantabile, Petit manuel pour une décroissance harmonique (Éditions Parangon, 2005). Il dirige la revue Entropia.
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