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lundi 11 juillet 2011

Seveso : l' autre histoire....

Seveso : après le nuage de dioxine le 10 juillet 1976, les fumées restent opaques
Quoiqu’il y eût aupa­ra­vant des catas­tro­phes chi­mi­ques bien plus meur­triè­res [1], celle « de Seveso » marqua davan­tage les esprits [2]. Elle appa­raît même comme une des pier­res angu­lai­res de la prise de cons­cience écologique à plus vaste échelle [3]. Trente trois ans plus tard, cer­tains aspects capi­taux demeu­rent non élucidés. Apprendrons-nous un jour la vérité inté­grale sur les tenants et abou­tis­sants ? Les lignes ci-après lèvent le voile sur des pans géné­ra­le­ment occultés.
Le samedi 10 juillet 1976, dans le hangar B de l’ICMESA à Meda, la cuve 101 du réac­teur de tri­chlo­ro­phé­nol explosa. La pres­sion, due à une tem­pé­ra­ture exces­sive (230 degrés) de la vapeur sta­gnant dans les condui­tes, com­bi­née avec l’arrêt du mélan­geur avant l’achè­ve­ment du cycle, pro­vo­qua la rup­ture d’une valve de sécu­rité sur le disque de fer­me­ture. A 12 heures 37, un nuage com­posé d’hydroxyde de sodium, de poly­éthy­lène glycol, de soude caus­ti­que ainsi que de deux kilos de dioxine s’échappa extra muros, conta­mi­nant 1810 hec­ta­res de terres dans la plaine de la Brianza. Paolo Paoletti, le direc­teur de pro­duc­tion, et son adjoint Clemente Barni, priè­rent Fabrizio Malgratti, le maire de la com­mune d’implan­ta­tion (19 000 habi­tants), et Francesco Rocca, celui de Seveso, loca­lité de 17.000 âmes, la plus tou­chée, quant à la toxi­cité de « l’aéro­sol » d’exhor­ter leurs admi­nis­tré(e)s à ne pas consom­mer de fruits et de légu­mes de leur jardin [4]. Le 18 juillet, suite à un mou­ve­ment de grève spon­tané des ouvriers, les portes du lieu sinis­tré furent scel­lées. Soixante dix-sept mille ani­maux péri­rent sur-le-champ ou furent abat­tus. Des dizai­nes de mil­liers d’humains souf­fri­rent, immé­dia­te­ment ou a pos­te­riori, de maux divers : lésions cuta­nées défi­gu­ran­tes, alté­ra­tion des fonc­tions hépa­ti­ques, réna­les, thy­roï­dien­nes… En une décen­nie, le taux de leu­cé­mies doubla, les cas de tumeurs du cer­veau tri­plè­rent.

Conditions de travail « abominables »
« Quelle est ma part de res­pon­sa­bi­lité ? Qu’ai-je fait faux ? Comment aurais-je dû agir ?J’étais tel­le­ment ébranlé par ce que j’avais vu, j’ai eu immen­sé­ment honte ». Jörg Sambeth n’a qua­si­ment jamais cessé de se tri­tu­rer les ménin­ges, a for­tiori en cette jour­née enso­leillée du jeudi 13 mai 2004 où il déam­bule dans les allées du Bosco delle Querce (le bois des chênes) puis s’assied, visi­ble­ment ému, sur un banc. Cette magni­fi­que oasis de ver­dure, s’étendant sur 42,76 hec­ta­res, « rendue » céré­mo­nieu­se­ment, trois jours plus tard, à la popu­la­tion, a été édifiée sur l’empla­ce­ment de la zone A, la plus pol­luée. Dans son remar­qua­ble long-métrage docu­men­taire, Gambit [5], Sabine Gisiger donna la parole à ce « bouc émissaire », qui, dès le 11 juillet 1976, avait trans­mis des pré­lè­ve­ments au labo­ra­toire du groupe à Dübendorf (canton de Zurich) et alerté, le 14, son supé­rieur, Herwig von Zwehl, sur la pré­sence de TCDD dans les échantillons. La réa­li­sa­trice zuri­choise expose non seu­le­ment la logi­que régis­sant le fonc­tion­ne­ment d’une grosse firme, les vils agis­se­ments des « sei­gneurs », mais également les inci­den­ces dra­ma­ti­ques de l’oppro­bre sur la vie d’un homme rongé par le remords, comme sur celle de ses pro­ches [6]. A l’époque, le sus­nommé, embau­ché le 1er juin 1970, offi­ciait comme direc­teur tech­ni­que chez Givaudan à Vernier, dans la péri­phé­rie gene­voise, une filiale de la mul­ti­na­tio­nale phar­maco-chi­mi­que bâloise Hoffmann-La Roche, célè­bre pour le Valium et depuis l’hiver der­nier pour l’anti-grip­pal Tamiflu. L’ori­gi­naire de Bad Mergentheim (Bade-Wurtemberg) super­visa l’usine de l’Industria Chimiche Meda Societa Azionaria, sise à une ving­taine de bornes au nord de Milan.
Ce qu’il décou­vrit sur place le « ter­ri­fia » : des ate­liers « d’un autre siècle », des condi­tions de tra­vail « abo­mi­na­bles ». Il pré­co­nisa une réno­va­tion com­plète ou, à défaut, la fer­me­ture. Les diri­geants du consor­tium ava­li­sè­rent son budget de 12 mil­lions de francs suis­ses, mais, au final, ils n’inves­ti­rent pas un cen­time pour amé­lio­rer la situa­tion. Ils jugè­rent inu­tile d’ajou­ter un conte­neur de récu­pé­ra­tion sur le réac­teur de cinq tonnes en chrome, nickel et molyb­dène. Une mar­mite d’expan­sion eût empê­ché que le mons­tre de dix mètres de haut ne cra­chât les vapeurs empoi­son­nées dans l’atmo­sphère. L’erreur de mani­pu­la­tion (la cou­pure du dis­til­la­teur dans les dix mille litres en ébullition) s’avère une expli­ca­tion par trop com­mode. Avec le recul, aux yeux de Jörg Sambeth, le « vrai scan­dale » réside dans « l’igno­rance », volon­taire ou non, des dépré­da­tions ainsi que les économies dra­co­nien­nes au niveau des appa­reils de mesure [7]. Cet « hon­nête homme » (au sens vol­tai­rien) entama des « inves­ti­ga­tions de détec­tive », car il lui impor­tait de saisir les causes du désas­tre. En lisant des notes inter­nes, il décou­vrit avec stu­peur que l’on avait mini­misé les dan­gers poten­tiels de la mix­ture. Un col­lè­gue lui glissa une étude émise en mars 1968 (avant son embau­che) par le bureau d’ingé­nie­rie lon­do­nien Humphreys & Glasgow Limited. Un dis­po­si­tif ultra-moderne aurait coûté un peu plus de 7 mil­lions de Francs Suisses. La variante « maison » rete­nue ne néces­sita qu’un déblo­cage de 800.000 Francs Suisses.
Volumineux memorandum escamoté
Dans le « docu-roman » du sep­tua­gé­naire, Incident à Seveso [8], Anton, le per­son­nage prin­ci­pal, dépeint les mœurs délé­tè­res au sommet de la hié­rar­chie, « le car­rou­sel des intri­gues » et énonce quel­ques sup­pu­ta­tions. Les ins­tal­la­tions avaient plu parce qu’adap­tées pour l’élaboration de « matiè­res sales » : pas de sur­veillance minu­tieuse, la com­plai­sance des auto­ri­tés, aisé­ment cor­rup­ti­bles, une main d’œuvre bon marché, mal­léa­ble et cor­véa­ble à merci. Nonobstant sa noci­vité dix mille fois supé­rieure à celle du cya­nure, voilà « un moyen peu oné­reux de mener une guerre chi­mi­que ». En 1969, l’ICMESA devint la seule firme au monde à pro­po­ser du tri­chlo­ro­phé­nol, d’où l’on ne tire pas uni­que­ment le désin­fec­tant hexa­chlo­ro­phène, mais également…l’Agent orange, un défo­liant abon­dam­ment déversé par l’armée amé­ri­caine au Vietnam. Condamnés en pre­mière ins­tance, le 24 sep­tem­bre 1983, par le tri­bu­nal pénal de Monza, Jörg Sambeth et Herwig von Zwehl, le mana­ger chez l’ICMESA, furent les seuls aux­quels la Cour d’appel de Milan infli­gea, le 14 mai 1985, une peine pour « négli­gen­ces » d’un an et demi, res­pec­ti­ve­ment deux avec sursis. Le pre­mier se sentit dou­ble­ment floué. Non seu­le­ment, il avait tiré le signal d’alarme quant à la gra­vité de l’acci­dent, mais de sur­croît, son volu­mi­neux mémo­ran­dum poin­tant les man­que­ments de Givaudan et « Hoffroche » ne figura pas parmi les pièces dépo­sées au greffe… Les trois co-inculpés, Guy Waldvogel, le boss de la Givaudan, Fritz Möri, le cons­truc­teur du « chau­dron » incri­miné, et Paolo Paoletti [9] béné­fi­ciè­rent de l’acquit­te­ment.
Un col­lec­tif de tra­vailleurs de la Montedison à Castellanza oeu­vrait depuis plu­sieurs années, par empi­risme et extra­po­la­tion, à l’évaluation des dom­ma­ges écologiques et sani­tai­res géné­rés par l’indus­trie chi­mi­que trans­alpine. Des mili­tant(-e)s du Groupe de pré­ven­tion et d’hygiène envi­ron­ne­men­tal ten­tè­rent d’entrer en contact avec leurs col­lè­gues de l’ICMESA. Lorsqu’ils par­vin­rent, non sans peine, à briser la bar­rière du silence, ils cons­ta­tè­rent l’igno­rance de ceux-ci. Un tiers des 153 employé(-e)s avait plus de 55 ans. Beaucoup avaient contracté des affec­tions sur d’autres sites et per­ce­vaient dans cette embau­che une occa­sion ultime d’assu­rer leur retraite. Le staff imposa des turn-over et des muta­tions inces­san­tes d’une unité à l’autre, pour éviter la matu­ra­tion de toute réflexion de fond et qu’aucune connais­sance pré­cise ne s’ancrât dans les esprits. Luigi Mara et quel­ques-uns de ses cama­ra­des enquê­tè­rent sur les ori­gi­nes du désas­tre. Selon eux, l’on aurait sciem­ment sauté des phases spé­ci­fi­ques du pro­ces­sus usuel et abaissé les seuils cri­ti­ques, dans le but d’accroî­tre le ren­de­ment, donc de récu­pé­rer, illé­ga­le­ment, de la dioxine. Doit-on y déce­ler la cause de la réac­tion exo­ther­mi­que ayant entraîné « l’excur­sion » fatale ? Sur ordre de qui ?
« L’acci­dent de Seveso a confirmé que sans une orga­ni­sa­tion cons­ciente et auto­nome de la classe ouvrière, le risque de dégâts, tant pour la santé que pour l‘envi­ron­ne­ment, lors de la pro­duc­tion de sub­stan­ces dan­ge­reu­ses, aug­mente… ». [10]
Dissémination des matériaux contaminés
Le pro­fes­seur Giulio Alfredo Maccacaro (8 jan­vier 1924-16 jan­vier 1977) diri­gea à comp­ter de jan­vier 1974 le men­suel de vul­ga­ri­sa­tion scien­ti­fi­que Sapere (Savoir), créé en 1935 par Carlo Hoepli. Dénonçant la pseudo-neu­tra­lité de la science, la revue, organe des anti­nu­cléai­res, traita de la crise énergétique, du « cancer du tra­vail », des nui­san­ces de toutes sortes, de l’ali­men­ta­tion, de géné­ti­que… Jusqu’à sa ces­sa­tion, en 1983, elle inséra plu­sieurs papiers sur les consé­quen­ces de la catas­tro­phe, que le direc­teur de l’Institut de bio­mé­trie et de sta­tis­ti­ques médi­ca­les à l’Université de Milan qua­li­fia de « crime de paix ». Le co-fon­da­teur du mou­ve­ment Médecine démo­cra­ti­que [11] émit l’hypo­thèse qu’une partie des com­man­des trans­mi­ses à l’ICMESA émanent de l’armée. L’armée ita­lienne ou l’état-major de l’OTAN ?
Le bio­lo­giste mila­nais Sergio Angeletti sou­tient que les 41 fûts déni­chés, le 19 mai 1983, dans un abat­toir désaf­fecté à Anguilcourt-le-Sart (Aisne), arri­vés à Bâle, le 4 juin 1983, et inci­né­rés vingt-cinq mois plus tard dans le four de Ciba-Geigy, ne pro­vien­nent pas, contrai­re­ment aux asser­tions offi­ciel­les, de Meda. Une piste qu’a suivie également le free lance Ekkehard Sieker. Celui-ci avait réa­lisé un repor­tage reten­tis­sant de qua­rante-cinq minu­tes, « Das Geheimnis von Seveso ». [12] Selon lui et Paul Staes, député euro­péen écologiste belge, il y aurait même, dans la décharge de Schönberg (ex-RDA, aujourd’hui Mecklembourg-Poméranie occi­den­tale), 150 tonnes sup­plé­men­tai­res amon­ce­lées après l’éclatement de la cuve. Michael Gramberg [13] cor­ro­bore la thèse d’une fal­si­fi­ca­tion quant au deve­nir des ton­neaux rem­plis sur le site ; ceux-ci avaient un dia­mè­tre supé­rieur de trois cen­ti­mè­tres et demi à celui des réci­pients voués aux flam­mes sur les bords du Rhin. Autre bizar­re­rie fla­grante : la dis­pa­rité au niveau du poids total (six tonnes et demi contre 8,252 tonnes). Après le fran­chis­se­ment de la fron­tière à Vintimille, on perdit la trace des camions, qui avaient quitté l’aire d’empa­que­tage, le 10 sep­tem­bre 1982. Mannesmann Italiana avait conclu un contrat avec la Givaudan, puis convint d’un deal de sous-trai­tance avec Wadir de Genève et Spelidec de Marseille. Bernard Paringaux, le patron de la seconde société, déposa, en novem­bre 1982, le char­ge­ment dans l’arrière-cour d’André Droy, bou­cher à Anguilcourt-le-Sart. Arrêté, le 30 mars 1983, il ne rompit le silence que le 3 juillet. Une fois la « cachette » décou­verte, le lot fut ache­miné vers le camp mili­taire de Sissonne, près de Laon…
Une dis­sé­mi­na­tion de l’ensem­ble des maté­riaux conta­mi­nés semble plau­si­ble. Ainsi, un cargo aurait embar­qué dans le port de La Spezia [14] du frêt seve­sien pour l’ache­mi­ner vers la Somalie, une des contrées d’Afrique orien­tale ser­vant dans les années 80 de pou­belle pour les déchets hau­te­ment toxi­ques déver­sés par les pays du Nord. Hoffmann-La Roche a déboursé 300 mil­lions de francs suis­ses (183,2 mil­lions d’euros) en guise de « répa­ra­tions », mais à aucun moment, Adolf W. Jann, le PDG du consor­tium, et les autres mes­sieurs des hautes sphè­res ne furent en rien inquié­tés lors de la pro­cé­dure judi­ciaire.
René HAMM, le 1er octo­bre 2006
Seveso - Chronologie de la catastrophe à l’usine ICMESA de Meda, jouxtant Seveso, en Lombardie au nord de l’Italie, gérée par la multinationale Hoffmann-La Roche
- 10 juillet 1976 à 12h37 : explosion d’une cuve et dégagement d’un nuage de dioxine et d’autres gaz toxiques
- 14 juillet : premiers cas d’intoxications et de morts d’animaux
- 15 juillet : le syndicat de l’usine de Seveso émet une première motion d’alerte d’urgence
- 16 juillet : premières hospitalisations - les ouvriers d’ICMESA refusent de reprendre le travail
- 18 juillet : suite au mouvement de grève, les portes de l’usine sont scellées - décision d’une enquête judiciaire
- 20 juillet : le laboratoire Givaudan de Zurich (filiale d’Hoffmann - La Roche) identifie la substance toxique comme étant la dioxine
- 21 juillet : interpellation du directeur et du sous-directeur de l’usine
- 23 juillet : la préfecture est aux abois et hésite dans la conduite à tenir vis à vis de la population du secteur
- 24 juillet : décision d’évacuer une aire de 15 hectares autour de l’usine
- 25 juillet : installation de barbelés autour de la zone évacuée
- 26 juillet : 179 personnes sont hospitalisées à Bruzzano
Entretien de René HAMM avec Jörg SAMBETH, paru dans la revue SILENCE d’octobre 2006
Jörg Sambeth : « L’ignorance est le véritable scandale »
Après deux années comme assistant à l’Université de Londres, puis huit à l’Institut de recherche Battelle à Genève, Jörg Sambeth ne dissimula pas sa « fierté » d’intégrer le trust Hoffmann-La Roche, mondialement réputé pour son sérieux et la qualité irréprochable de ses produits. Non seulement il alarma ses chefs à propos de la gravité de l’accident, mais il avait, dès sa prise de fonction, exposé un catalogue de mesures dont l’application eût permis d’éviter la tragédie. Il quitta la Givaudan à l’automne 1984, puis créa la SMC Sambeth Management Consulting. Jusque fin 2000, il dispensa des conseils dans tous les domaines liés à l’industrie chimique, insistant particulièrement sur la sécurité. Non point pour se dédouaner, mais pour témoigner et recouvrer une certaine paix intérieure, il a rédigé une fiction très réaliste, « Zwischenfall in Seveso » (1), qui a éveillé l’intérêt de la boîte de production cinématographique Dschoint Ventschr à Zurich. « Gambit », le remarquable long-métrage documentaire de Sabine Gisiger (2), nous rend cet « honnête homme » proche, fournit maints éclaircissements sur les événements et leurs conséquences. Le 3 novembre 2005, devant 500 personnes rassemblées dans l’unique salle obscure de Seveso, le natif de Bad Mergentheim (Bade-Wurtemberg) demanda pardon aux victimes. Âgé de 73 ans, il partage sa vie, en compagnie de Caroline, sa seconde épouse, rencontrée à Dübendorf, entre Zoug (Suisse) et Cabris (à neuf kilomètres de Grasse, dans les Alpes-Maritimes).
Pourquoi avoir attendu tant d’années avant de livrer votre version sur la catastrophe ? Aviez-vous l’intention, dès l’origine, de vous exprimer un jour ?
- J’estimais que le temps n’était pas venu. De plus, j’avais à m’occuper d’autres choses, à me réorienter professionnellement, assurer mon gagne-pain. Cinq facteurs, clairement définissables, m’ont poussé à prendre la plume. Le docteur Guido Richterich, directeur du personnel chez Roche, affirma dans l’interview avec Ekkehard Sieker : « Que voulez-vous, les coupables ont été punis ». Sans ambages ! Cela m’a profondément blessé. Ainsi c’est cela l’opinion officielle à mon sujet ! Dans la brochure éditée à l’occasion du « 20e anniversaire » [à l’été 1996], j’avais été à nouveau cité nommément. Et ce en dépit de toutes les promesses formulées précédemment. Ce n’est qu’après mes protestations que le passage fut modifié, sans allusion à ma personne. Mais, à nouveau, ils avaient essayé. L’arrogance, la suffisance, les mensonges de Roche. Des articles parus dans L’Hebdo et Die Bilanz, m’attaquèrent gratuitement, de manière fallacieuse, me nuirent dans ma recherche d’emploi. Mon intervention, toujours auprès de monsieur Richterich n’a servi à rien ; Roche n’a pas remué le petit doigt pour me défendre ou pour obtenir un droit de réponse. Enfin, les contre-vérités flagrantes qui perdurent jusqu’à aujourd’hui.
Vous avancez sans restrictions que vos supérieurs hiérarchiques vous avaient menti et trompé avant et après l’accident ? Ils vous avaient notamment dissimulé des antécédents avec des échappées de dioxine.
- En ce qui concerne le rôle de bouc émissaire qu’ils m’ont fait endosser, c’est absolument évident. Chez Roche, on ne connaissait apparemment rien de précédents de ce type. Voulait-on les ignorer ? Poursuivait-on d’autres objectifs et comptait-on les masquer ? Dans mon livre, j’ai décrit précisément cette situation. Dans le film, j’affirme clairement que l’ignorance est le véritable scandale de Seveso. Etait-elle consciente ou s’agit-il de stupidité ? Cela reste ouvert. Il y a peu, j’ai appris qu’une secrétaire avait eu à l’époque des instructions très strictes de ne plus passer mes appels téléphoniques. Tout contact avec moi parut trop dangereux aux directeurs de Bâle. Ils craignaient que si l’on en avait eu vent, ils auraient pu plonger comme co-responsables…
Avaliseriez-vous l’assertion suivante : le délabrement scandaleux de l’ICMESA et la volonté de ne rien entreprendre pour apporter les améliorations requises participent-ils d’un sentiment de supériorité helvétique à l’encontre du pays limitrophe ?
- C’est effectivement une des raisons principales. Roche et Givaudan à Milan étaient des installations-modèles, car on y conditionnait des médicaments, des vitamines, des parfums et des arômes pour le marché italien. L’ICMESA était uniquement un fournisseur, qui n’avait pas d’existence publique en Italie.
Avez-vous regretté longtemps de ne pas avoir déposé une plainte contre la Hoffroche, comme vous en aviez l’intention ? Ce sentiment vous assaille-t-il encore aujourd’hui ?
- Durant plusieurs années après ma condamnation, la mort de ma femme (3) et les agressions contre ma famille. Aujourd’hui, c’est du passé.
Jugez-vous comme une erreur d’avoir « été obsédé par une trop grande loyauté » à l’égard de vos patrons ?
- Oui, sans aucune réserve.
Anton (4), le personnage principal du roman, semble convaincu que l’établissement lombard avait été conçu pour fabriquer de la dioxine ?
- Il n’en est pas persuadé, mais il considère cela comme une possibilité concrète. Moi-même, je partage ce point de vue. Ma thèse : l’usine avait été prévue pour cela après la guerre du Vietnam. On aurait pu l’utiliser, « au besoin », sans modifications techniques, pour réaliser du trichlorophénol à forte teneur en dioxine, d’où l’on aurait extrait l’Agent orange. Sinon, pourquoi la vapeur surchauffée ? Voilà la perfidie !
Interview réalisée le 22 août 2006, dans la langue de Goethe.
René Hamm.
(1) Unionsverlag à Zurich, avril 2004, 318 pages, 19,90FS. « 80% de vérité, 10% de ce que j’ai vécu, et 10% rapportés par des tiers ».
(2) Cf. mon compte-rendu des 41es Journées cinématographiques de Soleure, « Sonder l’abîme… », dans Silence d’avril 2006.
(3) Gabriele décéda d’un cancer, le 2 août 1983.
(4) Le second prénom de l’auteur.
Notes
[1] Notamment l’explosion, le 4 janvier 1966, suite à une fuite de propane, de la raffinerie de Feyzin près de Lyon (18 morts), ou celle, le 1er juin 1974, imputée à l’échappement de 50 tonnes de cyclohexane, dans une usine de caprolactame, matière de base du nylon, à Flixborough en Angleterre (au moins 50 décès).
[2] Cf. les certes insuffisantes directives européennes des 24 juin 1982 et 9 décembre 1996, complétées par celle du 16 décembre 2003, après plusieurs accidents graves, comme celui dû à la pulvérisation d’un stock de nitrates d’ammonium dans l’usine Azote Fertilisants (AZF) de la société Grande Paroisse à Toulouse, le 21 septembre 2001 (30 morts). En 2005, on comptait 1213 sites classés « Seveso » dans l’Hexagone.
[3] Dans le « Dreieckland » (« Pays des trois frontières »), trois luttes avec occupation de terrain, couronnées de succès, y contribuèrent : à Marckolsheim (Bas-Rhin), du 20 septembre 1974 au 17 février 1975, contre une usine de stéarates de plomb des Chemische Werke München, à Wyhl (Bade), du 18 février au 7 novembre 1975, et Kaiseraugst (canton d’Argovie), entre le 1er avril et le 14 juin 1975, contre un projet de centrale nucléaire.
[4] Les villes de Cesano Maderno et Desio subirent également la pluie acide.
[5] Présenté, le 17 janvier 2006, dans le cadre des 41es Journées cinématographiques de Soleure. Prix de la critique, le 13 août 2005, à Locarno, et celui du public décerné par le quotidien Rheinische Post, le 6 novembre 2005, à l’issue de la Semaine du film à Duisburg.
[6] Sa femme Gabriele décéda d’un cancer, le 2 août 1983. Ses deux enfants, Birgit et Ulrich, l’épaulèrent dans ses épreuves.
[7] Lire dans Silence d’octobre 2006 (9, rue Dumenge 69317 Lyon Cedex 04) l’interview que Jörg Sambeth m’a accordée / texte ci-dessus.
[8] Incident à Seveso, livre de Jörg Sambeth, éd. Eloïse d’Ormesson, mars 2006
[9] Un commando de Prima Linea l’exécuta, le 5 février 1980, à Monza.
[10] « Résistance ouvrière contre la destruction physique des hommes et de l’environnement dans l’Italie des années 70 » (avril 1989) par Sergio Bologna et Luigi Mara, repris en juillet 1991, dans la revue colognaise Wildcat.
[11] A Bologne, les 15 et 16 mai 1976.
[12] Diffusé, le 15 octobre 1993, en exclusivité sur l’ARD, la première chaîne d’outre-Rhin.
[13] Sujet, « 41 Seveso-Giftfässer im Heu », le 29 août 2006 à 0 heure sur la chaîne régionale Westdeutscher Rundfunk, dans la foulée d’une version raccourcie de Gambit. Première programmation, le 20 mai 1998.
[14] La cité ligure possède une base navale ainsi que le plus important arsenal d’Italie. Les trafiquants internationaux y ont trouvé un point de jonction idéal.

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