REHABILITER LA SOLIDARITE
Il faudrait donc aujourd’hui, au nom de la trop grande proximité entre le montant des revenus touchés par les allocataires de minima sociaux et les salariés au smic, exiger de la part des premiers l’exercice d’un travail gratuit de cinq heures par semaine, c’est-à-dire leur demander une “contrepartie” pour cette aide que la société leur consent.
Cette proposition, évoquée à plusieurs reprises en France ces vingt dernières années mais jamais mise en oeuvre, est le signal qu’une étape nouvelle, très importante, a été franchie dans la remise en cause de la conception française de la solidarité. Rappelons que celle-ci s’enracine notamment dans la loi de 1905 qui a institué et mis à la charge de l’Etat une obligation d’assistance, puis dans la Constitution de 1946.
Rappelons aussi que, dans le cas du revenu minimum d’insertion (RMI), le contrat d’insertion que les allocataires devaient signer ne constituait pas une “contrepartie” de l’allocation versée, mais bien au contraire une obligation faite à la société d’aider la personne en difficulté : “L’insertion sociale et professionnelle des personnes en difficulté constitue un impératif national”, indiquait ainsi l’article 1 de la loi instituant le RMI.
Nous voilà aujourd’hui dans une tout autre configuration : ce n’est plus à la collectivité d’assister les personnes en difficulté, en les aidant notamment à se réinsérer, socialement et professionnellement, c’est à chacun des allocataires, ayant déjà bénéficié des “largesses” publiques, d’offrir une certaine quantité de travail gratuit. Une double punition en quelque sorte. Si cette remise en cause de notre conception de la solidarité est grave, c’est parce qu’elle risque de démultiplier les situations d’isolement, de désespérance et d’exclusion qui ont été si scrupuleusement enregistrées et dénoncées par Jean-Paul Delevoye, le Médiateur de la République, alors même que toutes ces personnes en décrochage auraient avant tout besoin d’institutions bienveillantes, capables de les aider à accéder à leurs droits, à se reconstruire, à se réintégrer dans la communauté nationale.
Ce qui est grave, c’est ce mépris terrible dans lequel est désormais tenue l’assistance, comme si le fait d’apporter une aide aux personnes constituait désormais un péché social. Ce qui est grave, c’est cette confusion générale qui laisse croire que la solidarité s’inscrit dans le paradigme du “donnant-donnant”.
Ce qui est grave, c’est la manière dont on entretient (dont on fabrique de toutes pièces ?) un ensemble de préjugés que la classe politique s’honorerait pourtant de combattre : l’idée que la société française serait lasse de la compassion, fatiguée de la solidarité, en fait partie, de même qu’elle voit dans les allocataires du RMI ou du revenu de solidarité active (RSA) des gens qui ne voudraient pas travailler.
Quiconque a fréquenté les lieux dans lesquels nos concitoyens viennent demander le RSA, raconter leur détresse, se faire évaluer, se faire lire leurs droits et obligations, se faire convoquer aux entretiens, voir leur allocation suspendue en cas de non-respect des obligations, se rendre aux stages, aux forums emploi, à Pôle emploi, sait que la quasi-totalité de ces personnes veut travailler. Mais que l’emploi est rare, voire inexistant pour elles, du moins l’emploi normal, l’emploi décent, celui qui procure un revenu au moins égal au smic, et même les miettes d’emploi, désormais monnaie courante.
Ce qui est grave, c’est que le RSA, aujourd’hui tant critiqué par le président du club Droite sociale, était déjà le produit de ces mêmes préjugés. La commission présidée par Martin Hirsch et à laquelle participait le ministre des affaires européennes, Laurent Wauquiez, qui en 2005 proposa ce qui allait devenir la mesure miracle adoptée sans délai par tous les candidats à la présidentielle de 2007, le RSA, avait déjà fait sienne cette doxa : si les RMistes ne travaillent pas, c’est parce qu’ils ne gagnent pas assez lorsqu’ils reprennent un emploi, ces calculateurs rationnels !
S’il faut supprimer le honni RMI, c’est parce que la société n’en peut plus de la solidarité et parce que les travailleurs au smic n’en peuvent plus de ceux qui sont si proches d’eux, et ne font rien (ce que la commission appelle pudiquement l’incompréhension sociale). Si les RMistes ne retournent pas à l’emploi, c’est parce qu’ils n’ont pas compris que l’emploi, aujourd’hui, ce n’est plus un emploi à plein-temps mais un mi-temps, voire un quart-temps, bientôt une heure.
Il faut relire le deuxième chapitre du rapport de la commission, spectaculairement consensuel (sans doute parce que d’autres chapitres invitaient à adopter des mesures susceptibles de faire contrepoids, comme les mesures de lutte contre le temps partiel - qui ne furent jamais prises…), pour comprendre à quel point le RSA a constitué le point de départ et le principal adjuvant de la remise en cause désolante à laquelle on arrive aujourd’hui.
La deuxième résolution de la commission le disait : le RSA résoudra tout. Il permettra de supprimer les effets de seuil, de simplifier la gestion, il sera ultra-simple pour les allocataires. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les travailleurs pauvres ne veulent pas aller chercher le RSA activité aux guichets ; les minima sociaux, avec lesquels il est impossible de vivre dignement, n’ont pas augmenté et la population accueillie est de plus en plus abîmée ; la bureaucratie générée par le dispositif est indescriptible ; la prestation est tellement complexe qu’aucun allocataire ne sait ce qu’il va gagner.
La réalité du marché du travail est tellement plus dégradée que ce qu’imaginait la commission en 2005 qu’elle conduit à des allers et retours incessants des allocataires entre des CDD ou intérims très courts qui sont à l’origine d’insupportables ruptures de droits. L’amélioration des moyens mis en oeuvre pour accompagner les personnes et de la prime pour l’emploi aurait constitué une mesure certes moins clinquante mais sans doute bien plus efficace pour réformer le RMI.
Alors que la conception française de la solidarité est détricotée, le versement d’un revenu versé sans conditions apparaît - même pour les plus hostiles au revenu minimum d’existence, dont nous faisions partie il y a peu encore - comme la solution la plus favorable au maintien d’un minimum de dignité pour les allocataires - mais aussi à l’avenir du salariat.
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