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mardi 1 juin 2010

Don et Gratuité ....

Gratuité et don

Ce court article se veut une simple pierre au débat sur la question des alternatives au capitalisme. En aucun cas il n’a prétention à être exhaustif ou à cerner le sujet de la gratuité.
La gratuité définit le caractère de ce que l’on peut obtenir sans payer, mais aussi ce qui se fait ou se donne sans considération d’intérêt, de façon désintéressée. Le capitalisme est un régime économique et social dans lequel les capitaux, source de revenu, n’appartiennent pas, en règle générale, à ceux qui les mettent en œuvre par leur propre travail.
Si la triade production-échange-consommation est au fondement de l’économie, capitalisme et gratuité s’opposent déjà dans leur mode de production (en régime capitaliste, le travail est une valeur marchande et non possédée par chacun-e). Pour schématiser, si l’un est fondé sur les capitaux et la marchandisation, l’autre se base sur l’échange non-marchand. D’où l’intérêt de faire travailler la notion de gratuité : comment concevoir des alternatives au capitalisme ?

Gratuité et don

Concevoir la gratuité n’est pas chose aisée, car si le capitalisme se vit au quotidien, développer des alternatives concrètes en rupture avec le système marchand est problématique : comment les mettre en place et où se situe la rupture ?

Une piste explorée par les tenants actuels d’une partie des débats sur la gratuité est celle du don. D’un côté, Alain Caillé, fondateur du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), défend le don agonistique comme alternative économique. De l’autre, Jacques Derrida et ses disciples, fervent-e-s partisan-e-s du don absolu, posent l’intérêt comme limite au don classique. Il va donc être question de cerner les enjeux du débat et de tenter de dégager une position utile dans un contexte alternatif.

Pour le MAUSS, le don est une voie à explorer comme alternative à la logique de l’intérêt économique. Le don se retrouve alors dans une position médiane, où il n’est pas totalement séparé de l’intérêt, mais ne lui est pas non plus complètement subordonné. « A la fois confiance et calcul », situé à égale distance entre l’achat et le sacrifice, le don est agonistique (c’est-à-dire qu’il est le nœud d’un conflit, le théâtre d’un affrontement) en ce qu’il est à la croisée de l’utilitarisme et de l’anti-utilitarisme. Je donne car j’imagine que l’on me rendra. Le don est alors une sorte de pari sur autrui. Ni désintéressement total (je connais mes intérêts quand je donne), ni instrumentalisation de l’autre (je ne donne pas POUR que l’autre me rende, ni POUR avoir un pouvoir sur lui-elle), le don se situe alors à égale distance entre la gratuité et l’intérêt.

Les Derridien-ne-s sont partisans d’une rupture totale avec le modèle de l’économie du retour et du bénéfice. Pour eux-elles, le don n’existe que dans la non-réciprocité, sans quoi il s’entache de calcul et d’une volonté de gratification de la part de la personne qui donne. Ainsi le modèle de don/contre-don n’est pas plus envisageable que celui du don-dette ou du don-crédit. Quel que soit le sens dans lequel le don se présente, il doit être absolument désintéressé pour rompre avec le modèle économique actuel : il ne doit jamais impliquer autre chose que lui-même, il doit être pur.

Les tenants du débat sur le don s’opposent donc sur une ligne claire, celle de l’intérêt. Pour le MAUSS, le don est un mélange d’intérêt et de gratuité, pour Derrida, le don est LA gratuité dégagée de tout intérêt. La première conception ne semble pas véritablement rompre avec la logique économique actuelle, et la seconde peut apparaître séduisante, mais ô combien délirante : il s’agirait presque d’une charité chrétienne poussée à bout (je donne pour donner, et seul l’acte importe en ce qu’il est pur et me magnifie). Le débat s’enlise donc très vite de façon plutôt classique : les un-e-s ne sont pas assez radicaux, les autres le sont au point d’être dans un délire de pureté.

Pourtant, l’un des apports de la psychanalyse aura été de montrer qu’on ne maîtrise pas toujours nos racines et motivations les plus profondes : le-la donateur-trice, qu’il-elle s’imagine être dans le désintéressement total ou maîtrisant la part d’intérêt et de gratuité de son acte, ne peut jamais savoir s’il n’y a pas derrière une recherche inconsciente de gratification ou de pouvoir. Le don peut très facilement comporter des versants refoulés de soumission et/ou d’intrumentalisation de l’autre : le don peut viser la disparition de la personne qui le reçoit, il neutralise sa rage et abolit sa détresse, il nie l’autre et le place en position de dominé-e ; « dans l’emprise des bienfaits, le bienfaiteur est intouchable ». On s’aperçoit donc très vite de l’inutilité de poser le débat en termes d’intentions de sujets maîtres de leurs actions : si mes motivations les plus profondes peuvent m’échapper, je ne puis donner de façon totalement désintéressée ni même mesurer la part d’intérêt de mon don.

L’écueil du débat Caillé-Derrida est l’individualisme qui le sous-tend. Pour le MAUSS comme pour les Derridien-ne-s, il s’agit toujours de savoir comment un-e individu-e donne à un-e autre. La question de l’organisation sociale n’est jamais prise en compte. Dès lors, il n’est guère possible de faire autre chose que de discourir sur les motivations de chacun-e : mon don est-il totalement désintéressé, doit-il l’être... Les questions sont nombreuses et sans issues.
La seule façon de dépasser cette aporie, de sortir de ce débat sans fin (soit je ne donne pas vraiment car mon don est intéressé, soit je ne peux pas donner car le don totalement pur n’existe pas), est de changer d’échelle de réflexion : de ne plus partir de l’individu (des motivations psychologiques) mais de la collectivité (de l’organisation sociale).

Gratuité et collectivité

En effet, dans la définition de la gratuité, deux niveaux se recoupent : l’un fait état du caractère non-payant, et l’autre du désintérêt de l’acte. Le MAUSS, tout autant que les Derridien-ne-s, mélangent les deux niveaux, et pensent discuter du premier (le seul qui soit intéressant dans une optique de rupture avec le capitalisme) alors qu’ils débattent sur le second. Pour résumer, leur débat sur la gratuité se situe à un niveau purement psychologique (pourquoi est-ce que je donne ?), à l’opposé d’un débat politique (comment s’organiser pour donner, pour vivre la gratuité ?). Si l’Individu libéral est le produit de l’évolution du capitalisme contemporain, débattre de la gratuité d’un point de vue individualiste enferme la réflexion dans une sphère déjà perdue.

L’expérience des Diggers de San Francisco à la fin des années 60 montre bien qu’il est possible d’imaginer des alternatives sociales et collectives, sans prendre en compte la dimension psychologique et individuelle du don.
Les Diggers organisaient des repas gratuits, un magasin gratuit, des espaces « free » (qui signifie à la fois libre et gratuit) et ne se posaient pas la question de savoir ce qu’il y avait dans la tête de chacun-e. Ils-elles le faisaient simplement (d’où leurs mots d’ordre : « Everything is free, do your own thing » et « the Diggers do » - soit « Tout est libre et gratuit, réalise ton propre objet » et « les Diggers font/le faire des Diggers ») et vivaient leur liberté telle qu’ils-elles la mettaient en place. Les structures développées fonctionnaient de façon non figée, et permettaient la redistribution des richesses (par le vol et la récupération). La gratuité était vécue et instaurée de façon non pas palliative (comme peut l’être la distribution de médicaments aux pays pauvres) mais constructive, comme véritable lien social et forme d’organisation.
La gratuité ainsi mise en place pose la question de l’organisation de la redistribution, mais oblitère totalement toute considération sur les motivations des individu-e-s. Que je veuille donner et échanger pour le bien des autres ou pour mon intérêt personnel, je participe d’un système égalitaire car gratuit : quelles que soient les volontés des personnes y participant, le résultat est le même, toujours égalitaire, car il est une forme d’organisation sociale. Si le capitalisme participe de la création de l’Individu comme système et projet social , l’alternative véritable se situe dans la gratuité comme construction collective. Qui plus est, la gratuité questionne ainsi les modes de consommation eux-mêmes, tout en rappelant qu’il existe des droits humains inaliénables.

Après avoir mis au clair le peu d’intérêt du débat entre Caillé et Derrida d’un point de vue politique, il est possible de dégager une approche non-individualiste de la gratuité. Ainsi mise au jour elle devient digne d’intérêt, car elle ne se situe pas à un niveau idéologique ou doctrinal, mais bien ancrée dans la construction d’alternatives sociales. La gratuité n’est alors plus une fin en soi, elle n’est qu’une ouverture constructive et non réductrice : profondément anticapitaliste car libératrice et égalitaire. Si quelques brèches existent déjà, multiplions-les...

Pirouli (avec la contribution de Yann Lupec)

Le don comme théâtre d’un affrontement, comme tension entre l’intérêt et le désintérêt.
Le débat est présenté clairement dans Transdiscipline, Revue d’épistémologie critique et d’anthropologie fondamentale : La Gratuité, éd. L’Harmattan, 1992.
A la nuance près que dans un système de don on ne rend pas, on ne fait que donner à nouveau. L’un des buts premiers du mouvement MAUSS est de s’opposer à la théorie néo-classique née à la fin du XIXème siècle. Les néo-classiques sont partisans de l’individualisme méthodologique (démarche consistant à analyser les phénomènes sociaux à partir des comportements individuels). A partir de là, ils font l’hypothèse qu’un individu maximise son bien être (ou son utilité ce qui donne le terme utilitariste) sous contrainte budgétaire (pour simplifier). La démarche du MAUSS réfute ce présupposé. Alain Caillé se base notamment sur les œuvres de Marcel Mauss (sur le don/contre-don). Il cherche alors à montrer que nos actes peuvent être désintéressés.
Au sens philosophique (et non militant) du terme.

Albert Idelon
Transdiscipline, Revue d’épistémologie critique et d’anthropologie fondamentale : La Gratuité, éd. L’Harmattan, 1992, p. 101.
Voir à ce sujet le très bon livre de Miguel Benasayag : Le mythe de l’individu, éd. La découverte, 1999.

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