Les penseurs français délaissent l’étude de la nature
Quiconque a vu le film Gladiator se souvient du méchant : le jeune empereur romain Commode, tout à fait démentiel, incarné par Joaquin Phoenix. Pourtant, le portrait historique le plus criant jamais réalisé sur Commode reste celui d’Edward Gibbon dans History of the Decline and Fall of the Roman Empire (traduit en français sous le titre Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, 1776) ; Gibbon le haïssait, lui reprochant d’être à l’origine de la décadence romaine, après le règne de quatre empereurs sages et raisonnables, y compris son père, Marc Aurèle.
Gibbon nous peint un dégénéré, virtuose en bouffonneries, qui amusait le public des arènes en tuant des animaux sauvages avec son arc. Pour le clou du spectacle, Commode décapitait des autruches lancées à toute vitesse grâce à des flèches en forme de croissant. On raconte qu’il aurait tué une centaine de lions, ainsi que des éléphants et des rhinocéros. Dans une note courte et inspirée, Gibbon raconte l’anecdote sur Commode qui le sidérait le plus : «Commode tua une girafe, le plus grand, le plus doux et le plus inutile des grands quadrupèdes. Cet animal singulier, qu’on ne trouve qu’à l’intérieur des terres africaines, n’a pas été vu en Europe depuis la renaissance des lettres, et même si M. de Buffon s’est aventuré à le décrire, il ne s’est jamais risqué à le définir.»
Voici où je veux en venir : lorsqu’il écrivait au milieu du XVIIIe siècle, Gibbon n’avait jamais vu de girafe de sa vie ; mais quand il a voulu se faire une idée sur ce drôle d’animal, il s’est tourné, bien évidemment, vers un ouvrage français. L’Histoire naturelle de Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, parue en 36 volumes, était au XVIIIe siècle la référence en termes d’histoire naturelle. Tout européen éduqué se devait de l’avoir dans sa bibliothèque. Pendant que le pasteur du Hampshire Gilbert White, acclamé de nos jours, décrivait en détail la vie sauvage du microcosme minuscule de son petit village de Selborne, Buffon, lui, s’évertuait à peindre la faune du monde entier. Sa synthèse monumentale est une des grandes œuvres de l’Europe des Lumières, et sa renommée d’auteur n’avait rien à envier à celle de Voltaire ou de Rousseau.
Buffon donna à la France une prédominance mondiale dans la discipline en plein essor de l’histoire naturelle. Ses successeurs ont maintenu cette avance pendant deux générations grâce à l’émergence de naturalistes de renom, comme George Cuvier, qui, entre bien d’autres choses, édifia les bases de la paléontologie, et Jean-Baptiste Lamarck, que la statue au Jardin des plantes désigne comme «le fondateur de la théorie de l’évolution». Il n’a peut-être pas découvert le mécanisme exact de la sélection naturelle mais, avec Cuvier, et Buffon avant eux, il a ouvert la voie pour que Charles Darwin révolutionne toutes nos conceptions sur la vie. Mais où sont-ils aujourd’hui ? Ou plutôt, où sont leurs successeurs ? Où sont les grands penseurs naturalistes français ? Il semble bien qu’il n’y en ait pas. De nos jours, les Français consacrent toute leur énergie intellectuelle au monde abstrait des idées, délaissant complètement l’étude du monde naturel, du moins à un niveau supérieur.
Lors des quarante dernières années, le monde anglo-saxon a connu deux grandes aventures intellectuelles : la biologie évolutive, qui a révolutionné notre perception de l’être humain ; et la théorie de Gaia, qu’on appelle maintenant le système scientifique de la Terre, qui nous a permis de faire des avancées extraordinaires dans la compréhension du fonctionnement de notre planète. Ces deux champs de recherche ont des implications concrètes capitales, en particulier la théorie de Gaia, qui explique le changement climatique et décrit comment les mécanismes de défense de la Terre peuvent se retourner contre nous. Les plus grands esprits britanniques et américains y ont participé, de Richard Dawkins et Stephen Jay Gould à E.O. Wilson et James Lovelock.
Dans ces nouvelles découvertes exaltantes sur le monde et sur l’humanité, les Français ont brillé par leur absence - et cela vient pourtant d’un francophile passionné. La grande aventure intellectuelle des dernières décennies en France a été le structuralisme, qui a mené au post-structuralisme et enfin à la déconstruction. C’est à peine exagéré de dire que ces théories mènent toutes à la même conclusion, présente dans les œuvres de Roland Barthes et de Jacques Derrida : rien n’a de sens. Il ne s’agit pas de dire que les Français ne sont pas intéressés par l’écologie : rien ne serait plus faux. Mais, à quelques exceptions près, comme celle de Yann Arthus-Bertrand, ce photographe aérien que ses visions de la terre vue du ciel ont transformé en un défenseur passionné de la planète, il semble y avoir peu d’intérêt, parmi les grands penseurs français, pour le fonctionnement empirique de la nature. Alors que E.O. Wilson, se réjouit de son étiquette de «naturaliste», il semble impensable qu’un intellectuel français puisse considérer cette appellation comme un compliment. Pour eux, il s’agit plutôt d’un mot qui sert à décrire un nabot collectionneur de papillons.
Pourquoi ce mépris pour l’empirisme dans cette grande culture française ? Je n’en ai pas la réponse. Il n’en reste pas moins que le monde naturel est justement là où l’avenir menace de se jouer, à cause de la surexploitation des capacités terrestres par l’activité humaine.
Messieurs Buffon, Cuvier et Lamarck se retournent dans leur tombe en voyant leurs compatriotes s’en détourner. Ces pensées s’inscrivent dans le contexte de la participation de The Independent au forum sur le thème d’une «planète durable», organisé par Libération. J’ai hâte qu’on me prouve le contraire de ce que je viens d’avancer.
MICHAEL MCCARTHY Responsable de la rubrique environnement au quotidien britannique The Independent
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