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mercredi 2 juin 2010

La Roche sur Grâne : La Métamophose par Edgard Morin


Et si le changement se construisait en ce moment…

Edgard Morin intervenait ce Samedi 29 mai 2010 pour les cinq ans del’ Ecocite des Amanins aux coté de Pierre Rabhi, Isabelle Peloux, Jean-Marie Pelt, Béatrice Poncin, Patrick Viveret, Déborah Maarek et Edgar Morin. Résumé d’une intervention magistrale devant 700 personnes. Ce texte est long, mais sans doute résume bien la pensée du philosophe et 89 ans d’ expérience.

J’ai toujours répugné ce « la » unificateur qui occulte les différences, les oppositions, et les conflits. Car l'aspiration à un monde meilleur est une notion complexe, dans le sens où ce terme comporte en lui, unité, concurrences et antagonismes. L'unité, elle est dans ses sources : l'émancipation des opprimés, exploités, humiliés, offensés, l'universalité des droits de l'homme et de la femme. Ces sources, activées par la pensée humaniste, par les idées de la Révolution française et par la tradition républicaine, ont irrigué au XIXe siècle la pensée socialiste, la pensée communiste, la pensée libertaire.

Le mot "libertaire" se centre sur l'autonomie des individus et des groupes, le mot "socialiste" sur l'amélioration de la société, le mot "communiste" sur la nécessité de la communauté fraternelle entre les humains. Mais les courants libertaires, socialistes, communistes sont devenus concurrents. Ces courants se sont trouvés aussi en antagonismes, dont certains sont devenus mortifères, depuis l'écrasement par un gouvernement social-démocrate allemand de la révolte spartakiste, jusqu'à l'élimination par le communisme soviétique des socialistes et anarchistes.

Les fronts populaires, les unions de la Résistance n'ont été que des moments éphémères. Et après la victoire socialiste de 1981, un baiser de la mort, dont François Mitterrand a été l'habilissime stratège, a asphyxié le Parti communiste.

Voilà pourquoi j'ai toujours combattu le « la » sclérosant et menteur de la gauche, tout en reconnaissant l'unité des sources et aspirations. Les aspirations à un monde meilleur se sont toujours fondées sur l'oeuvre de penseurs. Les Lumières de Voltaire et Diderot, jointes aux idées antagonistes de Rousseau, ont irrigué 1789. Marx a été le penseur formidable qui a inspiré à la fois la social-démocratie et le communisme, jusqu'à ce que la social-démocratie devienne réformiste. Proudhon a été l'inspirateur d'un socialisme non marxiste. Bakounine et Kropotkine ont été les inspirateurs des courants libertaires.

Ces auteurs nous sont nécessaires mais insuffisants pour penser notre monde. Nous sommes sommés d'entreprendre un gigantesque effort de repensée, qui puisse intégrer les innombrables connaissances dispersées et compartimentées, pour considérer notre situation et notre devenir dans notre Univers, dans la biosphère, dans notre Histoire.

Il faut penser notre ère planétaire qui a pris forme de globalisation dans l'unification techno-économique qui se développe à partir des années 1990. Le vaisseau spatial Terre est propulsé à une vitesse vertigineuse par les quatre moteurs incontrôlés science-technique-économie-profit. Cette course nous mène vers des périls croissants : turbulences crisiques et critiques d'une économie capitaliste déchaînée, dégradation de la biosphère qui est notre milieu vital, convulsions belliqueuses croissantes coïncidant avec la multiplication des armes de destruction massive, tous ces périls s'entre-développant les uns les autres.

Nous devons considérer que nous sommes présentement dans une phase régressive de notre histoire. Le "collapse" du communisme, qui fut une religion de salut terrestre, a été suivi par le retour irruptif des religions de salut céleste ; des nationalismes endormis sont entrés en virulence, des aspirations ethno-religieuses, pour accéder à l'Etat-nation, ont déclenché des guerres de sécession.

Considérons la grande régression européenne. D'abord relativisons-la, car ce fut un grand progrès que l'émancipation des nations soumises à l'URSS. Mais l'indépendance de ces nations a suscité un nationalisme étroit et xénophobe. Le déferlement de l'économie libérale a surexcité à la fois l'aspiration aux modes de vie et consommations occidentales et la nostalgie des sécurités de l'époque soviétique, tout en maintenant la haine de la Russie. Aussi les idées et les partis de gauche sont au degré zéro dans les ex-démocraties populaires.

A l'Ouest, ce n'est pas seulement la globalisation qui a balayé bien des acquis sociaux de l'après-guerre, en éliminant un grand nombre d'industries incapables de soutenir la concurrence asiatique, en provoquant les délocalisations éliminatrices d'emplois ; ce n'est pas seulement la course effrénée au rendement qui a "dégraissé" les entreprises en expulsant tant d'employés et ouvriers ; c'est aussi l'incapacité des partis censés représenter le monde populaire d'élaborer une politique qui réponde à ces défis. Le Parti communiste est devenu une étoile naine, les mouvements trotskistes, en dépit d'une juste dénonciation du capitalisme, sont incapables d'énoncer une alternative. Le Parti socialiste hésite entre son vieux langage et une "modernisation" censée être réaliste, alors que la modernité est en crise.

Plus grave encore est la disparition du peuple de gauche. Ce peuple, formé par la tradition issue de 1789, réactualisée par la IIIe République, a été cultivé aux idées humanistes par les instituteurs, par les écoles de formation socialistes, puis communistes, lesquelles enseignaient la fraternité internationaliste et l'aspiration à un monde meilleur. Le combat contre l'exploitation des travailleurs, l'accueil de l'immigré, la défense des faibles, le souci de la justice sociale, tout cela a nourri pendant un siècle le peuple de gauche, et la Résistance sous l'Occupation a régénéré le message.

Mais la dégradation de la mission de l'instituteur, la sclérose des partis de gauche, la décadence des syndicats ont cessé de nourrir d'idéologie émancipatrice d’ un peuple dont les derniers représentants, âgés, vont disparaître…. Et alors racisme et xénophobie, qui chez les travailleurs votant à gauche ne s'exprimaient que dans le privé, rentrent dans la sphère politique et amènent à voter désormais Jean-Marie Le Pen. Une France réactionnaire reléguée au second rang au XXe siècle, sauf durant Vichy, arrive au premier rang, racornie, chauvine, souverainiste.

Elle souhaite le rejet des sans-papiers, la répression cruelle des jeunes des banlieues, elle exorcise l'angoisse des temps présents dans la haine de l'islam, du Maghrébin, de l'Africain, et, en catimini, du juif, en dépit de sa joie de voir Israël traiter le Palestinien comme le chrétien traitait le juif.

Sous des formes différentes, même situation en Italie, en Allemagne, en Hollande, pays de la libre-pensée devenant xénophobe et réactionnaire. La situation exige à la fois une résistance et une régénération de la pensée politique.

Il ne s'agit pas de concevoir un "modèle de société" (qui ne pourrait qu'être statique dans un monde dynamique), voire de chercher quelque oxygène dans l'idée d'utopie. Il nous faut élaborer une Voie, qui ne pourra se former que de la confluence de multiples voies réformatrices, et qui amènerait, s'il n'est pas trop tard, la décomposition de la course folle et suicidaire qui nous conduit aux abîmes.

La voie qui aujourd'hui semble indépassable peut être dépassée. La voie nouvelle conduirait à une métamorphose de l'humanité : l'accession à une société-monde de type absolument nouveau. Elle permettrait d'associer la progressivité du réformisme et la radicalité de la révolution. Rien n'a apparemment commencé. Mais dans tous lieux, pays et continents, y compris en France, il y a multiplicité d'initiatives de tous ordres, économiques, écologiques, sociales, politiques, pédagogiques, urbaines, rurales, qui trouvent des solutions à des problèmes vitaux et sont porteuses d'avenir. Elles sont éparses, séparées, compartimentées, s'ignorant les unes les autres... Elles sont ignorées des partis, des administrations, des médias. Elles méritent d'être connues et que leur conjonction permette d'entrevoir les voies réformatrices.

Comme tout est à transformer, et que toutes les réforme sont solidaires et dépendantes les unes des autres, je ne peux ici les recenser, cela sera le travail d'un livre ultérieur, peut-être ultime. Indiquons seulement ici et très schématiquement les voies d'une réforme de la démocratie.

La démocratie parlementaire, si nécessaire soit-elle, est insuffisante. Il faudrait concevoir et proposer les modes d'une démocratie participative, notamment aux échelles locales. Il serait utile en même temps de favoriser un réveil citoyen, qui lui-même est inséparable d'une régénération de la pensée politique, ainsi que de la formation des militants aux grands problèmes. Il serait également utile de multiplier les universités populaires qui offriraient aux citoyens initiation aux sciences politiques, sociologiques, économiques.

Il faudrait également adopter et adapter une sorte de conception néoconfucéenne, dans les carrières d'administration publique et les professions comportant une mission civique (enseignants, médecins), c'est-à-dire promouvoir un mode de recrutement tenant compte des valeurs morales du candidat, de ses aptitudes à la "bienveillance" (attention à autrui), à la compassion, de son dévouement au bien public, de son souci de justice et d'équité.

Préparons un nouveau commencement en reliant les trois souches (libertaire, socialiste, communiste), en y ajoutant la souche écologique en une tétralogie. Cela implique évidemment la décomposition des structures partidaires existantes, une grande recomposition selon une formule ample et ouverte, l'apport d'une pensée politique régénérée.

Certes, il nous faut d'abord résister à la barbarie qui monte. Mais le "non" d'une résistance doit se nourrir d'un "oui" à nos aspirations. La résistance à tout ce qui dégrade l'homme par l'homme, aux asservissements, aux mépris, aux humiliations, se nourrit de l'aspiration, non pas au meilleur des mondes, mais à un monde meilleur. Cette aspiration, qui n'a cessé de naître et renaître au cours de l'histoire humaine, renaîtra encore.

Nous passons alors de la sphère du probable au problème de l’improbabilité. Quand on examine l’histoire des civilisations, on se rend compte qu’elle comporte des irruptions d’improbabilités parfois pour le pire, parfois pour le meilleur. Lorsqu’on regarde par exemple l’histoire de l’Antiquité au Ve siècle avant notre ère, on voit un gigantesque empire perse qui décide de conquérir ses voisins et s’attaque aux cités grecques disparates, notamment à Athènes : il a déjà réussi à asservir les cités grecques d’Asie Mineure. Une armée gigantesque, lors de la première guerre médique, se trouve bloquée aux Thermopyles, puis vaincue à Marathon et doit refluer. Lors de la deuxième guerre médique, l’armée encore plus impressionnante des Perses réussit à prendre Athènes et à la détruire, mais la flotte athénienne se réfugie dans le golfe de Salamine dans lequel on entre par un goulot extrêmement étroit : la ruse de Thémistocle, chef des troupes grecques, est d’inciter la flotte perse à attaquer en entrant deux par deux dans ce golfe : les bateaux perses sont alors détruits au fur et à mesure et la défaite perse, absolument improbable, s’avère définitive. Idem pour la monté du fascisme que l’on a vue inéluctable, l’ inéluctabilité du pire…Et puis en quelques mois, le premier revers devant Moscou, l’ improbable se produit et s’ amorçait un retour vers la démocratie ( Edgar Morin a participé à la Résistance sous le nom de Morin). Et la conséquence de cette improbabilité voit la naissance de la démocratie et de la philosophie grecque dans Athènes quelques dizaines d’années plus tard. Voici un bel événement improbable qui a marqué notre temps jusqu’à aujourd’hui. Toute évolution historique commence en fait par une déviance, qui se développe souvent de façon quasi souterraine, en une tendance, et cette tendance finit par changer un monde ancien pour créer un monde nouveau. Récemment, le développement informatique a exactement suivi ce processus-là. Je pense donc que des processus encore invisibles et minoritaires dans le présent peuvent se développer et créer, en s’alliant les uns aux autres, une métamorphose comme le ver tout nu de la chrysalide qui se transforme, au cours d’une autodestruction qui se révèle en fait être en même temps une autoconstruction, en un être très différent, le papillon ou la libellule, doté de qualités nouvelles. Aujourd’hui nous assistons donc au processus d’autodestruction d’un monde ancien qui va autoconstruire un monde nouveau, lequel essaie de naître avec les quêtes de vies différentes, les aspirations alter-mondialistes, avec la révolution en cours dans les sciences contre la compartimentation entre disciplines, etc. Il faut abandonner aujourd’hui le mot de révolution pour penser en terme de métamorphose. Mais on ne peut rien prédire. On peut simplement dire que quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux et fondamentaux, ce système soit se désintègre, soit s’avère capable de susciter en lui des forces de métamorphose. Regardons ce qui s’est passé dans notre monde à l’origine anaérobique, donc sans oxygène : lorsque les bactéries se sont mises à dégager de l’oxygène, qui était un poison pour la vie, une rouille, qu’est-ce que les nouveaux organismes vivants ont trouvé pour s’en sortir ? Ils ont utilisé l’oxygène dans leur respiration comme détoxifiant de leur propre sérum : le poison est devenu remède. Si ce monde échappe à la mort et à la désintégration, il suscitera, de par cette créativité interne qui lui aura été nécessaire pour survivre, une nouvelle forme de civilisation. Pas tant que la politique continuera d’être à la remorque de l’économie et d’une croissance de plus en plus utopique. En règle générale, il y a un manque total de pensée et d’imagination, et nous continuerons donc d’aller vers notre propre catastrophe. Espérons en un sursaut vital !

Edgar Morin

Né en 1921, directeur de recherche émérite au CNRS, Edgar Morin promeut une politique de civilisation adossée à une réforme de la pensée. Un hors-série du "Monde", "Une vie, une oeuvre", est consacré à cet intellectuel hors norme, qui a aussi bien analysé le phénomène yé-yé que le nouvel âge écologique, les stars que la crise de la modernité.

"Edgar Morin. Le philosophe indiscipliné" hors-série "Le Monde" 6,50 euros

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