Taslima Nasreen refuse toujours de se taire
Condamnée à l'exil, l'écrivaine mène inlassablement son combat contre l'oppression des femmes et les religions
Forcée de quitter son Bangladesh natal en 1994 pour avoir critiqué l'islam, l'écrivaine Taslima Nasreen voit son exil perdurer près de vingt ans plus tard. Loin de s'essouffler, elle continue de dénoncer les intégrismes et l'oppression des femmes avec une ardeur renouvelée.
Sa lutte pour l’égalité a valu huit fatwas à l’écrivaine bangladaise Taslima Nasreen, invitée à Genève dans le cadre du FIFDH. Interview, alors qu’on célèbre le 8 mars les cent ans de la Journée internationale des femmes.
«Fondamentalismes contre les droits humains.» C’est le titre de la conférence qu’elle donnera jeudi à Genève, dans le cadre du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH). Un thème dont elle fait l’expérience de façon très intime: depuis 1993, Taslima Nasreen est menacée de mort par les fondamentalistes musulmans au Bangladesh et en Inde. Ils ont lancé huit fatwas contre cette «fille de Satan» qui critique l’islam. Il faut dire qu’elle dénonce de manière radicale, dans ses écrits et lors de ses conférences, les oppressions dont sont victimes les femmes et le rôle des religions dans cette violence. Les attaques des islamistes n’ont cependant pas eu raison de l’engagement de l’auteure bangladaise, en exil depuis maintenant dix-sept ans. Malgré la solitude et la précarité de sa vie nomade sous protection policière, montrée finement par la Française Jenny Keguiner dans son film Taslima Nasreen, sans domicile fixe (lire en page suivante), son combat pour la liberté d’expression, la laïcité et l’égalité entre hommes et femmes a pris la forme d’une dénonciation sans concession de tous les intégrismes.
Avant sa venue à Genève, et pour marquer les 100 ans de la Journée internationale des femmes le 8 mars prochain, nous avons joint Taslima Nasreen à Dehli, où elle réside au bénéfice d’un permis provisoire: l’Inde refuse en effet de lui accorder une autorisation de séjour permanente et renouvelle son visa à coups de six mois. «Je dois me taire, raconte l’écrivaine. A la prochaine manifestation contre moi, on m’expulse. Je ne peux pas participer à des événements publics. Je ne veux pas m’autocensurer dans mes écrits, mais les éditeurs sont prudents et je ne publie que très peu.»
Cela fait dix-sept ans que vous avez été expulsée de votre propre pays. En écrivant vos éditoriaux ainsi que Lajja («La honte»), étiez-vous consciente des risques encourus?
Taslima Nasreen: Non, je ne m’attendais pas à des réactions aussi violentes. Je pensais que beaucoup de laïcs seraient à mes côtés et que l’Etat me protégerait, les fondamentalistes n’étant pas majoritaires. Lajja fait le récit des violences qui ont frappé la minorité hindoue au Bangladesh, en 1992, et dont j’ai été témoin en tant que médecin: je n’y parle ni de l’oppression des femmes ni de l’islam, mais de l’attitude passive du gouvernement. C’est l’Etat qui a d’abord interdit le livre; les fondamentalistes n’y avaient pas prêté attention.
Ils m’avaient en revanche déjà attaquée pour mes articles sur les droits des femmes, qui dénonçaient le rôle de l’islam et du Coran dans les violences qui leur sont faites. Après la condamnation de Lajja, ils se sont déchaînés. Ainsi, c’est parce que le Bangladesh puis l’Etat indien du Bengale occidental ont interdit mes livres que les intégristes se sont sentis encouragés à mettre ma tête à prix (en Inde, la justice a fini par donner tort au gouvernement, ndlr).
«Je critique toutes les religions, mais seuls les musulmans me menacent de mort», avez-vous déclaré. Est-ce dû à la nature de l’Etat, précisément?
– Une démocratie, ce n’est pas seulement des élections libres mais aussi des institutions laïques, l’égalité des sexes et la liberté d’expression. Dans les véritables démocraties, Etat et religion sont séparés; mais le Bangladesh est un Etat musulman, non laïc. Le problème, c’est que même si le blasphème n’y est plus puni de mort comme au Pakistan, il reste illégal – tout comme en Inde, d’ailleurs. La loi va donc contre la liberté d’expression, ce qui encourage les fondamentalistes. Au lieu de punir les intégristes qui lancent une fatwa, le gouvernement bangladais m’a punie, moi; il a porté plainte pour «atteinte contre les sentiments religieux» de la population et a interdit mes livres. La seule différence d’avec les fondamentalistes, c’est qu’il ne tue pas…
Pourquoi avoir lié votre combat pour les droits des femmes à la critique de la religion? Ne risquez-vous pas d’être moins écoutée?
– Il faut rappeler que la situation des femmes au Bangladesh et en Inde est terrible, elles subissent violences et discriminations en toute impunité. L’esprit masculin est programmé par la tradition, les coutumes et la religion à voir la femme comme un être inférieur. Quand un homme est battu, c’est de la torture, quand une femme est battue, c’est la tradition… Les hommes contrôlent la société et sont puissants dans les médias et la politique, alors que la majorité des femmes effectue des travaux peu valorisés et a peu de pouvoir; l’institution du mariage conforte encore le rôle des hommes.
Tant que j’écrivais sur l’égalité, on me laissait faire, même si cela dérangeait le chauvinisme masculin. Il devenait cependant difficile de parler d’égalité tant que la population, très croyante, respectait des normes religieuses contraire aux intérêts des femmes. J’ai donc dû aborder ces sujets, questionner l’existence de Dieu, dire que les hommes avaient écrit —
— ces livres «saints» pour défendre leurs intérêts propres. Les religieux ont alors demandé ma mort… L’intégrisme est souvent une réaction aux avancées des droits des femmes. Le premier pas vers l’égalité passe par la laïcité.
Quelle est l’importance de l’éducation dans ce processus?
– Dans les pays islamiques, les écoles religieuses – les madrasas – contribuent à maintenir l’obscurantisme. Lorsque j’étais enfant, j’ai dû apprendre l’arabe ancien pour lire le Coran, et réciter par coeur des versets sans les comprendre ni pouvoir poser de questions. La liberté d’expression est l’un des piliers de la démocratie et elle doit être absolue, il faut que les livres circulent, qu’il y ait l’espace de penser, d’écrire, de critiquer et de parler librement: vous avez le droit de critiquer la religion et de blasphémer sans être menacé de mort, le débat restant au niveau des idées et du langage.
Mais l’ignorance est plus facile à manipuler politiquement et les musulmans restent dans l’obscurantisme – en Inde, pourtant démocratique, les politiciens ont peur de perdre les votes musulmans et, au nom du multiculturalisme, ne les obligent pas à abandonner la loi islamique. Les religieux qui me haïssent n’ont pas lu mes livres. Les 500 000 personnes qui ont manifesté contre moi au Bangladesh n’avaient pas lu Lajja. Ils ont entendu «cette femme menace l’islam» et ont suivi leurs leaders.
Certains livres interdits réapparaissent en Tunisie et en Egypte. Que vous inspire le «printemps arabe»?
– Je trouve ces révolutions très encourageantes. Le peuple devrait être attentif à ne pas laisser les islamistes s’emparer du pouvoir s’il ne veut pas voir l’espoir d’une démocratie se transformer en théocratie. Les islamistes ne devraient même pas être autorisés à participer au processus démocratique; ils peuvent détruire le pays et renvoyer les femmes à la maison.
Quant aux livres, ils jouent un rôle capital et le pouvoir des mots est immense. Si j’ai été chassée de mon pays et condamnée par l’Etat, s’il y a eu des grèves et des manifestations contre moi, des menaces de mort, c’est à cause de mes mots. Actuellement, j’écris des essais, des poèmes et la suite de mon autobiographie. Je veux raconter comment j’ai été chassée du Bangladesh puis d’Inde – mais je vais attendre un peu, le faire maintenant m’exposerait au risque de devoir quitter le pays.
Vous avez un passeport suédois et pourriez rester en Europe. Pourquoi est-ce si important pour vous de vivre en Inde?
– J’ai trouvé très difficile de vivre en Occident, déconnectée du bengali et de ma culture. Aujourd’hui, je n’ai plus le droit d’aller à Calcutta, au Bengale occidental qui parle ma langue, où sont mes amis et mes premiers lecteurs. Mais l’Inde a le courage de me permettre de vivre à Dehli, et c’est le seul pays du sous-continent à être une démocratie laïque. Je m’y sens relativement en sécurité, même si une protection totale est illusoire – que feraient quelques policiers contre un attentat à la bombe?
Dans le sous-continent, je suis populaire auprès des gens qui sont novateurs, progressistes et essayent de changer leur vie. Mes écrits les encouragent à penser différemment, et savoir qu’ils les attendent m’encourage et me donne la force de continuer. Je sais aussi qu’au Bangladesh, des gens me soutiennent sans oser le montrer.
Ne pensez-vous pas qu’il soit possible de faire une lecture progressiste du Coran comme de la Bible?
– Mais pourquoi aurait-on besoin de ces vieux livres pour nous apprendre la vie? Je n’ai pas besoin de livres religieux pour savoir ce que sont la bonté, l’honnêteté, le bien et le mal. Un «livre saint» ne devrait pas contenir quoique ce soit de négatif. Or pas un seul d’entre eux n’est exempt d’injustices envers les femmes. Elles y sont considérées comme des êtres inférieurs qui n’ont pas droit à la parole. Essayer d’interpréter autrement ces «livres saints» est une façon de cacher ce qu’ils ont de réellement mauvais, de minimiser la violence de certains passages. Notre éducation, notre compréhension et les lois laïques d’une démocratie sont suffisantes pour faire comprendre aux gens la différence entre le bien et le mal. Si l’on suivait aujourd’hui, en démocratie, ce que prescrivent la Bible ou le Coran, on serait puni légalement.
Que pensez-vous de la situation des femmes en Occident? Le féminisme occidental vous a-t-il inspirée?
– J’admire les deux premières vagues féministes européennes – les suffragettes qui se sont battues pour le droit de vote, puis les femmes qui ont lutté pour l’égalité des droits dans les années 1960 et 1970. Aujourd’hui, le nouveau féminisme profite des droits obtenus par ces pionnières, mais tend à faire d’inquiétants compromis avec le système dominant masculin. Il faut prendre conscience de ce recul et le combattre, car rien n’est jamais acquis. Les femmes occidentales sont toujours victimes de violences domestiques, violées et considérées comme des objets sexuels. Et les nouvelles féministes font parfois le jeu des hommes, notamment quand elles pensent qu’être un objet sexuel est une bonne chose et dévoilent leur corps, ou quand elles soutiennent la prostitution.
Croyez-vous au changement ou êtes-vous plutôt pessimiste?
– Les mentalités changent, même si cela prend du temps. Il y a cent ans, il était tout à fait admis de battre une femme. Aujourd’hui, les gouvernements élaborent des lois contre la violence domestique, pour l’éducation des filles, et le viol dans le mariage est condamné. Légalement, les hommes ne peuvent plus faire n’importe quoi aux femmes, c’est critiqué partout dans le monde et on s’accorde sur l’idée de l’égalité: c’est bon signe. Le Coran dit par exemple qu’un mari peut battre sa femme: les croyants assurent que le livre ne veut pas cela et qu’il faut chercher une autre interprétation, une autre traduction… c’est positif. Essayer d’interpréter différemment ces parties du Coran signifie qu’on les condamne.
ANNE PITTELOUD
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