Un bleu qui a du Vercors
La révélation a eu lieu la semaine dernière au beau milieu du parc du Vercors, perché entre Isère et Drôme. Trois fromages de la ferme de la Bourrière (1) posés sur une grosse pierre grise mangée par les lichens et réchauffé par le soleil de midi. On entame un morceau de servagnet, un gruyère parfumé comme un pré fleuri et baptisé du nom de l’un des innombrables lieux-dits du val de Méaudre (2) qui s’étire doucement entre vastes prairies et pentes boisées, à une trentaine de kilomètres au-dessus de Grenoble. Puis on se coupe une tranche généreuse de bleu du Vercors-Sassenage qui nous conquiert avec son petit goût de noisette, sa pâte persillée onctueuse et relevée à la fois. Et enfin, on se régale d’une pointe de miaulante, la version au long cours du bleu du Vercors en terme d’affinage et qui réveillerait les papilles d’un condamné aux fromages en tube.
Lichettes. On prolonge cette tuerie en coupant de fines tranches d’une jolie baguette brune et dorée acheté chez le boulanger de Méaudre et sur lequel on dépose nos trésors fromagers. Sont-ce ces lichettes de bonheur ? Cette brise fraîche caressant le val ? Ou bien ce chemin creux de pierres et d’herbes rases sillonnant les pâtures ? On se dit que face à une telle symbiose entre le présent manger et le paysage, il faut bien arpenter un peu le ventre de la montagne pour compléter la dégustation.
Ainsi, deux heures sonnent au clocher de Méaudre quand on s’engage sur un chemin lauzé, du nom de ces grandes pierres plates taillées dans le calcaire du Vercors et qui servent traditionnellement à délimiter les parcelles et les sentiers. On les aperçoit aussi sur les murs pignons de quelques maisons anciennes où les lauzes protègent des intempéries en dessinant de curieuses marches bordant les toits. Au détour d’un petit pont, on voit une nuée de truitelles qui s’égayent dans le Méaudret, un ruisseau indolent serpentant dans des prairies marécageuses où fleurissent d’imposantes touffes de populage des marais qui ressemblent à de gros boutons d’or. Plus loin, c’est la multitude des fleurs de pissenlits qui enflamme le val dans cet après-midi silencieux et paisible. On s’arrête devant la façade claire de la ferme de la Balme. C’est une grosse bâtisse percée de petites fenêtres, couverte de larges toits qui s’étirent presque jusqu’au sol et affublée d’un four à pain ventru. Un carré de jardin et un vieil orme dénudé complètent cette autarcie ancienne. On se rapproche des pentes boisées où la frondaison tendre des feuillus au printemps et les pointes sombres des résineux composent un délicat camaïeu de verts sous le soleil. On grimpe un raidillon où les pas crissent sous les feuilles mortes avant d’atteindre une vierge sculptée dans une pierre tendre et blanche. Puis le chemin s’engage sur un large tapis de mousse et de buissons de myrtilles sous de grands sapins qui grincent dans le vent. Là-haut à 1 235 mètres, on croise une autre bondieuserie avec la croix Servagnet. En redescendant, on entend sonner quatre heures au clocher de Méaudre. Le sentier qui mène à la ferme de la Bourrière est à un jet de cailloux.
Mais le mieux est d’y revenir à l’aube, quand il faut encore gratter le givre et que le ciel se fait rosé et laiteux. A la Bourrière, Jean-Charles Didier fait le fromage ; son fils Laurent achève la traite. Trente-cinq vaches montbéliardes ; de l’herbe et du foin récolté sur 50 hectares pour les nourrir et 180 000 litres de lait par an transformés à la ferme. «La qualité du fromage se joue au moment de l’alimentation, affirme Laurent en distribuant du foin minutieusement dosé, on commence par leur donner le foin qui a été récolté le plus tardivement, car c’est le plus fibreux pour faire fonctionner la panse de la vache. Puis on donne le foin précoce. L’idée, c’est de corriger le moins possible l’alimentation des bêtes, donc il faut qu’elles digèrent bien.» A 7 h 30, autour du rituel du petit-déjeuner, on en vient à l’histoire du bleu du Vercors-Sassenage dont on trouve des traces dans ce massif depuis le Moyen Age. Longtemps, il permit aux fermiers de transformer le lait qu’ils ne pouvaient transporter ailleurs en raison de la rudesse du climat et de l’isolement géographique. Le fromage était ensuite collecté par des coquetiers qui faisaient aussi commerce d’œufs, de beurre, de veaux et de chevreaux en les revendant à Grenoble sur les marchés. Mais au XXe siècle, le bleu a bien failli déserter les fermes quand la collecte du lait s’est imposée. Jean-Charles Didier fut l’un des pionniers dans le retour de cette fabrication fermière désormais assurée par dix exploitations et l’obtention en 1998 de l’appellation d’origine contrôlée (AOC) bleu du Vercors-Sassenage. «On a travaillé deux ans pour mettre au point le bleu fermier, raconte Jean-Charles Didier. Au début, c’était la galère, il n’y avait pas beaucoup d’écrits et de mémoire sur le sujet.»
Moules. Ce matin, le fermier se partage entre deux cuves de lait où il va fabriquer deux meules de gruyère et sept de bleu. Dans cette atmosphère humide et chaude, on le regarde trancher le lait qui vient de cailler puis brasser à la main à plusieurs reprises le contenu des cuves. Il jette un cube de caillé sur le dessus de sa main. «S’il rebondit, c’est bon, s’il s’écrase, c’est qu’il faut brasser encore.» Sans attendre, Jean-Charles remplit les moules du bleu du Vercors. Ce soir, il les salera une première fois. Puis une seconde demain, avant de les entreposer deux, trois jours dans une salle de ressuyage où le fromage démarrera sa flore extérieure avant de séjourner au moins trois semaines en cave. A deux reprises, le fromage sera piqué avec des aiguilles pour l’oxygéner et faire naître les moisissures. «Le bleu, c’est compliqué. On arrive jamais à sortir deux fromages avec un persillage identique. Moi, je l’aime quand il est doux, suffisamment persillé et fondant en bouche.»
Pour célébrer le bleu du Vercors, voici deux recettes de Vincent Mayousse, de l’hôtel-restaurant du Col de l’Arc (3). Le cake au bleu du Vercors : il faut 350 g de bleu du Vercors-Sassenage ; 5 œufs; 180 g de farine; 1 pincée de sel ; 25 cl d’huile végétale ; 25 cl de lait entier ; 1 demi sachet de levure ; 1 tranche épaisse de jambon en dés ; du poivre du moulin. Tamiser la farine et la levure, battre au fouet avec les œufs, le sel, l’huile et le lait, le poivre afin d’obtenir une pâte lisse. Incorporer le bleu du Vercors-Sassenage et le jambon. Verser dans un moule à cake beurré. Mettre au four à 180°C pendant une heure. Laisser refroidir et démouler le cake.
Vous pouvez aussi réaliser des escalopes de poulet au bleu du Vercors. Pour huit escalopes de poulet, il faut 8 tranches de bleu du Vercors-Sassenage ; 8 cuillères à soupe de crème fraîche. Pour la sauce 100 g d’échalotes ; 10 cl de vin rouge de Châtillon-en-Diois (4) ; 10 cl de vinaigre ; 30 g de fond de veau. Préparation de la sauce : faire revenir les échalotes au beurre. Les faire réduire de moitié dans le vin et le vinaigre et rajouter 30 g de fond de veau puis porter à ébullition. Préparation du plat : faire revenir au beurre les escalopes de poulet. Les disposer dans un plat à gratin avec une petite louche de sauce de vin précédemment préparée et une cuillère de crème fraîche. Poser sur chaque escalope une tranche de bleu du Vercors-Sassenage. Mettre au four à 200°C (7 à 8 minutes). Servir après avoir saupoudré de persil haché. Le bleu du Sassenage est aussi un bonheur à la manière d’une raclette.
JACKY DURAND
(1) Ferme de la Bourrière, 38112 Méaudre Tél. : 04 76 94 27 02.
(2) Fête du bleu du Vercors-Sassenage à Méaudre les 30 et 31 juillet.
(3) 38250 Lans-en-Vercors - Tél. : 04 76 95 40 08.
(4) Vin d’appellation d’origine contrôlée produit dans la haute vallée de la Drôme.
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