Imaginer et résister, pour un nouvel esprit de l’utopie.
Y-a-t-il de la place pour de nouvelles utopies ?
Résister. Chacun sait bien ce que cet impératif veut dire pour lui et autour de lui. Résister à l’insécurité sociale galopante, au naufrage de l’ethos public, au court-termisme, à l’ivresse marchande, à la société du mépris, à la corruption des institutions. Résister à la «droitisation» du monde en un mot. Certes, mais pas seulement. Car nul ne pourrait penser qu’il suffirait de retourner au capitalisme des années 1960 pour arranger les choses, comme s’il ne s’agissait que d’un phénomène de déclin à enrayer. On ne peut en effet ériger la seule défensive - y compris de l’environnement - en une vision d’avenir. Il faut donc aussi imaginer. Sinon la résistance s’émousse et se mue en résignation crispée, en réaction intégriste ou en désenchantement dépressif.
Mais de quelle utopie avons-nous besoin ? Car l’expérience nous invite à la circonspection, tant de catastrophes et d’horreurs ayant suivi dans l’histoire récente la promesse des lendemains qui chantent. Comment alors sortir de la nasse, autrement qu’en agitant le spectre d’un soviétisme miraculeusement régénéré et débarrassé de sa propension totalitaire ?
Les utopies classiques ont été des utopies du modèle, proposant des réorganisations du monde clefs en main. Au XIXe siècle, Cabet décrivait par exemple les conditions d’une vie idéale en Icarie. Mais c’était au prix de la vision d’un monde hiérarchisé, qui présupposait la vertu des hommes et leur parfaite intériorisation des contraintes collectives. D’où la dénonciation par nombre d’ouvriers de l’époque d’un «communisme de caserne». A ces naïves utopies d’en haut, effectivement lourdes de menaces, il faut substituer des utopies d’en bas, fondées sur des expérimentations décentralisées et innovantes dans tous les domaines. Le nouvel esprit de l’utopie est là celui d’un combat pour les rendre possibles : il est d’explorer des voies inédites, d’oser essayer ce qui ne l’a pas encore été.
Le nouvel esprit de l’utopie, est ensuite de l’ordre d’une discipline intellectuelle. Il consiste d’abord à rompre avec les conformismes. Penser à neuf, c’est produire une nouvelle critique sociale qui ne se limite pas à dénoncer de façon globale le néolibéralisme ou à stigmatiser le capitalisme financier. Il faut analyser de façon beaucoup plus fine et opératoire tous les mécanismes qui conduisent à faire accepter les inégalités, à réduire les liens de confiance et à modifier en profondeur les représentations sociales de l’égalité. C’est en effet la structure même de la société et son fonctionnement interne qui font problème. Il consiste en second lieu à produire une pensée lisible du long terme. La difficulté est en effet aujourd’hui que l’évocation de la gravité des problèmes du long terme n’entraîne pas de changement suffisant des comportements. Il faut rendre pour cela plus sensible, plus immédiat, le long terme comme question du présent.
Le nouvel esprit de l’utopie, c’est enfin de compter sur les possibilités de la démocratie et de faire fond sur ses difficultés. C’est là encore rompre avec les utopies anciennes, qui suspectaient au fond toujours le peuple de ne pas être à la hauteur de sa tâche historique. Le problème est qu’il y a derrière cette vision l’idée d’un monde harmonique et unifié, dès lors qu’il aurait été débarrassé de ses puissances maléfiques, exploiteurs ou maîtres indignes. Or la difficulté de la démocratie est qu’elle se lie à l’expérience de divisions sociales et de conflits transversaux, intérieurs au corps même du social. Difficulté qui constitue son objet. Si le peuple est le souverain, il est en effet toujours divisé, problématique. Il doit être construit par la discussion, la confrontation, entre conflits et négociations. Il faut donc, pour aimer la démocratie, la compliquer, et s’attacher à lui donner consistance contre tout ce qui prétend la réduire à la légitimation électorale. C’est là le cœur de l’utopie qu’il faut faire vivre.
PIERRE ROSANVALLON
Historien, professeur au Collège de France.
Pierre Rosavallon, venant en vacance en famille à Recoubeau est connu des Diois.
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